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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

21-58
La phrénologie et l’école sociétaire
Science de l’homme et socialisme dans le premier XIXe siècle
Article mis en ligne le décembre 2002
dernière modification le 25 novembre 2023

par Rignol, Loïc

Contre l’avis de Fourier, stigmatisant les “alliés dangereux”, certains de ses disciples ont cherché, comme d’autres socialistes, à consolider la science sociale en la fondant sur une nouvelle science de l’homme : la phrénologie. La pertinence épistémologique de ce programme est assurée par la volonté, commune à Gall et à Fourier, de déchiffrer le langage hiéroglyphique de la nature humaine, manifestant sa bonté essentielle. Les deux doctrines fusionnent sur ce socle et proposent une nouvelle Arche d’alliance. Les passions et les facultés sont les forces fondamentales et immuables, voulues par Dieu, qui gouvernent l’humanité pour accomplir sa destinée et trouver le bonheur. Cette anthropologie socialiste jette enfin les fondements d’une science sociale en proposant une nouvelle organisation humaine, conforme à cette loi naturelle. Le “grand corps phalanstérien” doit permettre ainsi la réalisation d’un homme total ou générique réconciliant la chair et l’esprit, en lutte depuis le christianisme, dans une entité réalisant l’universalité de son être.

Le Fouriérisme n’existe pas. Il ne peut exister. Fourier rejette lui-même la possibilité d’un quelconque mouvement « Fouriiste ». Il écrit en ce sens, dès les débuts d’organisation des disciples :

« La dénomination de FOURIISTE est impropre, elle induit en erreur : Ma théorie est celle de Newton ; il est initiateur et moi continuateur en calcul d’attraction. Ses disciples en attraction matérielle sont appelés Newtoniens, les miens en attraction industrielle peuvent être nommés Newtonistes achevant le travail dont Newton a fait une partie.

Le nom de Fouriiste est un piège pour m’isoler de la bannière que je m’honore de suivre, et me confondre avec les fabricateurs de systèmes et de religions. Lorsqu’un essai aura démontré la justesse de ma théorie, personne ne prendra le nom de Fouriiste, car tout le genre humain sera rallié à ma doctrine ; mais jusqu’à ce que l’expérience ait prononcé, je ne veux pas du rôle banal de chef de secte ; je me tiens sous le patronage de l’illustre Newton. Si sa théorie est juste, la mienne qui est identique avec la sienne doit être présumée juste, et mérite un essai. » [1]

Charles Fourier conçoit ainsi le rapport à ses disciples à partir de celui qu’il entretient avec Newton. De même qu’il se pense comme le disciple des découvertes du physicien, les élèves de Fourier se définissent comme les successeurs de la science sociale fondée par lui. Ce principe entraîne deux conséquences révélatrices de la forme même du mouvement. D’abord, celui-ci ne constitue pas une église ou une secte. Les disciples, suivant en cela Fourier, excluent toute idée d’orthodoxie. Ils expliquent sans détour le rapport à leur « maître en science et en association, et qui ne s’arroge point pour cela la main-morte de [leurs] pensées et de [leurs] sentiments. » [2] Ils n’entendent pas se soumettre à la moindre de ses paroles et prendre pour modèle le moindre de ses actes. Le refus du qualificatif de « fouriérisme », en apparence formel, exprime ainsi une idée de fond. Il témoigne d’une distance décisive : les disciples ne souhaitent à aucun prix instituer une filiation comparable à celle qui lie le chrétien à la personne du Christ [3]. Ils s’en expliquent par exemple en 1847.

« Et maintenant pourquoi la désignation de fouriéristes est-elle fausse quoique celle de chrétiens à laquelle M. Rey la compare soit parfaitement juste ? Elle est fausse précisément parce que celle de chrétiens est juste. Les disciples du Christ étaient avant tout les sectateurs du Christ, les adorateurs du Christ. La personne du Christ était l’objet capital dans le christianisme : le Christ était l’autorité, la loi, la vérité ; il était Dieu ; la parole sortie de sa bouche infaillible.

