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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

89-100
La farce de l’art
Article mis en ligne le 15 décembre 2006
dernière modification le 2 avril 2010

par Ucciani, Louis

Alors que les étudiants sont dans la rue les artistes participent sans états d’âme à une exposition à la gloire du Premier ministre. En même temps, dans le magazine Art Press paraît un article montrant en quoi l’art contemporain français s’inscrit dans une tradition littéraire dénommée l’Hypothèse Fourier-Roussel-Jarry. L’influence de Fourier revendiquée par des artistes imposait un détour par les textes. Il est d’emblée remarquable que Fourier ne peut penser l’être artiste que dans une réflexion plus générale sur l’économie et ce qu’il nomme vrai et faux libéralisme. L’artiste devient l’illustration des méfaits du faux libéralisme et doit attendre son salut de l’avènement du vrai libéralisme qui lui apportera vraie fortune et vraie gloire. L’usage par les artistes contemporains de la référence à Fourier est un simulacre d’engagement, tant qu’ils n’interrogent pas leur propre statut et n’explicitent pas d’où ils s’expriment.

Dans les jugements critiques et négatifs envers l’art de notre époque, il y a cette idée : l’art serait coupé des préoccupations actuelles et peu de ceux qui meuvent l’époque ne sauraient se rencontrer dans ce que l’art produit. Les historiens pourraient même, quand leur temps sera venu, trouver dans le printemps 2006, en France, une illustration de cela. En effet alors que les étudiants français sont dans la rue et font vaciller leur premier ministre, le monde de l’art, ses artistes et ses commissaires, se préparent à honorer ce premier ministre, et confirment leur participation à la grande exposition voulue par lui. Certes les étudiants n’ont que l’inquiétude d’être les futures victimes d’un monde qui étend ce qu’il nomme son libéralisme, là où les artistes « reconnus », « achetés » par l’État, viennent montrer leur maîtrise dans la mise en image du monde. « La force de l’art » [1], contre celle de la rue. Ou, plus simplement, la force de l’art d’un côté, celle de la rue de l’autre, si l’on veut éviter l’opposition. Il n’en reste pas moins que quand la force de la rue se génère dans un grand non adressé aux pouvoirs, celle de l’art apparaît comme la mise au rang et le rappel du service rendu [2]. C’est sans doute de cette situation de soumission que l’art apparaît comme coupé, au sens situationniste du terme. En effet si l’art n’a que peu d’écho dans les milieux populaires, c’est sans doute plus à sa situation de servilité vis-à-vis des pouvoirs et des institutions qu’il le doit, qu’à la radicalité de son propos. Plutôt que de gloser sur la prétendue ignorance des masses, c’est peut-être du côté de l’émetteur qu’il faut se tourner. On peut même penser et envisager comme hypothèse que le désamour avec l’art passe par ce fait que là où les piliers de notre représentation que sont le savoir, la justice, la politique ont su se « démocratiser », l’art est demeuré exclu du mouvement. Ou plus précisément ce que l’époque nomme art (à savoir les arts plastiques visuels) est la partie non démocratisée de l’art. La musique et les arts du spectacle ont, eux, accompli cette révolution démocratique qui fait que, par exemple, les intermittents du spectacle ont été ces dernières années les seuls à savoir passer à la force de la rue [3]. Et sans doute leur combat serait-il devenu révolutionnaire s’ils avaient su, plutôt que de défendre leur statut, se battre pour son extension à tout travailleur. Mais, on le voit, c’est sur la question du statut que tout se joue. Or celui-ci n’existe pas plus pour l’artiste plasticien que pour l’écrivain. La seule possibilité d’existence qui leur échoit est celle d’une reconnaissance par une caste de fonctionnaires « éclairés », qui saurait leur ouvrir la porte des centres d’art et du marché.

