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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

36-54
L’utopie et la "deuxième révolution américaine"
Le mouvement fouriériste aux Etats-Unis, 1840-1860
Article mis en ligne le 10 avril 2017
dernière modification le 28 mars 2017

par Guarneri, Carl J.

Durant les années 1840, les fouriéristes se voulurent une « troisième voix » dans le débat intense sur le développement social des États-Unis, rejetant à la fois le système de libre main-d’œuvre des capitalistes nordistes et le système esclavagiste du Sud au profit d’une « Deuxième Révolution américaine » de type coopératif. En dépit de son surprenant impact, ce défi des fouriéristes échoua du fait de l’échec de leurs expériences communautaires et de leur absorption par la croisade anti-esclavagiste qui amena la guerre de Sécession.

À plusieurs occasions, Charles Fourier exprima son espoir de voir la jeune nation américaine « réaliser » un phalanstère d’essai, mais il ne vécut pas assez longtemps pour être le témoin de l’énorme enthousiasme suscité dans ce pays par sa théorie de réorganisation sociale [1]. Le nom de Fourier était sur toutes les lèvres, de l’Atlantique au Mississippi, et le nombre des expériences économiques ou sociales se réclamant du fouriérisme (ou de « l’associationnisme ») y fut plus élevé qu’en France même. En 1840, trois ans après la disparition de Fourier, le riche étudiant new-yorkais Albert Brisbane, qui s’était familiarisé avec le « divin code social » à Paris auprès du Maître en personne, publia son traité intitulé Social Destiny of Man (La destinée sociale de l’homme) [2]. L’activité de propagande énergique et durable de Brisbane — dont l’impact se trouva décuplé dès lors qu’il bénéficia d’un éditorial quotidien dans la New York Tribune, la bible des progressistes du Nord — suscita presque du jour au lendemain une explosion d’activité fouriériste. Durant les dix ans qui suivirent l’année 1842, près de trente petits phalanstères furent fondés dans les États du Nord, du Massachussetts à l’Iowa, aux environs des principales villes et près des voies de communication. La plus célèbre de ces communautés, Brook Farm, qui avait été fondée par George Ripley en 1841 pour servir de vitrine au mouvement transcendantaliste et avait attiré dans son orbite des gens comme Hawthome, Emerson et Margaret Fuller, se convertit au fouriérisme en 1844. Celle qui survécut le plus longtemps, la North American Phalanx, accueillit plusieurs exilés français en tant que membres et servit de point de chute à Victor Considerant lorsque Brisbane le convainquit de venir aux États-Unis en 1853.

Toutefois les expériences communautaires ne constituèrent que l’une des facettes du mouvement fouriériste aux États-Unis. Des églises socialistes non-confessionnelles furent établies à Boston, Philadelphie et Cincinnati. Les fouriéristes s’allièrent au mouvement ouvrier naissant en Nouvelle Angleterre et à New York, pour promouvoir des coopératives de production et de consommation. Dans plus de vingt-cinq villes, des « unions » ou des clubs fouriéristes invitaient les socialistes utopiques à venir écouter des conférences, discutaient les idées de Fourier et réfléchissaient à des projets fouriéristes de moindre envergure, comme des magasins coopératifs ou des communautés urbaines. En 1846, ces unions se fédérèrent au sein de « l’Union américaine des associationnistes », dont le quartier général était à New York. Les dirigeants de l’UAA à New York et à Brook Farm décidaient de la ligne politique officielle, centralisaient toutes les informations concernant les phalanstères et publiaient un magazine hebdomadaire intitulé The Harbinger (Le Héraut). Comptant parmi ses collaborateurs réguliers des intellectuels comme Ripley, William Henry Channing, Parke Godwin et Henry James Sr, l’influence du Harbinger fut sans commune mesure avec son tirage de quelques milliers d’exemplaires. Des phalanstères et de l’UAA sortit également un flot de livres et de brochures, près de cent titres au total, qui présentaient à un public déjà sensibilisé aux promesses utopiques du Nouveau Monde et pleinement familiarisé (ainsi que l’avait noté Alexis de Tocqueville) avec l’art de « l’association volontaire », les idées de Fourier sous une forme facilement assimilable et directement applicable à de petites expériences coopératives.

Malgré un départ en fanfare et bien qu’ayant compté jusqu’à 100 000 sympathisants (dont 7000 participants aux expériences de phalanstères), le « nouveau monde industriel » américain mourut en enfance. Dès le milieu des années 1850 tous les phalanstères sauf un avaient disparu, pour la plupart d’entre eux à cause de querelles intestines et d’une trop faible production. Plus aucune des « unions » n’était encore active, le mouvement ouvrier était en plein désarroi, et The Harbinger ainsi que les titres qui lui avaient succédé avaient cessé de paraître. Les quelques Américains qui se réclamaient encore de Fourier apportaient aide et assistance à la colonie fondée par Considerant à La Réunion, laquelle luttait pour sa survie dans la prairie du Texas. Leurs anciens co-religionnaires avaient soit réintégré le monde de la concurrence, soit investi leurs énergies réformatrices dans la lutte contre l’esclavage des Noirs plutôt que contre « l’esclavage du salariat ».