En est-il de même ici ? Pas le moins du monde. Ici la personne de Fourier n’est rien, absolument rien dans la doctrine. Fourier n’est ni Dieu, ni prophète ; ses disciples professent qu’il n’est pas infaillible, qu’il a pu se tromper souvent, qu’il s’est même trompé quelquefois : lui-même était de cet avis, et il a souvent corrigé des erreurs qu’il avait commises. Pourquoi serions-nous donc obligés de porter un nom dont nous ne voulons pas, que Fourier repoussait, et qui inféoderait à une personne, tandis que nous n’entendons l’être qu’à la Vérité ? » [4]

Ainsi, le rejet du modèle religieux explique-t-il la définition même que les disciples ont donné à leur organisation. Puisqu’ils se définissent comme les successeurs, non de Fourier, mais de la science qu’il a découverte, ils souhaitent constituer à sa suite une École de pensée, un mouvement scientifique. « Nous appartenons à une École, non à une Secte » [5]. C’est pourquoi ils se baptisent École sociétaire, en référence à la Science Sociale, ou École phalanstérienne, en référence à l’expérience devant établir définitivement la validité de leur théorie. On ne peut donc, sans confusion, opposer le bon Fourier, audacieux et visionnaire, aux mauvais fouriéristes, censeurs et frileux. Affranchis de toute discipline religieuse, ils peuvent approfondir librement leurs recherches dans la discipline scientifique qui les occupe. Ils peuvent en cela rester fidèles à la science du fondateur sans suivre pour autant toutes ses démonstrations. De même que la physique ne s’est pas arrêtée avec Newton, dont les successeurs pouvaient, après ses découvertes, corriger les calculs, compléter les lois, refaire les démonstrations, les continuateurs de Fourier s’autorisent toutes les réflexions et inflexions, toutes les relectures et synthèses susceptibles d’étayer la Science Sociale, qui seule leur importe [6].

C’est ainsi que nombre de phalanstériens ont cherché à approfondir les fondements anthropologiques de la théorie sociétaire, en proposant notamment une synthèse entre la phrénologie et la science sociale. Tentative significative du statut même de l’École puisque Fourier l’a catégoriquement rejetée en stigmatisant « les alliés dangereux » [7]. Nullement rebutés, ses continuateurs ont proposé l’esquisse d’une phrénologie sociétaire, ou mieux socialiste, devant ouvrir leur science aux sciences de leur temps. Pour mesurer la rationalité d’un tel projet, il faut s’orienter vers une sorte de lecture épistémologique du socialisme [8]. Il importe de montrer d’abord comment l’articulation des deux doctrines est rendue possible à partir d’une commune volonté de découvrir le langage symbolique de la nature, autorisant la formation d’une science de l’homme socialiste. Cette sémiologie anthropologique ainsi pensée prétend découvrir la parole de Dieu, gravée dans les hiéroglyphes de la nature humaine, considérée comme fondamentalement bonne. Il importe de montrer ensuite que ce déchiffrement peut fonder une nouvelle Arche d’Alliance en découvrant, dans l’humanité, la loi du Créateur qu’elle doit suivre pour accomplir sa destinée. Enfin, il convient de mettre en lumière comment cette anthropologie jette les bases d’une science sociale devant constituer une société nouvelle, permettant l’émergence d’un homme total - réconcilié avec sa propre nature et avec ses semblables - accomplissant ici-bas la volonté du Très-Haut.