Ce rapide constat pourrait sembler bien extérieur à Fourier, et pourtant ! Un article paru dans le magazine Art Press, consacré à « La scène française », et qui fonctionne comme un écho à la très officielle exposition mentionnée, a tout pour attirer notre attention. Il s’intitule : « L’hypothèse Fourier, Roussel, Jarry, brouillon de cartographie subjective de la situation artistique française ». Fourier moment analyseur de la situation décrite ? Cela pourrait sembler pour le moins étonnant. L’auteur, Bernard Marcadé, considère la scène française comme un ensemble assez disparate « qui déborde de toutes parts » et qui, dès lors échappe à ces modes d’approche et d’analyse conventionnels que seraient les lectures formelles. Il leur oppose ce qui « prendrait la forme d’une cartographie, d’une carte du tendre contemporaine qui privilégierait les généalogies et les lignes de fuite en dehors des histoires de familles formelles ou formalistes » [4]. Il est d’emblée intéressant de repérer que la référence implicite utilisée par Marcadé, à savoir Deleuze, dont il reprend la logique généalogique et celle des lignes de fuite, est très peu fouriériste. L’évacuation, tout aussi implicite, du mode wittgensteinien (assassin de la philosophie selon Deleuze), autour de l’air de famille, relègue, semble-t-il, un des modes de classement chers à Fourier. Cela dit, repérer du Fourier dans un champ n’implique pas une adhésion obligée au dit Fourier. Disons simplement que la référence touche à l’objet et non à la méthode, encore que, bien sûr, la logique « cartographique » puisse être ramenée à une préoccupation de type fouriériste. Cela dit, l’auteur ne dit rien sur ce qui porte son schématisme et évince du même coup de son discours Beuys, Debord et surtout Estivals, que l’on doit considérer comme des pionniers en la matière. Or le problème, quand on fait schéma, c’est l’axe de lecture qu’on ouvre : le projet. Or de l’art de l’époque nul ne saurait donner la carte, sinon celle qui articule les élus du système, ministérisés, fracqués ou dracqués  ; quant au projet, même s’il se réduit à un constat, ce n’est que celui de l’articulation des points référence. Tout cela doit être au moins signalé quand on entre sous une référence fouriériste. À moins bien entendu de considérer Fourier dans une acception commune, où il serait un joyeux drille de la pensée, mi-fou, mi-utopiste, mi-poète, mi-philosophe... qui aurait égayé le XVIIIe siècle ; se référer à Fourier impose le double pari de l’exhaustivité et du projet.

Dans la perspective de Marcadé l’art serait dans une situation telle qu’il déborderait des cadres habituels de la lecture. Notons ici que la réalité « animateur » de l’artiste ne rentrant plus dans les définitions de l’art, on considère qu’elles sont caduques plutôt que d’entériner que se met en place un pôle d’animation dans l’art, qui effectivement mériterait définition. Parmi elles, il y aurait cette caractéristique - pas évidente quand on se contente d’être spectateur : « De nombreux artistes français sont implicitement accusés d’entretenir de coupables relations avec le langage et la littérature » [5]. Duchamp, ici aussi, serait l’initiateur qui pensait « qu’en tant que peintre, il valait mieux que je sois influencé par un écrivain plutôt que par un autre peintre » [6]. Et là où Duchamp mettait en bonne place Roussel, Brisset, Lautréamont et Mallarmé, Marcadé inventorie diverses mises en relation explicites qui vont du recopiage par Gérard Collin-Thiébaut de L’Éducation sentimentale [1985] à Loris Gréaud qui « rend obliquement hommage aux expérimentations de Des Esseintes » [2005] en passant par Hybert [1992], Pierre Hiryghe [1998], Moulène, Labaume [2000] et Philippe Parreno [2002], rendant « hommage » à leur façon à Sade, Verne, Lautréamont ou Daumal. On trouverait ici à l’œuvre la fameuse hypothèse : « Ces quelques