Ce mouvement, si ambitieux, si ésotérique dans son vocabulaire, à la carrière si météorique, a souvent été dénoncé comme une « marotte » ou une « folie » caractéristique d’un public immature à une époque marquée par l’émergence du journalisme populaire, de la littérature sentimentale et des réformes superficielles. Même ceux des auteurs et des historiens qui prennent le fouriérisme américain au sérieux ne l’ont pas analysé pour ce qu’il était vraiment ou en le replaçant dans son contexte élargi. Le résultat a été une série d’études partielles et partiales analysant le fouriérisme américain en relation avec d’autres développements intellectuels et sociaux, ou comme partie intégrante de ceux-ci. Une première approche, dont le pionnier fut Arthur Bestor, considère le fouriérisme comme l’un des épisodes d’une très longue « tradition communautaire » américaine, allant des colonies des sectes religieuses du XVIIIe siècle comme les Moraves et les Shakers jusqu’aux communautés de la « contreculture » des années 1960. De nombreux auteurs socialistes, fidèles à Marx et Engels, appréhendent le fouriérisme aux États-Unis — de même qu’en Europe — comme un précurseur « utopique » du socialisme « scientifique », voué à l’échec du fait du primat accordé à la raison et à la conciliation entre les classes, et digne d’attention seulement dans la mesure où il constituait une anticipation (défectueuse) des formes ultérieures du socialisme. D’autres ouvrages envisagent le fouriérisme américain dans le cadre de la conquête de l’Ouest, du développement du syndicalisme ouvrier, ou de l’essor, durant les années 1840, aux États-Unis comme en France ou en Angleterre, d’un mouvement de réforme petit-bourgeois [3]. Il serait encore possible (et sans doute fécond) d’étudier les fouriéristes américains dans une perspective comparatiste en tant que ramification d’un mouvement propagé au-delà des limites de la France par les écrits de Fourier et ses disciples, jusque dans des contrées aussi dissemblables que la frontière texane ou la Russie de Dostoievsky. Le magnifique ouvrage de John Harrison sur les Owenistes pourrait servir de modèle à une recherche sur les fouriéristes qui passerait en revue et comparerait les « fouriérismes pratiqués » (pour reprendre les termes de Henri Desroche) du XIXe siècle [4].

Mes propres recherches sur le fouriérisme américain m’ont apporté la conviction que sa véritable importance ne tient pas au fait qu’il ait servi de « précurseur » au socialisme marxiste ou à quoi que ce soit d’autre, ni qu’il ait été un « exemple » ou une « ramification » d’une tradition ou d’un mouvement plus vaste. En fait, les fouriéristes américains étaient impliqués de toute leur âme dans un projet plongeant ses racines dans la réalité sociale de leur temps : tenter de susciter une « Deuxième Révolution américaine » qui remplacerait le capitalisme de libre concurrence et la société esclavagiste par des structures coopératives dérivées des projets de Fourier. Soixante ans après que les habitants des colonies eurent arraché leur indépendance à l’Angleterre, un demi-siècle après que des institutions républicaines eurent été codifiées par la Constitution, de sérieux désaccords existaient quant au développement social futur des États-Unis. Le fouriérisme fit irruption dans la vie publique américaine en tant que protagoniste à part entière dans cet épisode central de notre histoire nationale : la lutte concernant le devenir de la société américaine durant la période marquée par les débuts du développement industriel urbain et par la guerre de Sécession.

Entre les années 1830 et les années 1860, l’expansion nationale rapide et le décollage du capitalisme industriel mirent pleinement en lumière le chemin déjà parcouru par les États-Unis depuis la République agrarienne des Pères fondateurs, et forcèrent l’Amérique jacksonienne à réexaminer les idéaux sociaux dont elle avait hérité. Les fouriéristes furent l’une des voix qui s’élevèrent dans les États du Nord pour avancer des interprétations contradictoires quant à la nature et au devenir de la société américaine. Mais au fur et à mesure que les tensions devenaient plus intenses entre le Nord et le Sud à propos de l’esclavage et autres questions connexes, les voix dissidentes se trouvèrent noyées dans chacune des deux régions. Dès le début des années 1850, les citoyens américains n’étaient plus confrontés à une multiplicité de visions sociales, mais à un choix rigide entre deux types de société incompatibles : la première entreprenante, en pleine industrialisation et concurrentielle ; la seconde stable, agrarienne, et esclavagiste. La rivalité déboucha sur une guerre entre le Nord et le Sud ; le sort des armes scella l’issue des conflits relevant de l’économie politique. La victoire de l’Union sous la direction de Lincoln représenta la victoire de l’idéologie de la société de libre main-d’œuvre à laquelle le Parti républicain avait rallié les nordistes. L’idéologie nationaliste s’était rétrécie jusqu’à n’être plus qu’une célébration du capitalisme et avait assuré son hégémonie à travers sa victoire militaire.

On était loin de la révolution sociale pacifique que les fouriéristes avaient envisagée. On se rapprochait en fait davantage de la « Deuxième Révolution américaine » décrite en 1927 par le célèbre historien Charles Beard, lorsqu’il analysa la guerre de Sécession comme un « cataclysme social qui vit les capitalistes, les ouvriers et les fermiers du Nord et de l’Ouest chasser du pouvoir et du gouvernement national l’aristocratie des plantations sudistes. » Beard, un progressiste « réaliste » était plus anti-affairiste qu’anticapitaliste et, derrière l’usage superficiel qu’il faisait de la terminologie marxiste, il cachait une profonde sympathie pour les mouvements agrariens et populistes. Toutefois, au cours de la décennie qui suivit, il se forma un groupe d’historiens américains qui, tout en s’appropriant son cadre d’analyse et en se réclamant de lui, formulèrent une interprétation réellement marxiste de la guerre de Sécession. Pour ces derniers, la « Deuxième Révolution américaine » avait été une révolution bourgeoise ayant pour « mission » d’assurer le triomphe du capitalisme à l’échelle de la nation toute entière, préalable nécessaire à son renversement par le prolétariat [5].

