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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Traut (dite Griess-Traut), Virginie (Marie).
Article mis en ligne le 24 juin 2013
dernière modification le 26 juin 2022

par Desmars, Bernard

Née le 18 octobre 1814 à Colmar (Haut-Rhin), décédée le 9 décembre 1898 à Colombes (Seine, aujourd’hui Hauts-de-Seine). Actionnaire de nombreuses entreprises fouriéristes. Oratrice lors de banquets fouriéristes dans les années 1890. Militante et dirigeante de plusieurs associations féministes et de société pacifistes. Epouse de Jean Griess (Griess-Traut).

Virginie Traut naît à Colmar dans une famille de la bourgeoisie protestante, son père étant directeur des messageries. Si les conditions précises de son adhésion au fouriérisme sont inconnues, on peut relever

La Rénovation, 31 décembre 1898

d’une part la présence à Colmar sous la monarchie de Juillet d’un groupe phalanstérien très actif autour du Dr Jaenger, et d’autre part son séjour dans le Doubs, en 1843, chez son frère Charles Traut, disciple de Fourier. Paul de Boureulle, qui la rencontre alors, observe qu’elle est déjà phalanstérienne [1].

De Colmar à l’Algérie

Elle se marie le 7 avril 1849 [2] avec Jean Griess, voyageur de commerce, propagandiste phalanstérien dans l’Est de la France et représentant à Colmar de l’Union agricole d’Afrique, colonie agricole d’inspiration fouriériste fondée en 1846 et installée dans la province d’Oran. Chacun des deux époux adopte désormais le nom de Griess-Traut. Aucun enfant ne naît de cette union, mais le couple, d’après Edmond Potonié-Pierre, aurait élevé un ou des neveux (ou nièces) de Jean [3].

En ce même printemps 1849, les Griess-Traut quittent la France pour l’Algérie où ils passent environ 25 ans de leur vie tout en conservant leurs convictions fouriéristes. Ils envisagent d’abord une installation à Mers-el-Kébir, puis à Arzew, mais s’établissent finalement à Oran où ils tiennent une maison de commerce [4] ; ils suivent activement la situation de l’Union agricole du Sig. Virginie Griess-Traut souscrit pour la réalisation d’une bannière aux couleurs de l’Union, envoie des graines et des plantes [5]

Dans les années 1860, le couple vit à Alger ; il reste en contact avec les fouriéristes français, souscrivant au capital de la Librairie des sciences sociales [6], soutenant financièrement divers essais sociétaires (le Ménage sociétaire de Condé [7], la Société de Beauregard [8], la Maison rurale de Ry [9], le Cercle parisien des familles [10]) et entretenant des relations épistolaires avec leurs fondateurs ; lors de séjours en Europe, les Griess-Traut visitent le Familistère de Guise créé par Godin [11] ; ils sont amis du fondateur de la Société de Beauregard, Henri Couturier. A Alger, ils réunissent un petit groupe phalanstérien et s’efforcent de constituer des commerces (boulangerie, épicerie) sociétaires ainsi qu’une mutuelle. En 1867, elle écrit à l’organe fouriériste La Science sociale pour signaler « la création et l’ouverture à Alger, depuis le 15 novembre, d’un jardin d’enfants, méthode Froebel » ; elle ajoute : « Il y a des années déjà que nous poursuivons ce projet, mon mari et moi, nous sommes donc d’autant plus heureux d’avoir enfin pu atteindre notre but que le succès semble complet » [12].

En 1870, alors la guerre franco-prussienne vient de commencer, elle fait insérer dans Les Etats-Unis d’Europe un « appel aux femmes » où elle dénonce les combats et appelle « [ses] sœurs » à se lever contre « cet horrible sacrifice de vies humaines : « sortons de cette attitude passive où nous sommes retenues » écrit-elle sans cependant proposer des véritables moyens d’action [13]. Dans les années suivantes, le couple Griess-Traut envoie de l’argent aux responsables du périodique pacifiste afin qu’il puisse continuer sa propagande [14].