exemples, glanés dans les marges de l’actualité artistique française de ces vingt dernières années, montrent la familiarité de nombre d’artistes visuels d’aujourd’hui avec l’espace-temps du récit [...] En filigrane de ces références hétéroclites, on retrouve l’hypothèse Fourier-Roussel-Jarry » [7]. Cette hypothèse donc, « constituée de figures d’un autre temps et même d’un autre siècle, s’inscrit dans une histoire souterraine des sources radicales du XXe siècle dont les lignes de fuite extra-littéraires irradient le champ des clefs de compréhension d’une grande partie des œuvres des artistes français », et fonctionnerait sur le mode d’un « précipité d’attraction passionnée, de lieux communs qui quintessenciés et de sabotage de l’absolu » [8]. On reconnaîtrait ici Fourier à l’attraction passionnée, Roussel à la formule de Leiris (« les produits de l’imagination de Roussel sont des lieux communs qui quintessenciés ») et Jarry à sa charade « absolu-ment » [9]. Énoncée ainsi l’hypothèse est séduisante et renvoie certainement à une vérité qui serait celle d’« un esprit, une manière d’être qui traverse une grande partie de ce qu’il est convenu d’appeler la ‘scène’ artistique française contemporaine ». Le problème réside néanmoins dans la question de l’authenticité du geste. Sans doute Fourier, Roussel et Jarry ont-ils contribué à la reconnaissance et à la validation d’une position théorique et pratique reléguant l’absolu, privilégiant le lieu commun et articulant les passions. En fait l’axe qu’ils parcourent est celui qu’ouvre la fonction ironique et cela dès Socrate, fonction qui ne peut être dissociée de la fonction raisonnante. Certes l’Occident et la philosophie, en optant pour la voie intellectualiste, ont relégué la dimension de l’ironie dans un registre qui serait celui de l’humour [10]. La question à poser à l’art contemporain français viserait à déterminer s’il nous envoie du côté de l’ironie socratique, de la dérision cynique ou de la farce humoristique. Disons ici qu’ironie et dérision ne peuvent être comprises que dans un dialogue en rupture avec la rationalité, alors que globalement la farce et l’humour ne sont que les contrepoints acceptant la rationalité et suscités par elle. C’est donc la question du « d’où ça parle » qui se pose. Or, du moins avec Fourier, nous sommes bel et bien entraînés dans une contre-rationalité. Le développement théorique qu’il élabore ne peut être que fondé dans une détestation de ce que la rationalité a produit de réalité. Or cette détestation-là n’apparaît jamais dans les présupposés des artistes cités. Ils agrémentent le monde et ne le bousculent pas. Quand Mercadé prolonge son propos - « plus qu’une succession illustrative de noms propres, Fourier-Roussel-Jarry est le nom d’une intensité qui traverse le présent artistique de notre pensée, mettant en orbite une constellation de position aux confins de l’utopique, du procédural et du fantasmagorique » - on peut certes le concevoir en deux directions suivant le degré de conscience des acteurs. Soit nous sommes dans une entreprise délibérée qui articulerait les fonctions d’ironie et de dérision ; soit une série d’artistes sont pris dans une logique, qu’ils ne pensent ni ne maîtrisent, d’égaiement du monde. Si l’ensemble des productions relève de ce dernier cas, un suivisme dans le faire rire, il n’en est bien évidemment pas de même lorsqu’il s’agit d’intégrer dans ce cadre Filliou, Boltanski, Buren ou Hirschhorn. Est-il si sûr qu’ils sont en lien avec les autres ? Ou ne sommes-nous pas entraînés dans le complexe Orsay [11] ? Le choix pour une grille de lecture se situerait peut-être alors entre ceux qui ont quelque chose à dire et ceux dont le discours ne serait qu’une farce. Ce qui est certain c’est que Filliou et Boltanski originent leur être et donc leur être-artiste dans la guerre, que Buren et Hirschhorn pensent et