1. La phrénologie et l’anthropologie sociétaire

Charles Pellarin, dès les débuts d’organisation de l’École, a cherché à concilier les pensées de Fourier et de Gall. Il écrit en ce sens, dès 1833 : « Les points de concordance sont nombreux entre la théorie de M. Fourier, et les observations faites dans ce siècle sur les fonctions du système nerveux cérébral. » [9] Dans les années qui suivent, plusieurs phalanstériens - Aucaigne, Baudet-Dulary, Léopold Bresson, entre autres - évoquent à leur tour un rapprochement entre la physiologie cérébrale et la science sociale créée par Fourier. Stanislas Aucaigne, par exemple, continue le projet de Pellarin en affirmant : « Les systèmes de Gall et de Fourier s’adaptent parfaitement l’un à l’autre ; Gall a descendu dans les profondeurs de l’organisation humaine ; Fourier a découvert le milieu social où il fallait placer le jeu de cette organisation, pour que l’homme pût atteindre le but de son existence terrestre, concourir au grand tout de l’ordre universel, harmoniser son globe, trouver le bonheur et agir d’après les volontés de l’Être suprême. » [10] Deux disciples de Fourier, Charles Harel et Adrien Berbrugger, adhèrent même à la Société phrénologique de Paris, fondée le 14 janvier 1831. Ils ne manquent pas d’y évoquer les idées sociétaires [11]. La presse sociétaire ouvre même ses colonnes à des phrénologues, comme Gauché [12] et P. Dumont [13]. Frappés par l’harmonie des doctrines, des physiologistes ont esquissé un rapprochement comparable. Fleury Imbert notamment est l’auteur d’une brochure intitulée : Le Dr. Ombros à M. Victor Considerant. Lettre d’un disciple de Gall à un disciple de Fourier, de 1835, dans laquelle il propose une alliance entre les doctrines. Il y explique que la phrénologie doit apporter la connaissance objective de l’homme, nécessaire à la science sociale proposée par les phalanstériens, et que ces derniers peuvent offrir une ouverture sociale et réformatrice à une science condamnée, sans cela, à des spéculations stériles. Il écrit à Considerant : « Il est aisé de voir d’après ce qui précède, que la marche des doctrines de Gall et de Fourier serait plus rapide et leur succès plus prompt et plus brillant, si leurs sectateurs, pénétrés des vérités que je vous ai soumises, abandonnaient la route où ils sont engagés, s’ils reconnaissaient leur faiblesse réciproque et les avantages de leur réunion. » [14]

Pour montrer ce qui rend pensable un tel projet, il faut essayer de trouver les murs mitoyens communs aux constructions phrénologique et sociétaire. Mieux encore, il s’agit de montrer comment, à partir de quelle matrice, de quelle langue communes, une phrénologie socialiste a été possible, possible et non nécessaire : tous les phalanstériens et tous les socialistes ne sont pas phrénologues, Fourier en personne la refuse ; et réciproquement, tous les phrénologues ne sont pas des réformateurs sociaux. Trois pivots, appartenant aux deux systèmes, ont permis de l’édifier. Ils en circonscrivent l’espace commun et en éclairent, comme des feux, le territoire.

A. Le déchiffrement des hiéroglyphes de la Nature

Socialisme et phrénologie sont portés par une même aspiration : découvrir les secrets de la Nature universelle pour y déchiffrer la nature spécifique de l’homme. Le monde possède, dans son immensité, un ordre sous-jacent qui assure la régularité de ses phénomènes. Il offre l’exemple le plus achevé de l’harmonie : chaque partie est en relation, en correspondance avec une autre selon des lois établies pour toujours. Ces rapports constituent en eux-mêmes un langage. Chaque élément de cette totalité étant en relation avec un autre, les conditions élémentaires du signe sont en effet remplies : un signifiant en rapport constant avec un signifié. Une partie renvoyant nécessairement à une autre peut toujours lui servir de signe. Le principe des analogies se trouve ainsi constitué. La nature ne peut se comprendre qu’en lisant, en interprétant les indices constituant son ordre même. Cette règle générale s’applique également à la nature de l’homme.

Le socialiste français Fourier (1772-1837) et son contemporain, le physiologiste allemand Gall (1758-1828), entreprennent de lever, au début du XIXe siècle, les secrets de la nature humaine en déchiffrant ses hiéroglyphes. L’être humain étant à la fois corps et esprit, il doit régner entre ces deux sphères une analogie comparable à celles qui tissent la trame du monde. L’harmonie, principe universel de signification, doit s’imposer aux phénomènes naturels comme aux phénomènes moraux. Cependant, sur ce socle commun, les deux fondateurs suivent des voies opposées pour en déchiffrer le sens. Fourier part du Cosmos, du grand monde, Gall, au contraire, part de l’homme lui-même, du petit monde.