Rares sont aujourd’hui les historiens américains qui réduisent le caractère complexe de la guerre de Sécession à la simple formulation marxiste de révolution bourgeoise ; encore plus rares sont ceux qui acceptent la téléologie marxiste voulant qu’une révolution prolétarienne soit immanquablement amenée à lui succéder. Pour ce qui concerne la thèse de Beard, elle a été mise à mal par les études empiriques qui ont mis en évidence l’existence de désaccords au sein de l’élite nordiste au sujet de la sécession, et les effets limités qu’eut en fait la guerre sur la croissance économique. Au cours de ces dernières années, les controverses les plus animées ont porté sur la question de savoir jusqu’à quel point le Sud esclavagiste constituait une société véritablement précapitaliste. Néanmoins, par-delà les controverses sur les infrastructures économiques et les divisions de classe, demeurait l’idée convaincante que la guerre de Sécession représentait le point culminant d’un affrontement idéologique entre deux régions qui définissaient leurs sociétés comme antagonistes parce que reposant sur des systèmes de travail incompatibles [6].

Qu’en fut-il des fouriéristes américains ? Quel rôle le socialisme utopique joua-t-il dans ces développements ? Le drame aigu, et le caractère en apparence inéluctable de la guerre de Sécession a occulté l’étonnante et importante recherche de visions alternatives de l’Amérique qui se déroula à l’intérieur même de la société nordiste durant les années précédant le conflit. Tandis qu’un monde impitoyable marqué par les conflits de classe et la fragmentation sociale remplaçait la société pré-industrielle, des artisans, des réformateurs sociaux, des petit-bourgeois en rupture de ban et, finalement, des socialistes utopiques s’efforcèrent de susciter des mouvements et des idéologies retournant la rhétorique religieuse ou républicaine contre le capitalisme naissant.

Les fouriéristes développèrent avec vigueur leur doctrine conçue comme une « troisième voix » dans le débat sur le devenir de l’Amérique. Rejetant à la fois le système capitaliste du Nord reposant sur l’emploi d’une main- d’œuvre libre et le système sudiste reposant sur l’emploi d’une main-d’œuvre servile, le mouvement communautaire se proposait de les transformer en un système reposant sur le travail coopératif, et de convaincre les Américains que leur mission était de réorienter le développement capitaliste vers l’association phalanstérienne.

« Les maux dont nous souffrons sont SOCIAUX et non POLITIQUES » proclamait Brisbane dans son ouvrage Social Destiny of Man. La Révolution changea la forme du gouvernement, mais laissa intacte les institutions oppressives du Vieux Monde. Sous la démocratie « illusoire » du système politique américain on retrouvait la même purulence propre à la société « civilisée » que Fourier avait condamnée en Europe :

Nous avons le même système d’industrie répugnant, dégradant et injuste qu’en Europe ; le même système de Libre Concurrence ou de fausses rivalités et de luttes envieuses et d’anarchie dans le domaine du commerce et de l’industrie ; le même système de main-d’œuvre employée et salariée ; le même système de commerce complexe, cupide et reposant sur le gaspillage ; la même propriété exclusive des machines par le capital [...] et le même système d’habitations isolées ou séparées [7].

Aux yeux de ces « associationnistes », la critique faite par Fourier de la civilisation expliquait la persistance de la misère aux États-Unis malgré la liberté politique, en rattachant l’existence d’inégalités sociales à une théorie générale de l’organisation de la société. De ce point de vue encore, les tendances du développement social et économique semblaient mener droit à la « féodalité commerciale et industrielle » dont Fourier avait prédit l’avènement. La soi-disant « liberté de la main-d’œuvre » n’avait pas eu pour résultat une prospérité égale pour tous, mais l’existence d’un fossé toujours plus large entre riches et pauvres du fait que les banques et les grandes entreprises avaient toute latitude pour imposer leur contrôle sur l’économie et sur la vie de leurs ouvriers. De plus en plus, « main-d’œuvre libre » signifiait « esclavage salarié » pour des ouvriers tenus en sujétion du fait du contrôle exercé par les capitalistes sur l’industrie et l’agriculture. Davantage familiarisés que Fourier avec la Révolution industrielle et les idéologies ouvrières, ses disciples redoutaient l’imminence d’une « guerre entre producteurs et capitalistes » à moins d’intervenir eux-mêmes [8].