posent des cadres de subversion du monde, là où globalement les autres s’enferrent dans la soft dérision symptomatique d’une époque où pensée et action sur le monde ne sont que les postures adolescentes d’un engagement, bien réel dans ce monde. Penser une hypothèse fouriériste en art, c’est tout d’abord et déjà penser une hypothèse fouriériste sur le monde. On peut sans doute ici rappeler l’entêtement de Filliou : « La question qui revient sans cesse dans la pensée de Robert Filliou est au fond toujours la même. Comment faire pour que ‘la poésie futile’ puisse se rendre ‘utile’ afin de changer le monde, mais le changer vraiment, c’est-à-dire dans les faits et pas seulement dans les livres et sur les cimaises des galeries et des musées. » [12] Tout le problème est celui de la futilité en devenir utile. Filliou inverse la critique que Marx adresse à Fourier et finalement lui reproche de n’avoir pas été poète : plutôt que philosophe ou économiste, nous devrions dire qu’il n’a pas été assez poète. Pour Filliou, en effet : « Marx aimait bien Fourier et en a fait l’éloge, mais il pensait sûrement qu’il était un utopiste, pour ne pas dire un farceur quelquefois (et bien sûr Fourier était parfois drôle et rêveur). Marx a créé sa propre théorie qu’il a appelée le ‘socialisme scientifique’. Je pense parfois qu’il aurait mieux valu qu’il soit poète que philosophe, sociologue ou économiste, car alors personne n’aurait pu faire de sa doctrine une religion et peut-être aurions-nous pu trouver, dans ce qu’il a dit, assez d’éléments pour un véritable changement du monde. Aujourd’hui que tout est devenu utopique, il faut recourir à l’utopiste » [13]. Ce texte montre bien que Filliou était familier et de Fourier et de Marx et qu’il en avait une connaissance rien moins que superficielle. D’autre part la thèse principale - le déficit poétique de Marx - est effectivement centrale. C’est en effet parce que l’art est exclu des préoccupations des innovateurs sociaux, que se maintient une fracture ou un vide entre les visées sociales et celles de l’art. On peut penser que le jour où les « révolutionnaires » auront une vision « artistique » du monde, tout sera prêt pour un changement effectif. C’est dans la séparation de l’art et du réel que le monde peut perdurer. Le mot d’ordre qui vise à substituer l’utopiste à l’utopique pourrait bien prendre tout son sens dans cette perspective.

Mais qu’est-ce que tout cela peut-il bien signifier pour notre époque ? Qu’est-ce que l’art aurait à trouver ici ? Jean Clarence Lambert rapporte comment Filliou anticipait sans doute ce qui allait advenir de l’art en ce soir d’inauguration du Centre Pompidou, le 31 janvier 1977 : « Ce soir, Jean-Clarence, notre défaite est consommée » [14]. Les schémas de Mercadé qui situent Filliou dans la sphère de l’utopie ou du côté des « Entrepreneurs de l’utopie », pourraient dès lors être lus comme le devenir décadent de l’utopie.

L’utopiste comme catégorie issue de Filliou lecteur de Fourier et de Marx ramènerait ailleurs. Dans un texte intitulé Les savants et les artistes dupes de la civilisation [15], Fourier envisage le statut de l’artiste tel qu’il est en civilisation et tel que l’harmonie le pense. C’est sur un mode paradoxal que Fourier en arrive à repositionner l’artiste dans le monde : « Je vais prouver que la vanité l’emporte, et pousse les savants et artistes à sacrifier la fortune aux fumées de l’orgueil scientifique et de l’esprit de corps. S’ils aimaient les richesses avec ardeur, ils ne pourraient pas aimer la civilisation qui les condamne spéculativement à la pauvreté » [16]. L’idée fouriériste est donc la suivante : la civilisation - notre monde - place savants et artistes dans la pauvreté d’où elle extirpe un petit nombre à qui elle procure fortune et gloire. L’artiste considère ce purgatoire social comme constitutif de son être tandis que la