Charles Fourier entend déchiffrer le grand livre du monde, pour en saisir « l’alphabet, les déclinaisons, enfin toute la grammaire de la langue harmonique unitaire » [15]. Il définit ainsi, à l’orée du siècle, son programme en peu de mots : « [...] je commençai à lire dans le grimoire de la nature ; ses mystères s’expliquaient successivement, et j’avais enlevé le voile réputé impénétrable. » [16] Cette révélation tient en une idée simple. Il n’y qu’une loi gouvernant les mondes : l’Attraction. Du plus grand au plus petit, tout dans l’univers obéit à cette loi régissant la vie : « L’attraction, la baguette enchantée, la boussole permanente de révélation, l’Attraction, comme le dit M. de Maistre, meut les anges, les hommes, les animaux et la matière brute. Elle est la loi universelle de la vie. » [17] On ne comprend donc la nature humaine qu’en la référant à cette loi générale des astres qui la commande et la surplombe. L’Attraction organise les analogies à deux niveaux. 1) Elle établit une correspondance verticale entre le petit et le grand monde, entre l’humanité et le Cosmos. L’attraction gouverne donc aussi bien la sphère physique que la sphère morale. Fourier se veut le « Newton du monde moral », étendant à l’humanité la loi de gravitation découverte par le physicien anglais. 2) Cette harmonie s’accompagne d’une correspondance transversale assurant l’unité de système dans la création. Celle-ci culmine dans l’humanité, pivot du globe, clé hiéroglyphique de tous les règnes de la terre. Les passions humaines expliquent la nature et le sens de tous les êtres [18]. Fourier écrit :

« Il n’en est rien : l’analogie est complète dans les différents règnes ; ils sont, dans tous leurs détails, autant de miroirs de quelqu’effet de nos passions : ils forment un immense musée de tableaux allégoriques où se peignent les crimes et les vertus de l’humanité. J’apporte enfin la science qui doit expliquer ces innombrables énigmes, l’analogie universelle ou psychologie comparée ; elle est une des branches du calcul de l’attraction que nous avons dédaigné comme le café, pendant des milliers d’années. » [19]

Franz-Joseph Gall conduit au même moment une œuvre similaire. Il veut lui aussi découvrir la vérité de l’homme. Chassé de Vienne pour son enseignement jugé matérialiste, il arrive à Paris en 1807 pour y développer ses recherches sur la physiologie du cerveau devant éclairer définitivement la nature humaine. Il ne part plus du macrocosme comme Fourier, mais du microcosme. Un disciple le rappelle : « L’homme est donc ainsi, par son organisation privilégiée, le véritable microcôme [sic !] ; c’est-à-dire qu’il renferme dans son organisme toutes les lois qui président à la création et au développement de tous les êtres de la nature, que toutes les lois d’existence, d’organisation, et d’animation ou de vitalité, ont été mises en usage par la nature, pour constituer l’homme, par leur réunion, l’organisation la plus complète et la plus développée de la création. » [20] Et Fourier pointe précisément ses critiques sur « L’ANALOGIE dont Gall et Spurzheim ont manqué complètement la route. » Car « l’analogie est universelle et non partielle » [21]. Ils ont eu le tort de restreindre sa portée à une seule partie de la création : l’homme, et à un seul fragment de son organisme : le cerveau.

Gall est en effet le premier à localiser toutes les facultés intellectuelles et morales dans l’encéphale : l’homme gravite autour de son organisation cérébrale. Le physiologiste ne peut observer les opérations de l’esprit mais seulement ses instruments matériels. C’est donc dans l’appareil cérébral, support de la pensée, que doivent pouvoir se lire en clair les secrets de l’intellect. Il en constitue la voie d’accès. Gall se fonde ainsi, comme Fourier, sur l’analogie, courante dans la pensée médicale, entre le physique et le moral. Il apparaît, aux yeux de ses premiers commentateurs, comme le successeur de Cabanis, qui a systématisé l’étude des rapports du physique et du moral de l’homme, et le continuateur de la physiognomonie de Lavater pour l’interprétation des signes physiques des qualités morales. Puisqu’il existe un rapport entre le physique et le moral, le corps peut devenir le signe, l’indicateur de l’esprit. Le corps parle de l’esprit, il en dit la vérité. Une « physique de l’esprit humain », pour reprendre l’expression du communiste Napoléon Barthel [22], devient alors possible. On peut donc connaître le moral par le physique dont la physiologie intellectuelle interroge les « signes positifs pour découvrir les penchants secrets » [23]. Les formes du cerveau constituent des « hiéroglyphes psychologiques » [24] que le savant doit interpréter. L’organisme est la surface sur laquelle les facultés se rendent visibles. Le docteur Ange Guépin, socialiste et phrénologue, explique même que le corps fait office de daguerréotype pour l’esprit. Ce dernier, immatériel, s’imprime dans le cerveau comme la lumière s’imprime sur une plaque d’argent [25].