Revenus en Europe en 1874 ou 1875, ils vivent alors quelque temps en Suisse et animent en 1875 et 1876 les anniversaires de la naissance de Fourier avec les membres du « groupe phalanstérien » de Zurich [15] ; ils s’installent à Paris en 1876 ou 1877. Leur militantisme s’oriente dans trois domaines, en réalité intimement liés entre eux : le féminisme, le pacifisme et le fouriérisme. Même si les deux époux partagent les mêmes engagements, l’action personnelle de Virginie Griess-Traut devient plus visible dans la presse, cela avant même la mort de son mari en 1882.

Engagements féministes

En 1878, elle rédige un « Manifeste des femmes contre la guerre », signé notamment par Christine Lazzati-Rossi, Marie Goegg, Louise de Virte, Mathilde Hunziker [16] ; la même année, elle prend la parole lors du Congrès du droit des femmes, et, à l’issue de la manifestation, fait partie de la commission internationale (aux côtés, pour la France, de Maria Deraismes et Léon Richer) chargée de préparer le congrès suivant [17].

Elle fait partie de plusieurs groupes féministes : vice-présidente de la Société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits (présidée par Maria Deraismes, puis par sa sœur Anna Féresse-Deraismes), elle appartient à la Ligue française pour le droit des femmes (fondée par Léon Richer et présidée au milieu des années 1890 par Marie Pognon), à la Solidarité des femmes, d’Eugénie Potonié-Pierre, et à la Fédération des groupes féministes [18].

Elle publie quelques articles où elle dénonce les discours sur l’infériorité intellectuelle des femmes [19] ainsi que l’attitude de certains républicains anticléricaux, qui dénoncent les privilèges du clergé, mais oublient de dénoncer les iniquités subies par les femmes [20]. En 1883, elle signe avec Maria Deraismes et Louise David une pétition que le parlementaire fouriériste Henri Couturer dépose sur le bureau de la Chambre des députés, en faveur du droit de vote des commerçantes lors de l’élection des membres des chambres et des tribunaux de commerce [21]. Elle participe à plusieurs congrès féministes (elle est vice-présidente lors de celui de 1889 [22]. Elle fait partie des quatre candidates (avec Maria Deraismes, Léonie Rouzade et Clémence Royer) présentées pour les élections législatives de 1893 par la Solidarité des femmes [23] ; bien que d’accord sur la démarche – c’est-à-dire la candidature de femmes aux élections – elle refuse d’y participer, de même que les autres femmes : « trop vieille, elle craint de ne pouvoir remplir les devoirs que lui imposerait le soutien de sa candidature » [24].

Outre ses interventions lors des réunions et congrès féministes, elle apporte sa signature lors de pétitions et participe à de nombreuses manifestations publiques (inauguration de la rue Maria Deraismes en 1895 [25], obsèques de militantes) au cours desquelles elle prend fréquemment la parole.

Elle est aussi membre de la Fédération abolitionniste contre la prostitution – et prend la parole lors d’un congrès en 1896 pour demander l’abolition du système réglementariste qui encadre la prostitution – et de l’Œuvre des libérées de Saint-Lazare, une société de patronage fondée en 1870 pour accueillir des femmes sortant de prison.

Le combat pour la paix

Le mouvement pacifiste français et européen se restructure à la fin des années 1880 et au début des années 1890, autour de différentes associations, des congrès de la paix qui se tiennent régulièrement à partir de 1889 et d’institutions comme le Bureau international permanent de la Paix situé à Berne à partir de 1892. Virginie Griess-Traut, sans jouer un rôle de premier plan, participe à plusieurs congrès de la paix en Europe, y intervenant parfois ; elle adhère à plusieurs sociétés pacifistes, qui ont pourtant entre elles quelques divergences sur la façon d’arriver à la paix : ainsi, elle est membre de la Ligue internationale de la Paix et de la Liberté, fondée en 1867 par l’ancien saint-simonien Charles Lemonnier, mais siège en même temps au conseil d’administration de la Société française pour l’arbitrage entre les nations (qui naît en 1889 de la transformation de la Ligue internationale et permanente de la Paix) présidée par le député libéral Frédéric Passy, et au comité de la Société de la Paix perpétuelle par la justice internationale fondée en 1889 par le fouriériste Hippolyte Destrem ; elle préside l’Association des femmes pour la paix (ou Union internationale des femmes pour la paix) et est vice-présidente de la Société de la Paix par l’éducation [26]. Et à sa mort, elle lègue 30 000 francs au Bureau permanent de la Paix à Berne.