philosophie promeut le principe de pauvreté au rang de qualité première. S’il y a mérite en civilisation pour savants et artistes de se désolidariser des maîtres, l’ordre sociétaire devrait établir une autre hiérarchie des fortunes : « Je débuterai par désabuser nos beaux esprits d’un préjugé dont ils se déferont volontiers : celui qui leur persuade qu’ils sont destinés à la pauvreté, qu’ils doivent se contenter de fumées de gloire, tandis que les sots entassent des millions. Le principe est juste en politique civilisée ; il ne l’est nullement dans l’état sociétaire, où les chances ne sont plus pour la sottise, mais pour le mérite » [17]. Le mode de calcul des rémunérations des artistes s’élabore autour de processus articulant sélection démocratique et effet boule de neige si bien que « les plus petits ouvrages, pourvu qu’ils soient distingués par l’opinion, valent encore aux auteurs des sommes immenses » [18]. Évidemment, la sélection démocratique risquerait fort de privilégier le médiocre, celui qui suit les modes (« Ce procédé rémunérateur ne sera-t-il pas un peu vexatoire pour certains auteurs, notamment pour ceux qui, ayant dédaigné les caprices de la mode et évité quelques travers du goût dominant, risqueront fort de n’avoir pas la majorité absolue ? » [19]) ; mais, rappelle Fourier, nous sommes là en harmonie et non plus dans le monde civilisé. Alors qu’ici tout tient dans le mauvais goût généralisé, c’est proprement l’inverse que propose l’harmonie. Dans les constats initiaux de Fourier où s’engendre la détestation de notre monde, pauvreté et mauvais goût sont les leviers du monde mauvais où les gens sont condamnés à abdiquer leurs tendances naturelles à l’harmonie. L’éducation, pilier fondamental pour Fourier, agit prioritairement sur la question du goût. Si en civilisation « le bon goût relégué chez quelques adeptes, ne s’étend jamais à la multitude », « on verra, au traité de l’éducation des Séries, qu’elles ont la propriété de répandre le bon goût, même chez la classe populaire, et que les différences de genre dominant chez les harmoniens, ne donneront point accès au mauvais goût » [20]. On pourrait rétorquer que si le mauvais goût se trouve éradiqué, on ne voit pas pourquoi choisir parmi les œuvres, toutes forcément équivalentes en bon goût. Subsiste la vérité du constat qui fait une constante en civilisation de voir les artistes « vanter une société qui donne des palais aux agioteurs, puis des haillons aux hommes qui honorent l’esprit humain » [21]. Et quand savants et artistes rétorqueraient que ces haillons sont le gage de leur indépendance de pensée, Fourier assène : « La médiocrité de fortune avilit les savants et artistes. Un écrivain a l’esprit indépendant quand il possède quelques millions : il peut à l’abri d’une telle fortune, dire sa pensée en dépit des malins ; il peut dédaigner la vénalité et marcher à la gloire par la richesse unie au talent » [22]. La pauvreté dans laquelle se trouvent artistes et savants - même si elle est bien évidemment compensée par l’émergence d’une élite protégée - n’est pas qu’un accessoire de la civilisation, mais beaucoup plus. Le statut des artistes est une sûreté pour la civilisation. En effet, s’il y avait possibilité de passage à l’ordre sociétaire, comme dépassement de la civilisation, cela devait se faire par les classes culturelles : « les trois classes dites savants, lettres et artistes, pouvant, sinon par leurs capitaux, du moins par leur influence, accélérer beaucoup la fondation de l’ordre sociétaire » [23]. On comprendra dès lors l’effort des pouvoirs pour les tenir : « La politique voit dans leur appauvrissement un gage de sûreté, un préservatif contre l’esprit agitateur qu’on leur suppose. Elle se borne à enrichir, dans leur compagnie, un très petit nombre d’hommes sûrs, chargés de contenir la multitude scientifique et littéraire » [24].