La science du cerveau se pense comme une sémiologie anthropologique, l’interprète du langage naturel des corps [26]. Elle repose sur une série d’analogies qui assurent la validité de son fonctionnement. C’est une phréno(ana)logie. Il s’agit toujours de trouver des continuités épistémologiques entre des réalités apparemment opposées. Car si on peut découvrir un rapport constant, un signe apparaît, un langage se dévoile. 1) Analogie entre la faculté immatérielle et son instrument matériel. Chaque faculté possède un organe dans le cerveau. Plus l’organe est développé, plus la faculté est énergique. 2) Analogie entre le crâne et le cerveau. La forme du cerveau s’imprime sur le crâne et le façonne à son image. Celui-ci en est donc le miroir. L’organologie étudie la localisation des organes des facultés dans l’encéphale. La craniologie ou cranioscopie entend lire à la surface du crâne les signes physiques des organes cérébraux. La phrénologie n’est donc pas une science du crâne, des bosses comme on dit couramment, mais du cerveau lui-même. Bailly de Blois parlait à la Société phrénologique de Paris de « cérébroscopie » ou d’« encéphaloscopie » pour bien marquer cette différence [27]. 3) Analogie entre l’organisation cérébrale d’un individu et d’un peuple et la civilisation dans laquelle ils vivent. Ce sont les facultés fondamentales des hommes qui façonnent la société et non la société qui produit la nature des hommes. Ainsi la phrénologie prétend-elle découvrir, par la simple inspection d’un crâne, la forme de la communauté qui en émane. La boîte osseuse d’un être joue alors comme la métonymie et le résumé de sa société. La sémiologie du cerveau fonde une sociologie embryonnaire. De même que Cuvier reconstitue avec une dent ou un os l’organisation complète d’un animal, le phrénologue entend recomposer avec une boîte crânienne l’ensemble de l’organisation sociale qui lui correspond. 4) Analogie entre l’habitant et l’habitat. On peut découvrir une harmonie entre l’être humain et le lieu dans lequel il vit, principe sur lequel Balzac a construit nombre de ses descriptions dans La comédie humaine. Esquiros raconte par exemple qu’il a lu Gall dans la dernière demeure, à Montrouge, allée du Pot-au-Lait, où le savant composa son plus grand traité. Le lieu avait façonné Gall qui, lui-même, avait marqué le site de sa présence. Esquiros y découvre une affinité secrète entre le livre du savant et le livre de la nature qui entoura celui-ci lors de sa rédaction. Il comprend ainsi le texte de Gall par le texte de la nature qui lui permet de communier, lui vivant, avec le physiologiste mort.

« C’est là que nous lûmes pour la première fois le grand ouvrage de la Phrénologie du Cerveau. Il y a un charme particulier à prendre connaissance d’un livre aux lieux mêmes où son auteur l’a sans doute composé. La nature modifiée autour de vous par cet homme éteint, dont elle garde encore la trace vivante, explique et commente silencieusement les passages obscurs de son œuvre.[...]. Cette présence mystérieuse de Gall, qui se joignait à la lecture de son ouvrage pour lui donner le caractère d’une conversation intime, nous mit bien vite dans la confidence de l’homme et de son système. Nous devînmes les meilleurs amis du monde avec le docteur, et nous ne tardâmes pas à lui demander l’histoire de sa vie. » [28]

5) Analogie entre la vie et la mort. La vérité du cerveau apparaît à l’autopsie, c’est-à-dire au décès du sujet. Suivant la méthode anatomo-pathologique de Bichat, la phrénologie lit la vérité de la vie dans la nuit de la mort [29]. Le grand Broussais porte témoignage de cette continuité fondamentale. « Si les cadavres nous ont quelquefois paru muets, c’est que nous ignorions l’art de les interroger. » [30] 6) Analogie entre l’homme et l’animal. Suivant un grand principe d’interprétation de la physiognomonie, la phrénologie pense un rapport entre la forme des crânes des hommes et celle des animaux. L’homme est un animal continué. 7) Analogie entre le normal et le pathologique. Il n’y pas de différence essentielle entre le normal et le pathologique. Une même faculté cérébrale peut avoir, selon son degré de développement, des manifestations saines ou maladives [31]. Il existe donc une continuité entre le normal et le pathologique qui n’est que du normal accentué, excessif et pouvant, à ce titre, en dire la vérité. Les phénomènes anormaux jouent alors comme la loupe grossissante des phénomènes normaux. On sait du reste que Gall s’est particulièrement intéressé, dans la genèse de sa pensée, aux caractères humains exceptionnels : grands hommes, artistes reconnus, criminels célèbres, fous patentés, etc., qui montraient dans toute sa clarté la prédominance de la faculté qui les commandait.