La solution était bien sûr de rassembler plusieurs centaines de personnes issues d’horizons professionnels et sociaux différents dans des phalanstères, communautés pilote qui feraient aux yeux du public la démonstration des vertus et de l’efficacité de la coopération par opposition à la concurrence. Par contraste avec la Civilisation, la vie au sein du phalanstère serait individuellement enrichissante et socialement harmonieuse. Les individus, passant d’une « série » ou d’un « groupe » consacrés au travail et aux loisirs à l’autre seraient stimulés en vue de produire davantage et d’assouvir leurs passions — il s’agissait d’une « industrie attrayante » et non plus d’une « servitude industrielle ». (Toutefois, pour les disciples américains, il n’était pas question d’autoriser la variété au niveau des relations sexuelles.) La coopération serait encouragée par la garantie d’un salaire minimal et la prise en charge en cas d’infirmité, ainsi que par le système complexe élaboré par Fourier d’une division fractionnelle des bénéfices et par la répartition de la propriété sous forme de parts individuelles. Dès qu’ils fonctionneraient, les phalanstères d’essai seraient rapidement imités, si bien qu’une cohorte de communautés coopératives remplacerait pacifiquement l’univers concurrentiel — processus qui constituait une alternative séduisante à une révolution violente aussi bien qu’à des réformes au coup par coup. Parce que leur proposition était de nature non-violente, respectait les droits individuels, et créait des « intérêts harmonieux » entre les classes sociales, les fouriéristes pouvaient assurer à ceux qui les écoutaient que leur doctrine, tout en étant « révolutionnaire » était en même temps « conservatrice » [9].

C’est dans cet idéal d’un pays constellé de phalanstères que les associationnistes voyaient la « vraie » version du Républicanisme américain. Brisbane et ses collègues prétendaient que le fouriérisme concrétiserait le rêve américain en élargissant la notion de liberté, d’égalité et de vertu du champ politique à la société toute entière. Au fur et à mesure que les Américains entreraient dans les phalanstères, l’œuvre de 1776 atteindrait son point culminant par le biais d’une transformation sociale pacifique — une Deuxième Révolution américaine. En constituant un réseau de petites « municipalités » relativement autonomes, les fouriéristes compléteraient le système gouvernemental décentralisé que les Pères fondateurs avaient mis en place. Le communitarisme était une forme de fédéralisme socialiste pouvant être superposé aux institutions américaines existantes. Ainsi, les écrits associationnistes liaient le fouriérisme à une conception alternative du destin national de l’Amérique : « Faire la preuve devant les Nations de la terre [...] que la Fraternité humaine est possible [10]. »

Sanctifié par sa rhétorique nationaliste et se prévalant de plans « scientifiques » ambitieux, le mouvement fouriériste occupa rapidement la première position au sein d’un mouvement communautaire assez large qui avait pris naissance avec des communautés religieuses millénaristes comme les Shakers et des utopistes laïques comme les owenistes. Le projet originel de phalanstère, revu à la baisse par Brisbane pour ne plus accueillir que quelques centaines de membres, devint le plan le plus populaire lors de la grande vague de constitution de communautés des années 1840. A dire vrai, les Américains se ruèrent dans l’Utopie avec une impatience frénétique qui témoignait à la fois de leur insatisfaction par rapport à la « libre société » et de leur soif d’une révolution sociale pacifique. À la fin des années 1830, la conjonction d’une dépression économique qui jeta les ouvriers au chômage, des conséquences des mouvements de renaissance religieuse qui avaient préparé leurs adeptes à mettre en pratique le Christianisme dans leur vie sociale, et d’une vague réformiste qui toucha les classes moyennes (éducation, tempérance, pacifisme) fit apparaître le mouvement fouriériste de « réforme universelle » comme susceptible de répondre simultanément à toutes les attentes.

Après avoir lu les éditoriaux de Brisbane, ou entendu parler des conférenciers locaux, des milliers de personnes se hâtèrent de rejoindre des mini-phalanstères. En 1843, six phalanstères furent constitués aux États- Unis, et l’année suivante pas moins de douze entrèrent en activité. Tous étaient situés dans le royaume de « la libre main-d’œuvre », c’est-à-dire dans les États nordistes, suivant une répartition géographique épousant en général les avancées du capitalisme commercial et l’expansion vers l’Ouest. La plupart n’étaient pas des colonies implantées au niveau de la Frontière, mais résultèrent du départ de citadins résidant dans des villes de l’Est ou du Mid-West vers des sites ruraux généralement situés dans un rayon inférieur à 80 km. Leur fouriérisme était rudimentaire — rares étaient les groupes et les séries, les grands phalanstères, ou les fêtes dispendieuses — mais néanmoins fervent. Presque tous furent organisés sous la forme de sociétés en co-propriété par action, construisirent de modestes « logements unitaires » et tentèrent de mettre sur pied un système de travail et de récompense plus ou moins fouriériste. Les plus importants réussirent à recruter un échantillonnage de membres véritablement représentatif de la société américaine, comprenant des fermiers du Mid-West, et des contingents d’artisans qui constituèrent la majorité numérique au sein des communautés du Nord-Est comme Brook Farm ou le Phalanstère nord-américain.

Dans le cas de la plupart de ces expériences, les arcanes de la théorie fouriériste ne constituèrent pas la difficulté numéro un ; ce fut surtout la période initiale de lancement d’une colonie agricole viable qui fut obérée par une organisation inadéquate et un manque de préparation. Ayant jeté leur dévolu sur des terres bon marché mais peu fertiles, fortement endettées, acceptant trop de membres — lesquels se retrouvèrent forcés de vivre à l’étroit dans des locaux rudimentaires construits à titre temporaire —, incapables de produire des dirigeants ayant davantage l’esprit pratique que Brisbane (lui- même trop occupé à faire de la propagande pour devenir sociétaire d’un phalanstère), la plupart des communautés fouriéristes échouèrent rapidement. Sur les 24 communautés fondées entre 1842 et 1846, 5 survécurent pendant 3 ans, et 2 seulement plus de 5 ans. Confrontés à un tel désastre, les dirigeants fouriéristes tentèrent en 1846 — mais il était trop tard — de redonner au mouvement un nouveau départ, en appelant à une relance lente mais continue des collectes de fonds et des actions de propagande devant déboucher sur l’édification d’un seul grand « phalanstère modèle », à l’image de la réaction des disciples français après l’échec de Condé-sur-Vesgre.