Ce petit détour par le texte de Fourier vient tout simplement tenter de montrer la difficulté théorique qu’il y aurait à introduire pour l’art de l’époque une grille fouriériste. Tout au plus pouvons-nous admettre et reconnaître que ce qu’il pouvait amener de critiques aurait toujours cours, la soumission aux pouvoirs n’ayant sans doute jamais été aussi insidieuse et le mépris social pour le plus grand nombre jamais aussi évident. Instruire une lecture fouriériste de l’art ne peut faire l’économie de ces deux paramètres, auxquels il faut adjoindre une visée vers le dépassement de la civilisation et une conception économico-politique. Or celle-ci est loin d’être ce que l’on pourrait croire : « Ils n’ont à opter, dans l’état actuel, qu’entre deux rôles également ignobles : se déclarer adulateurs de l’anti-libéralisme, ou partisans du faux libéralisme. Telles sont aujourd’hui les deux sectes qui se partagent l’opinion, et se disent protectrices du peuple, sans rien faire pour lui » [25]. Or avec Fourier l’esprit de changement ne passe pas par la force de l’État. Critique de la Révolution française, Fourier voit dans la constitution des États-nations la mise en place du côté trompeur de la civilisation, qui n’a su qu’étendre pauvreté, misère et mauvais goût. L’Harmonie et l’attraction passionnée qui la caractérise ne sont pensables que dans un libéralisme absolu. Et c’est donc dans un registre absolument libéral que se meut Fourier. L’idée est que toutes les formes de vie, toutes les passions puissent se développer librement. Ce qui serait vrai pour la pensée et les mœurs ne peut trouver son plein achèvement si les logiques économico-politiques ne sont pas, elles aussi, libérées : « J’aime les libéraux, je préfère leur société à celle de leurs antagonistes ; je suis comme eux, ennemi du despotisme qui ne peut plaire qu’à ceux qui l’exercent ; mais je souris de pitié quand ils exposent leurs moyens, tous tendant à perpétuer l’égoïsme [...] et la duplicité d’action, autre vice de leur système » [26]. Dans une inter-pause de son texte Fourier analyse ce qu’il nomme les deux libéralismes, le vrai et le faux. Le vrai « donne à tous, sans rien ravir à aucun » ; principe fondamental qui s’oppose au faux libéralisme : « méthode opposée au plan d’abaisser les grands sous prétexte d’enrichir le peuple, qui, en définitive, a toujours, comme l’âne de la fable, deux bâts à porter sous tous les régimes civilisés » [27]. Les libéraux perdent le sens quand ils ignorent le but premier du libéralisme (donner à tous sans ravir à aucun). Leur méconnaissance des sciences de l’Association et du Garantisme les amène à se fourvoyer (« et comme nos partis politiques, nommés libéraux ou ultras, ligueurs ou frondeurs, n’ont jamais eu la moindre idée d’aucune étude ni opération relative à ces garanties, aucun d’eux n’a droit à s’attribuer l’esprit de libéralisme, qui suppose une tendance à l’établissement de ces garanties ») [28].

Il est intéressant ici de réfléchir à la structure du texte de Fourier et de tenter de comprendre pourquoi une réflexion sur les sciences et les arts passe nécessairement par une redéfinition du libéralisme. Il semble qu’artistes, savants et politiques aient entre leurs mains la clé et la solution des problèmes. Au plan politique ils pensent, mal certes, mais ils pensent tout de même, l’idée de liberté. Et Fourier, pourtant guère avare en néologismes, se raccroche à cet emblème. Sur le plan des choses du savoir et de l’art, ils ont en mains la question des statuts et la possibilité d’inverser la logique paupériste de la Civilisation, qu’ils peuvent, tout d’abord symboliquement, engager. C’est en ignorant la solution politique et en se fourvoyant qu’ils perdent le sens même de leur art : « Que les savants et artistes, en prônant la Civilisation, tombent dans un illibéralisme composé, car ils deviennent persécuteurs des sciences et des arts, et persécuteurs des classes libérales de bonne foi » [29]. C’est en ignorant les fondements « scientifiques » du libéralisme que les politiques se glissent dans le faux libéralisme et étouffent les possibilités artistes du monde. « Voilà comme en civilisation l’on excelle à absorber et ensevelir vivant un poète dont le début donne de grandes espérances : on le paralyse, on l’anéantit, tout en feignant de le récompenser, et en lui vantant les charmes de la pauvreté » [30].