B. Les forces objectives de l’humanité

S’il importe d’interpréter les signes de la nature et la trame des analogies qui fondent la nature humaine, cette quête du sens emprunte deux chemins opposés. Chez Fourier, la vérité de l’homme vient de la nuit étoilée, si on peut dire, de l’infini du Cosmos. Le mouvement va du plus lointain au plus proche, du grand monde au petit monde. Gall part aussi de l’obscurité, mais cette nuit ne vient plus d’en haut mais d’en bas. La vérité est enfouie dans le plus profond des êtres. Elle est tapie au cœur des organismes cérébraux. Pour y accéder, il faut descendre dans le « puits du crâne » [32], dit le docteur Lauvergne. Cette géologie de l’esprit est inséparable de la dissection.

Opposés dans leurs voies, solidaires dans leur principe, les deux auteurs célèbrent la nuit. Le savoir n’a pas à dissiper l’obscurité en faisant la lumière. Il n’est pas une lutte contre les ténèbres, c’est-à-dire le préjugé, l’obscurantisme, l’ignorance, le fanatisme, etc., il est un savoir des ténèbres elles-mêmes, un savoir né de la nuit, apparu sur fond de nuit.

Mais, partant du plus haut ou du plus bas, l’entreprise sémiologique rencontre toujours des forces. Comprendre l’homme pour Fourier, c’est étudier ses passions, c’est-à-dire ses attractions qui le meuvent, lui comme les astres. La passion apparaît comme une force irrépressible dirigeant l’individu : « L’Attraction passionnée est l’impulsion donnée par la nature antérieurement à la réflexion, et persistante malgré l’opposition de la raison, du devoir, du préjugé, etc. » [33] De même les facultés sont-elles, pour les phrénologues, des instincts, des penchants qui incitent à l’action. Le déchiffrement de la nature humaine se réduit alors à « l’exposition des forces fondamentales et de leurs organes » [34]. Par ce biais, la physiologie cérébrale peut fonder une science de l’histoire. Elle décrit l’énergie, enfouie dans l’appareil cérébral de chaque race, qui se déploie au cours de son évolution. Alphonse Esquiros, commentant les Principes de la philosophie de l’Histoire, de son ancien professeur l’abbé Frère, construisant toute sa démonstration sur cet axiome phrénologique, décrit avec lyrisme cette puissance surmontant toutes les entraves, brisant tous les conservatismes pour accomplir le nécessaire progrès des peuples [35].

Le savoir anthropologique est, de ce fait, toujours lié à l’obscur, à la nuit, à une force d’en haut gouvernant les astres : l’attraction universelle, ou à une force d’en bas, inscrite dans l’organisme. Penser l’homme comme un être soumis à des lois conduit à deux déplacements essentiels.

1) Un décentrement de l’homme par rapport à sa conscience. On comprend que, procédant du macrocosme ou du microcosme, le savant ne connaît pas l’homme à partir de lui-même, de son esprit, de sa volonté. La connaissance ne procède pas d’une introspection, d’une observation intérieure, chère aux Éclectiques, et critiquée avec acharnement par les phrénologues. La vérité de l’humanité n’est pas dans la conscience, mais dans les forces inconscientes, organiques et cosmiques, qui la déterminent.