Deux thèmes retiennent particulièrement l’attention de V. Griess-Traut Tout d’abord, reprenant une idée de Fourier, elle défend la « transformation des armées guerrières destructives en armées pacifiques productives » dans un texte d’abord placardé dans les rues de Paris en 1889, puis imprimé dans des journaux et sous forme d’une brochure que son auteur envoie à plusieurs parlements de pays européens ainsi qu’à des sociétés pacifistes [27].

Sa seconde préoccupation concerne l’établissement du latin comme langue internationale [28]. Le congrès de la paix de Budapest en 1896, auquel elle a soumis ces deux propositions, les renvoie à deux commissions spécialisées chargées de leur examen dans la perspective du congrès de Hambourg (1897) qui repousse celle sur la transformation des armées, l’autre n’ayant semble-t-il pas été discutée [29].

Elle conjugue souvent ses engagements féministe et pacifiste, en lançant des appels à l’action des femmes en faveur de la paix. En 1895, elle signe avec Eugénie Potonié-Pierre, Maria Pognon et Paule Minck et d’autres femmes un texte adressé « aux mères, sœurs et femmes allemandes », afin qu’elles rejoignent l’Union internationale des femmes pour la paix, organisation créée par des Anglaises et des Françaises, afin d’aller vers « la concorde internationale et le désarmement » [30].

Convictions fouriéristes

En effet, les engagements pacifistes et féministes s’inscrivent dans la perspective de l’Harmonie phalanstérienne à laquelle Virginie Griess-Traut n’a pas renoncé ; et lors des manifestations fouriéristes, elle développe volontiers des thèmes féministes et pacifistes. Lors des banquets du 7 avril commémorant la naissance de Fourier, elle intervient pour rappeler « les droits de la femme, méconnus sous tous les régimes et énergiquement affirmés par Fourier » et porte un toast à « Charles Fourier, les femmes reconnaissantes » [31].

Continuant à s’intéresser à l’avenir de l’Union agricole d’Afrique, elle fait partie de ceux qui soutiennent la création des « Orphelinats agricoles d’Afrique », une œuvre philanthropique fondée par son ami Henri Couturier afin d’éviter la liquidation de l’essai sociétaire fondée à la fin des années 1840 à Saint-Denis-du-Sig (elle était déjà membre de l’Adoption, une société créée par Marie-Louise Gagneur, qui est absorbée par la Société des Orphelinats agricoles) ; elle fait partie des « dames patronnesses » de la nouvelle association et fonde même une bourse pour un orphelin, en souvenir de son mari [32] ; en 1884, elle entre au conseil d’administration de la société [33]. Après la fermeture de ces Orphelinats, elle continue à participer aux assemblées générales des actionnaires de l’Union agricole [34]. Mais en 1897, dans une lettre publiée par L’Émancipation, la revue de l’École de Nîmes, elle parle d’un « échec complet » de l’Union agricole, malgré les atouts que présente sa « magnifique propriété » ; elle impute cet insuccès « au milieu ambiant de la première heure, [à] l’incompétence des non-professionnels aggravée de l’insolidarité de l’élément ouvrier » [35].