On oublie toutefois souvent que le mouvement fouriériste allait bien au- delà des seuls phalanstères. Une « Union religieuse des associationnistes » (1846-1853) élabora un rituel syncrétique qui unifiait Fouriérisme et Christianisme [11]. « L’Union associative des femmes » (1847-1848), une organisation féministe, organisa la production de travaux d’art et d’artisanat et regroupa des adhérentes dans le cadre d’un système d’assurance mutuelle. Les quelque vingt-cinq « unions » locales se fédérèrent en 1846 au sein de l’Union américaine des associationnistes, fournissant des fonds pour la propagande (un arrangement calqué sur le système de la rente imaginé par les fouriéristes français) et encourageant d’autres projets. La « Ligue industrielle de la Nouvelle Angleterre » (1850-51) œuvra à la promotion des associations ouvrières de production, tandis que l’ « Union protectrice des ouvriers » (1845-1853) organisait des magasins coopératifs. L’existence de ces organisations d’inspiration fouriériste parallèlement aux phalanstères faisait qu’à tout moment les membres et sympathisants du mouvement pouvaient choisir entre ses différentes composantes, dont les formes et le degré d’implication dans le socialisme coopératif variaient, et qui allaient des groupes chargés de collecter des fonds, jusqu’aux coopératives et aux phalanstères eux-mêmes.

Le grand bond qui devait les mener à l’Harmonie ne s’étant pas matérialisé, les associationnistes se retournèrent davantage encore qu’auparavant vers des réformes plus limitées. Dans ses écrits, Fourier avait mentionné ou esquissé des institutions transitoires comme les cuisines communautaires, les fermes modèle, et les comptoirs d’échange de travail ou de crédit ; mais à ses yeux elles ne constituaient qu’un palliatif sans grand intérêt. Comme les disciples français de Fourier, les Américains tentèrent de domestiquer la « Civilisation » en vue d’atteindre le stade du « Garantisme », lequel servirait de marchepied jusqu’au phalanstère. Plusieurs « unions » locales établirent des magasins coopératifs et des plans d’assurance-vie, et quelques-unes firent des plans de « logements unitaires » dans les villes — trente ans avant la construction des premiers immeubles d’habitation collectifs. C’est ainsi que deux groupes à Boston et un à New York vivaient dans de grands logements coopératifs où les membres, mariés ou célibataires, partageaient les tâches domestiques, les repas, les dépenses de loyer, et accueillaient fréquemment causeries et soirées. Ce furent là les premières « communautés » urbaines de l’histoire des États-Unis [12].

C’est dans le mouvement coopératif que se concrétisa de la manière la plus impressionnante cette volonté des associationnistes de promouvoir des réformes de caractère limité. Aux États-Unis comme en France, les fouriéristes jouèrent un rôle-clef pour stimuler la fondation de coopératives ouvrières. A travers leurs publications et leurs clubs, ils encouragèrent, aidèrent financièrement et dans certains cas fondèrent des coopératives de consommation, sous la dénomination d’« Unions protectrices ». A la fin des années 1840, plus de 230 magasins de ce type fonctionnaient effectivement en Nouvelle Angleterre et dans l’État de New York. De retour d’une visite en France durant la révolution de 1848, Brisbane et Charles Dana rapportèrent des informations sur les associations de producteurs qui avaient été fondées par les ouvriers parisiens. Suite à la publicité qu’ils firent à ces dernières, des ateliers coopératifs rassemblant des fondeurs de fer, des tailleurs, des imprimeurs, ou encore des couturières furent organisés à Cincinnati, Boston, Pittsburgh, Providence et New York [13].

Pour réussir dans leur mission visant à susciter aux États-Unis une Deuxième Révolution de type communautaire, les fouriéristes se devaient de bâtir des institutions satisfaisantes, productives et durables. La plupart des mini-phalanstères ne se maintinrent pas assez longtemps pour donner une idée exacte des institutions de type fouriériste ou attirer un flot régulier de nouveaux membres. L’effondrement rapide de ces expériences eut un impact dévastateur sur l’opinion publique. Pour de nombreux observateurs, le fouriérisme se réduisait à un mouvement communautaire, et presque tous considérèrent que ces phalanstères encore balbutiants constituaient une mise en pratique équitable des théories de Fourier, ce en dépit des dénégations constantes des dirigeants fouriéristes. Le résultat fut une désillusion aussi totale que l’enthousiasme l’avait été quelques années auparavant. En 1844, les conférenciers fouriéristes opérant dans l’ouest de l’État de New York faisaient savoir que 20 000 convertis étaient impatients de créer des phalanstères ; trois ans plus tard, ils rapportaient que « le seul mot d’Association est odieux aux oreilles du public, et les malheureuses personnes qui ont rejoint le mouvement avec une hâte frisant la folie ont été ridiculisées jusqu’à ne plus pouvoir le supporter, et se sont retirées hors de la vue de leurs voisins, sans laisser d’adresse. » Dans les Wisconsin, les fouriéristes apprirent qu’ils avaient été rebaptisés « Four-year-ites » (Quatre-années-istes) par les gens du cru bien informés de la durée de vie prévisible de leurs communautés [14].