2) Un décentrement de l’homme par rapport à la Nature elle-même. La connaissance de l’être humain est nécessairement décalée, décentrée puisqu’il s’agit de saisir, non des choses elles-mêmes, mais des rapports, des analogies qui fonctionnent comme langages. En un mot, la science de l’homme est condamnée à voyager. Elle se pose toujours comme un savoir d’à côté, elle est une science diagonale. Elle veut étudier l’homme, le petit monde, elle le déchiffre dans la loi du grand monde : l’attraction. Elle entend saisir l’esprit, mais elle l’étudie dans ses instruments organiques localisés dans le cerveau. Elle veut étudier la vie, elle la comprend par la mort. Elle veut connaître l’organisme, elle le découvre par son milieu. Elle veut connaître l’homme, c’est l’animal qui le révèle. Elle prétend connaître la santé, celle-ci se dévoile dans la maladie, etc.

Et toutes ces analogies, et les déplacements qu’elles engendrent nécessairement, convergent vers un point focal : la force. C’est elle qui organise l’harmonie du monde dont les analogies ne sont que le reflet. Elle porte en elle-même une ambivalence qui rend compte des rapports précédents. Elle est à la fois dans l’homme et extérieure à lui. Elle vit en lui, constitue son être, en dit la vérité, mais n’est pas lui. Et cette dualité explique que l’homme puisse devenir sujet et objet de savoir. C’est bien l’homme qu’on étudie, mais comme une réalité anonyme, extérieure car on étudie en lui une force étrangère qui le dirige, lui comme tous les autres êtres. Si le déterminisme qui l’anime est le même que celui qui gouverne les astres, il peut tenir sur lui-même un discours aussi scientifique que celui qu’il tient sur l’univers. Il peut parler de lui comme s’il parlait d’autre chose, car il parle de quelque chose d’autre que lui en lui. La force assure bien le dédoublement nécessaire à la constitution d’une anthropologie. La science de l’homme n’est donc pas une science humaine, étudiant chez l’homme une réalité n’appartenant qu’à lui. Au contraire, elle étudie en lui ce qui le rattache à la nature universelle : la force de l’attraction.

L’homme peut donc décrire objectivement l’être humain car il étudie en lui quelque chose d’autre que lui. Il est alors comme posé en face de lui-même. Le savant découvre cette réalité comme un explorateur accoste sur une nouvelle terre. Il rencontre l’homme et ses forces comme on met le pied sur un nouveau monde. C’est pourquoi Gall et Fourier sont perçus comme de nouveaux Christophe Colomb, découvreurs de ce territoire inconnu : l’homme lui-même. L’humanité émerge comme un continent nouveau dans une géographie terrestre presque fixée, en ce début de XIXe siècle. Elle reste le dernier paysage à découvrir. Déplisser les circonvolutions du cerveau, c’est, pour le phrénologue, déplier la carte des facultés de l’homme et dresser la géographie de son crâne. Esquiros explique avec lyrisme comment Gall explora les mers de l’âme. Il entreprit un voyage immobile au centre du corps humain :

« Gall ne s’effraya point de ce voyage. Il osa parcourir les hautes régions de l’esprit humain, lever le plan de ces pays inconnus de la pensée, où nul n’avait encore pénétré, fixer les degrés de latitude du crâne en rapport avec les degrés de l’intelligence, poser les limites du monde moral et en décrire les circonférences ; marquer, en un mot, sur la tête de l’homme comme sur une carte les principales divisions géographiques de l’âme. Une telle tentative n’était pas d’un esprit médiocre, et que Gall ait réussi ou échoué, il n’en restera pas moins comme le représentant d’une grande pensée. L’audace de sa tentative l’alarmait lui-même par instants sous la forme du remords. Préjugés de son temps, morale, religion, science, tout s’élevait contre lui, comme le fantôme du vieux monde devant les compagnons de Gama, pour lui dire : Arrête ! Gall n’écouta rien ; il passa outre et s’avança vers ces mers de l’inconnu, où les plus grands n’ont souvent fait, comme La Peyrouse, qu’attacher leur nom à un naufrage. » [36]

L’homme est donc moins un être qu’un lieu, un espace où se rencontrent des puissances qui le traversent et le mettent en communication avec l’Univers. La découverte de ce qu’on pourrait appeler l’homme-continent ouvre la possibilité d’une topographie du crâne. Et c’est sur cette carte que le phrénologue doit découvrir les signes, pensés comme des notes, des chiffres ou des lettres, indiquant les caractères de l’humanité : « [...], toutes les manifestations possibles de l’âme humaine sont inscrites sur la surface du crâne, mais à l’état de lettres, de chiffres, de notes. » [37]