En 1885, alors que l’École sociétaire reconstituée dans les années 1860 est menacée de disparition, quelques militants fouriéristes se réunissent pour tenter de reconstituer une organisation phalanstérienne ; V. Griess-Traut s’y rallie l’année suivante [36] ; elle s’abonne à La Rénovation, la revue publiée à partir de 1888 par le nouveau groupe phalanstérien dirigé par Hippolyte Destrem, et y fait paraître quelques articles. Elle participe d’ailleurs régulièrement aux activités de l’Ecole, et est en particulier très assidue aux banquets annuels qui commémorent la naissance de Fourier (elle en préside plusieurs, entre 1888 et 1898, et y prononce des discours presque tous les ans). Elle déploie beaucoup d’énergie et apporte 3 000 francs pour l’érection d’une statue de Fourier à Paris (celle-ci est inaugurée quelques mois après la mort de V. Griess-Traut, en juin 1899). Alors que dans la seconde moitié des années 1890, l’École se divise en deux courants, l’un partisan de la réalisation d’un essai sociétaire, l’autre favorable à l’activité propagandiste, elle reste avec le second, dirigé par Alhaiza, malgré l’intérêt manifesté avec son mari pour les expérimentations sociétaires dans les décennies précédentes. Et, souhaitant assurer l’avenir d’un mouvement phalanstérien vieilli et affaibli, elle octroie en 1897 au groupe de La Rénovation un capital de 50 000 francs dont la rente doit être utilisée pour propager les idées de Fourier ; c’est d’ailleurs ce don qui permet à La Rénovation de prolonger sa parution jusqu’en 1922 pour un lectorat très réduit. Dans l’immédiat, ce don attire l’attention de la presse sur le mouvement fouriériste, et plusieurs journaux consacrent des articles à Virginie Griess-Traut et au mouvement phalanstérien [37].

La diversité des engagements

Virginie Griess-Traut participe aussi au mouvement libre penseur, même si son action y est plus discrète [38]. Mais on la retrouve encore dans un comité fondé en 1892 pour secourir les victimes de la famine en Russie [39] et elle prend la parole lors d’une conférence des « Œuvres et Institutions et féminines chrétiennes et philanthropiques » réunie à Versailles en 1896 [40].

Dans ces différents engagements, V. Griess-Traut ne s’impose pas à la tête d’un courant particulier ; elle ne suscite pas elle-même d’organisation et ne fonde pas de périodiques. Elle intervient par la parole et par l’écrit, par son dévouement et ses contributions pécuniaires, malgré la modestie de ses moyens. Pour accroître sa participation financière, elle vit d’ailleurs dans des conditions très modestes, presque ascétiques, selon ses amis, dans un petit appartement dont le salon est orné d’un portrait de Fourier, d’un dessin représentant le futur phalanstère et de deux photographies du Familistère créé par Godin à Guise [41]. L’âge et l’austérité de son mode de vie provoquent une détérioration de sa santé et elle meurt le 9 décembre 1898 à Colombes (Seine). A l’issue de son incinération, au Père-Lachaise, des allocutions sont prononcées par quelques-uns de ses condisciples fouriéristes (Noirot, Textor de Ravisi), par des représentants de sociétés philanthropiques (Mme Bogelot, présidente de l’Œuvre des libérées de Saint-Lazare) et par plusieurs dirigeants des mouvements féministes (Maria Pognon, de la Ligue française pour le droit des femmes ; Marie Bonnevial de l’Égalité ; Mme Féresse-Deraismes, de la Société pour l’amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits) et pacifistes (Charles Richet, vice-président de la Société pour l’arbitrage entre les nations, et Emile Arnaud, de la Ligue internationale de la paix et de la liberté) [42].

Au congrès du droit des femmes, en 1900, Maria Pognon, présidente de la Ligue pour le Droit des femmes, rappelle ainsi le souvenir

de notre doyenne Mme Griess-Traut, que j’appelais ma marraine en féminisme, car si j’ai pu rendre quelques services à la cause, c’est à elle que je le dois. C’est sa volonté tenace, en effet, qui força la mienne et, m’obligeant à vaincre ma réserve toute féminine et toute traditionnelle, me poussa à exprimer, à haute voix, mes opinions et mes critiques de la conduite des hommes à notre égard.

Mme Griess-Traut était une femme de grand cœur, qui se privait de tout confort, pour donner aux autres ; elle travaillait sans cesse au progrès de l’humanité et avait surtout donné pour but à ses efforts la substitution de l’arbitrage à la guerre ; elle rêvait la transformation des armées guerrières destructives en armées pacifiques productrices, et âgée de plus de 80 ans, alors que les vieillards ne songent qu’à se reposer, elle envoyait le programme de cette réforme à tous les membres de tous les Parlements d’Europe ; elle collaborait à diverses revues ou journaux et toutes ses heures étaient tellement prises par le travail qu’elle n’eut jamais le temps de songer à elle-même » [43].