Les quelques cas qui connurent un semblant de réussite furent ceux où les communautés sélectionnèrent avec davantage de soins leurs membres et avancèrent graduellement dans la mise en œuvre d’un projet fouriériste cohérent. A Brook Farm et dans les phalanstères nord-américain et du Wisconsin, les tâches de travail faisaient l’objet d’une alternance sur la base de groupes et de séries rudimentaires, les opérations agricoles et celles de l’atelier de mécanique s’avérèrent bénéficiaires, et les membres jouissaient d’une atmosphère festive que Fourier aurait reconnue comme un écho atténué de son propre régime d’Harmonie. Au bout du compte, ces communautés succombèrent davantage du fait d’un manque de volonté que du fait des difficultés matérielles ou d’organisation auxquelles elles se trouvèrent confrontées. Dans le phalanstère nord-américain, qui au milieu des années 1850 restait le dernier encore en activité, les membres se séparèrent après qu’un incendie les ait démoralisés en détruisant leur moulin. Un de ses membres confia à un visiteur que la « Société progressait parfaitement grâce [...] aux associations bénévoles, aux chemins de fer, aux navires à vapeur et particulièrement... aux usines, et indépendamment des petites tentatives de cette sorte [les phalanstères] de régénérer l’humanité. » Selon un contemporain, le phalanstère du Wisconsin mourut « à cause de l’amour de l’argent et par manque d’amour pour l’Association. Leur propriété ayant pris de la valeur, ils la vendirent pour réaliser des bénéfices [15]. »

Bien qu’elles aient survécu jusque dans les années 1850, les coopératives eurent elles aussi tendance à perdre leur dimension radicale à mesure que les phalanstères disparaissaient et que leurs propres dividendes montaient. Le succès ne déboucha pas sur la Révolution : il semble que plus les institutions fouriéristes durèrent longtemps et devinrent prospères, plus leurs participants furent tentés de les quitter après en avoir retiré un solide bénéfice. La spéculation foncière, l’esprit individuel d’entreprise, le désir d’acquérir une ferme familiale, la ruée vers l’or constituèrent autant d’éléments qui diminuèrent les chances de réussite des dernières expériences fouriéristes. Avec le retour de la prospérité économique générale et la montée irrésistible de la croisade anti-esclavagiste, le mouvement fouriériste américain se trouva dans l’incapacité de maintenir sa ligne d’opposition globale au capitalisme et de continuer à être une « troisième voix » distincte et incontournable dans le débat sur le devenir de la Nation.

En fait, durant plusieurs années, le mouvement fouriériste avait effectivement exercé une grande influence intellectuelle. Les éditoriaux de Brisbane dans la Tribune avaient pénétré les cercles réformistes ; et il avait personnellement fait connaître la doctrine à des politiciens et à des intellectuels de premier plan. Des journalistes comme Parke Godwin et Horace Greeley laissèrent de côté le militantisme politique pour s’investir dans le réformisme social. Depuis Brook Farm, les idées fouriéristes rayonnèrent en direction de sympathisants transcendantalistes comme Ralph Waldo Emerson, Margaret Fuller et Orestes Brownson. Les féministes Elizabeth Cady Stanton et Mary Gove Nichols visitèrent des phalanstères et eurent recours à des arguments fouriéristes pour justifier leur revendication d’une égalité économique et constitutionnelle de la Femme. Popularisés dans tout le pays, des termes et des catégories d’origine fouriériste dominèrent le discours sur l’émergence de la société commerciale et industrielle, au point que F. O. Mathiessen, un spécialiste de l’histoire littéraire de la « Renaissance américaine » désigna les deux décennies précédant la guerre de Sécession comme « l’ère de Fourier » dans la pensée sociale américaine [16].

Au plan idéologique, la tâche des fouriéristes n’était pas seulement de recruter des adhérents pour leurs essais de phalanstères, mais de discréditer les proclamations optimistes des avocats de la société de libre main-d’œuvre. Cela signifiait apporter la démonstration de la pauvreté spirituelle et de l’inégalité matérielle de la société individualiste. Cela impliquait aussi de persuader les abolitionnistes et leurs sympathisants que l’« esclavage salarié » du Nord était le produit tout aussi pernicieux que l’esclavage des Noirs du « système de la fausse industrie ». Une croisade universelle contre l’oppression subie par le Travail était nécessaire, car sans réforme phalanstérienne, l’émancipation des Noirs les laisserait à la dérive dans la Civilisation, prêts à devenir les laquais des capitalistes. Des études récentes tendent à démontrer qu’en glorifiant le système nordiste de libre main-d’œuvre et en isolant l’esclavage comme un mal exceptionnel, les abolitionnistes légitimèrent effectivement le caractère exploiteur du capitalisme nordiste [17]. En désaccord avec cette manière de voir, les fouriéristes tentèrent au contraire de transformer le courant anti-esclavagiste en soutien pour une révolution communautaire à l’échelle de la Nation toute entière.