Peut-on dans ce registre envisager un axe théorique lisant la production artistique française d’aujourd’hui sous l’égide de Fourier ? La question politique saisie dans ce que Fourier nomme le faux libéralisme est sans doute présente. Mais les artistes en sont-ils au fait, ou ne balbutient-ils pas ce qu’on leur donne en pâture en guise d’analyse du monde ? Et quand on leur attribue une sphère d’exercice, elle se partage pour une bonne part dans la farce : procédé, drolatique, grotesque, féerie et fantasmagorie emporteraient l’essentiel de l’hypothèse Fourier-Roussel-Jarry. Pour ce qui serait une pensée du monde, on trouverait sous le titre « utopie » un espace rencontrant la techno-fiction, le mixage, le bricolage, la fantasmagorie, le procédé et le récit. Ce qui devient intéressant c’est l’absence de toute construction sociale, économique ou politique, voire écologique. Comme si les problèmes du monde ne touchaient l’artiste que par ricochet. Et pourtant ces gens-là vivent, pensent et s’expriment, ils courent après les subventions et autres aides d’État. Tout est présenté comme si l’artiste ne pensait pas son être au monde ! Entre Bricoleurs et Entrepreneurs d’utopie, entre Sarkis et Filliou, Mercadé situe Hirschhorn. Peut-être est-ce là que se joue quelque chose, chez Hirschhorn quand il s’approprie le centre culturel suisse, ou plus encore quand il intervient à Aubervilliers [31]. L’idée était de présenter dans un quartier « défavorisé » de la banlieue parisienne des œuvres originales d’artistes fondateurs de la contemporanéité (Beuys, Dali, Duchamp, Le Corbusier, Léger, Malevitch, Mondrian et Warhol), et que l’exposition soit prise en charge par les habitants et non par des professionnels. Il s’agissait pour Hirschhorn, qui venait de s’installer dans le quartier, de restituer aux œuvres non pas une mission patrimoniale mais une « mission de transformation, peut-être leur mission initiale » [32]. L’opération achevée, Hirschhorn exprime ceci, où peut-être quelque chose d’une force de l’art apparaît : « Il n’est pas un projet social car il ne répond pas à une demande sociale. Il a été créé par une volonté d’artiste : donner de nouvelles formes, inventer des nouvelles modalités de résistance et d’affirmation. » [33] Un esprit libre sans doute que cet Hirschhorn, mais comme un retour de fouriérisme, il semble qu’il soit très riche...

Cela dit, entrer dans ce qui serait un art fouriériste n’impose pas d’être obligatoirement saisi dans une pensée sociale. Mais il subsiste que si nous avons pu voir des peintres académiques se réclamer de Fourier, l’aspect fouriériste que l’on dira ici « véritable » est d’un autre registre que l’allégorie ou l’illustration, Courbet plutôt que Papety [34]. Mais vu la situation du monde où domine la logique de l’acceptation et la critique cadrée dans et par les institutions, où la farce comique passe pour dénonciation, l’art serait un devoir. Ce devoir que n’ont plus ni les savants ni les philosophes, saisis et immobilisés dans les institutions, seul l’artiste devrait pouvoir l’assumer. Quel est-il ? Il est celui du réel. Se réapproprier le réel confisqué et le faire advenir. L’enjeu est énorme, la tâche sans doute démesurée. Ici seul l‘artiste peut anticiper et détourner l’inévitable vengeance de la nature. Mais pour cela, comme le pressentait Fourier, il lui faut se retourner contre la civilisation, refuser ce qu’elle attend de lui. Mais pour cela il faut être homme, guerrier et solitaire et non le pauvre citoyen grégaire dont le destin dépend des maîtres du monde. Être artiste, c’est être, et cela dans un monde où l’être se dissout absolument dans le paraître ; à l’art échoit la tâche de dissocier dans l’image être et paraître. C’est-à-dire de déconstruire l’image pour lui rendre sa vérité. En guise de cela, jeux d’ombres et football ; objets et figures...