Bien qu’ayant réussi à convaincre quelques personnalités abolitionnistes de premier plan, les fouriéristes étaient dès la fin des années 1840 en passe de perdre cette bataille. Alors qu’ils avaient espéré absorber le mouvement anti¬esclavagiste, les associationnistes furent en fait absorbé par lui. La question de l’extension de l’esclavage dans les territoires acquis par suite de la guerre contre le Mexique (1846-48) attira l’attention de la population nordiste. La minorité abolitionniste évolua pour prendre la tête d’une croisade plus modérée mais beaucoup plus populaire contre l’expansion vers l’Ouest de l’esclavage. Idéologiquement, les fouriéristes étaient hostiles au « monopole foncier ». Permettre aux propriétaires d’esclaves d’emmener leurs « biens » dans l’Ouest équivaudrait à ramener l’horloge sociale vers la « Barbarie » au lieu de continuer la marche vers « l’Harmonie ». Dans le combat politique sans cesse plus tendu entre les partisans des « terres libres » et les partisans de l’esclavage, les fouriéristes ne pouvaient que soutenir les premiers cités. Ce faisant toutefois, les fouriéristes se ralliaient à un système politique et social qu’ils avaient encore récemment dénoncé. Dès le début des années 1850, des fouriéristes comme Greeley, Godwin et William Henry Channing désignaient l’esclavagisme sudiste comme le principal obstacle au progrès de l’Amérique, et étaient persuadés du caractère fondamentalement sain du capitalisme nordiste. Godwin participa à la rédaction du premier programme du Parti républicain, lequel réclamait que l’esclavage soit banni des territoires, et Greeley fut personnellement à l’origine du soutien apporté par les Républicains à la distribution gratuite de terres aux fermiers de l’Ouest. Les fouriéristes voyaient désormais dans l’idéologie de libre main-d’œuvre des Républicains les mêmes promesses de société harmonieuse, progressiste et sans classe que dans le socialisme utopique qu’ils avaient eux-mêmes préconisé. En s’opposant à l’extension de l’esclavage et en se faisant les chantres des possibilités économiques offertes par le système de libre main- d’œuvre, les Républicains avaient réussi à transformer l’idéalisme fouriériste contestataire en défense de l’ordre social nordiste.

D’autres forces étaient dans le même temps à l’œuvre pour dissoudre l’opposition idéologique des fouriéristes. Durant les années 1850, le débat entre nordistes au sujet de l’« esclavage salarié » se transforma en controverse Nord/Sud dès lors que les apologistes sudistes de l’esclavage reprirent à leur compte les critiques formulées par les socialistes au sujet de la société de libre main-d’œuvre. L’auteur virginien George Fitzhugh et ses émules utilisèrent des arguments directement empruntés aux fouriéristes pour accuser le capitalisme d’être la pire forme d’esclavage et, à l’inverse, pour présenter l’esclavage sudiste comme « la toute meilleure forme de socialisme » [18]. Non sans quelque ironie, les fouriéristes se retrouvèrent prisonniers d’un débat sur les systèmes sociaux nordistes et sudistes qu’ils avaient contribué à lancer. A mesure que la notion « d’esclavage salarié » devenait synonyme d’apologie de l’esclavage des Noirs du Sud, les fouriéristes eux-mêmes commencèrent à taire leurs critiques du capitalisme.

Pour boucler la boucle (et encore plus ironiquement), le défi des socialistes utopiques, qui prit des formes aussi diverses que les attaques de Brook Farm contre « l’individualisme » et la mise en accusation par Fitzhugh de la « libre société » nordiste, poussa les politiciens et les intellectuels nordistes à élaborer des arguments idéologiques nouveaux et puissants en vue de défendre leur société. Emerson, le plus grand philosophe américain de son époque, développa ses conceptions positives de la self-reliance (fait de ne compter que sur soi-même) et de l’individualisme en réaction directe aux remises en cause de ses amis fouriéristes de Brook Farm. De même l’apologie de la dignité et des chances offertes par l’existence d’une main-d’œuvre libre formulée par Lincoln, que sa propre ascension à partir d’un milieu obscur et pauvre symbolisait, fut rédigée en réaction à la lecture de la critique fouriériste reprise par Fitzhugh.

Il y eut là un processus dialectique plein d’ironie et de conséquences inattendues. Au début des années 1840, les fouriéristes s’étaient joints au débat naissant sur le devenir de l’Amérique pour y jouer le rôle d’une « troisième voix » qui s’opposait à la fois au capitalisme nordiste de libre main-d’œuvre et à l’esclavagisme sudiste. Au cours des années qui suivirent, les fouriéristes jouèrent un rôle-clef dans la lutte qui amena l’émergence du credo national des États-Unis, mais ils échouèrent totalement à en déterminer l’issue. Les idées avancées par les socialistes utopiques étaient devenues des pions dans la controverse Nord-Sud, et contribuèrent à donner naissance au sein du camp nordiste à un nouveau consensus que les associationnistes n’avaient pas prévu.

Lorsque les nordistes prirent les armes pour défendre leur conception d’une société de libre main-d’œuvre, les anciens fouriéristes à de rares exceptions près resserrèrent les rangs pour soutenir l’Union. De nombreux ex- phalanstériens se firent soldats dans l’armée du Nord. Brook Farm fut convertie en camp militaire nordiste durant la guerre, et à Raritan Bay, New Jersey, le plus grand phalanstère jamais construit par les Américains accueillit une académie militaire. Là où s’étaient rassemblés des fouriéristes désireux de promouvoir une révolution communautaire pacifique, furent désormais entraînés des soldats pour que le capitalisme puisse terrasser ses ennemis au terme d’une sanglante guerre civile.

Après la guerre de Sécession, il y eut une modeste renaissance du fouriérisme, qui se traduisit par quelques tentatives émanant de vétérans des croisades précédentes de lancer des coopératives ouvrières, des plans de réforme monétaire et même quelques expériences communautaires. La plus notable fut celle de la colonie modèle de Silkville qui, avec le soutien de Brisbane, fut fondée au Kansas durant les années 1870 par le fouriériste français et philanthrope Ernest Valeton de Boissière [19]. Mais passée la guerre, les phalanstères fouriéristes avaient cessé de constituer une option viable pour la société américaine. L’idéal communautaire perdit toute pertinence dès lors qu’il apparut que les institutions reposant sur l’existence d’une main-d’œuvre libre et une industrialisation à grande échelle étaient trop profondément ancrées pour être sérieusement remises en cause. L’heure n’était plus aux mouvements communautaires, et de tels projet apparaissaient désormais anachroniques, soit comme des ilots en retrait dans une société hostile, soit comme des prolongements mineurs d’un mouvement socialiste dont les préoccupations premières étaient désormais les grèves et l’action politique.

Rétrospectivement, le mouvement fouriériste apparaît comme la dernière tentative crédible de faire avancer la société américaine dans la voie de la coopération avant que le capitalisme industriel ne triomphe définitivement. Son échec constitua un tournant crucial dans l’histoire de la nation. Durant la période de la guerre de Sécession, une « Deuxième révolution américaine » se produisit effectivement, que les fouriéristes avaient contribué à préparer. Mais ce ne fut pas du tout la révolution à laquelle rêvait Albert Brisbane lorsqu’il fit connaître la théorie sociale de Fourier à ses compatriotes en 1840.

(Texte traduit de l’anglais par Michel Cordillot)

Annexe

Les phalanstères fouriéristes aux États-Unis
(Nom et lieu d’implantation, superficie, nombre de sociétaires [20], dates d’existence)
1. Brook Farm (Massachusetts), 83 ha, 90 sociétaires, 1841-1847.
2. Social Reform Unity (Pennsylvanie), 800 ha, 20 à 30 sociétaires, 1842-1843.
3. Jefferson County Industrial Association (New York), 240 ha, 400 sociétaires, 1843-1844.
4. Sylvania Association (Pennsylvanie), 957 ha, 145 sociétaires, 1843-
1844.
5. Morehouse Union (New York), 120 ha, ? sociétaires, 1843-1844.
6. North American Phalanx (New Jersey), 270 ha, 120 sociétaires, 1843- 1855.
7. LaGrange Phalanx (Indiana), 418 ha, 150 sociétaires, 1843-1847.
8. Clarkson Association (New York), ultérieurement réorganisée sous le nom de Port Richmond Phalanx, 584 ha, 420 sociétaires, 1844-1845.
9. Bloomfield Union Association (New York), 300 ha, 148 sociétaires, 1844-1846.
10. Ohio Phalanx (Ohio), 880 ha, 100 sociétaires, 1844-1845.
11. Leraysville Phalanx (Pennsylvanie), 240 ha, 40 sociétaires, 1844-
1845.
12. Alphadelphia Association (Michigan), 1125 ha, 225 sociétaires, 1844-1847.
13. Sodus Bay Phalanx (New York), 560 ha, 260 sociétaires, 1844-1846.
14. Mixville Association (New York), ? ha, ? sociétaires, 1844-1845.
15. Trumbull Phalanx (Ohio), 495 ha, 250 sociétaires, 1844-1848, 1849- 1852.
16. Ontario (ou Manchester) Union (New York), 113 ha, 150 sociétaires,
1844-1845.
17. Clermont Phalanx (Ohio), 456 ha, 120 sociétaires, 1844-1846.
18. Wisconsin Phalanx (Wisconsin), 718 ha, 180 sociétaires, 1844-1850.
19. Iowa Pioneer Phalanx (Iowa), 128 ha, 50 sociétaires, 1844-1845.
20. Philadelphia Industrial Association (Indiana), ? ha, 70 sociétaires,
1845-1847.
21. Integral Phalanx (Illinois), à l’origine Sangamon Association, 222 ha, 95 sociétaires, 1845-1847.
22. Columbian Phalanx (Ohio), 1080 ha, 150 sociétaires, 1845.
23. Canton Phalanx (Illinois), env. 160 ha, 75 sociétaires, 1845.
24. Spring Farm Phalanx (Wisconsin), env. 40 ha, 30 sociétaires, 1846- 1849.
25. Pigeon River Fourier Colony (Wisconsin), ? ha, 20 sociétaires, 1846- 1847.
26. Raritan Bay Union (New Jersey), 107 ha, 90 sociétaires, 1853-1857.
27. La Réunion (Texas), 896 ha, 350 sociétaires, 1855-1859.
28.Fourier Phalanx (Indiana), 88 ha, 13 sociétaires, 1858.
29. Kansas Co-operative Farm (Silkville, Prairie Home Colony) (Kansas), 1280 ha, 50 sociétaires, 1869-1892.