C. L’alphabet de la nature humaine

Julien Le Rousseau propose une fusion des thèses de Gall et de Fourier en les articulant par leur face essentielle. Les Passions de l’un correspondent en effet et aux Facultés de l’autre : elles sont toutes des forces. « La faculté est donc une force spirituelle élémentaire, simple, irréductible, qui dispose et arrange, à sa convenance, la matière qui lui sert de moyen de manifestation dans notre monde sensible. » [38] La passion elle-même n’est pas autre chose : « On saura donc, lorsque nous parlerons de l’Attraction passionnelle, que nous entendons par là la force indestructible qui constitue la vie essentielle de l’homme. » [39] La passion chez Fourier correspond ainsi très exactement à la faculté primitive chez Gall, à cette nuance près qu’il faut plusieurs facultés pour constituer une passion [40]. C’est bien la force qui rend possible a priori l’union de la phrénologie et du socialisme.

L’organisation cérébrale apparaît comme une série ordonnée de forces ou facultés que l’on peut rassembler dans un classification synthétique. Gall dresse ainsi un tableau des 27 facultés primitives de l’homme, dont 19 sont communes aux hommes et aux animaux. Spurzheim, son principal disciple, modifie la nomenclature du maître et en porte le nombre à 35. Cet alphabet anthropologique résout l’énigme de l’infinie variété des caractères humains : « Vingt-quatre lettres suffisent pour composer des milliers de mots. Or, en admettant trente à trente-cinq facultés, et toutes les combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc., il est évident que le nombre de fonctions doit être immense. » [41] Fourier, quant à lui, établit le tableau des 12 passions fondamentales qui se résument dans une treizième, la plus essentielle : l’Unitéisme [42]. Victor Considerant écrit : « [...] il a formé une nomenclature, - ainsi que fit en son temps Lavoisier pour le règne minéral, quand il créa l’ordre en chimie ; ainsi qu’avaient fait pour le règne végétal Linné et de Jussieu, et tout récemment encore Cuvier pour la zoologie de l’ancien monde. » [43] Ces 13 passions constitutives de l’être humain forment le clavier dans lequel se répartissent les 35 facultés fondamentales découvertes par les phrénologues [44]. Il s’agit bien, pour Julien Le Rousseau, d’introduire la phrénologie dans l’espace théorique dessiné par la pensée sociétaire. Les tableaux anthropologiques des phrénologues et des phalanstériens ne forment plus qu’une seule et même liste : « C’est, comme il le dit, la conciliation de la science sociale et de la science phrénologique. » [45]

La quête du sens est achevée. La grammaire naturelle de l’homme est enfin révélée. On peut désormais lire dans le livre du corps le mystère de son être et de ses destinées. Mais si l’humanité peut ainsi se figer dans un catalogue de ses caractères fondamentaux, c’est qu’elle est essentiellement fixe. Elle porte en elle une loi immuable, donnée par Dieu, pour l’accomplissement de sa mission ici-bas. Découvrir cette norme, c’est restaurer l’Arche d’Alliance nécessaire à son salut.

2. La nouvelle Arche d’Alliance et la formation d’une théologie scientifique

A. La loi d’airain de la nature humaine

Un fixisme radical anime les spéculations des phrénologues et de la plupart des socialistes. L’homme sera toujours l’homme. Les passions comme les facultés sont en effet innées en lui, irrévocablement liées à sa nature. Elles la résument même. « Les dispositions des propriétés de l’âme et de l’esprit sont innées et leur manifestation dépend de l’organisation. » [46] Immuable dans son essence, l’être humain ne pourra, malgré tous les développements de la civilisation et de l’éducation, changer sa structure profonde. Doté d’un nombre limité de facultés, il ne pourra jamais en acquérir d’autres. L’art du physiologiste se réduit à développer, par l’exercice, celles qui existent.

Ce postulat affirmé par le fondateur prend une nouvelle orientation avec son principal disciple. Spurzheim rompt avec le pessimisme anthropologique de Gall qui admettait des penchants mauvais ou vicieux, entraînant l’individu vers le vol ou le meurtre par exemple. Il rejette catégoriquement cette possibilité. Toutes les facultés de l’homme sont bonnes par nature car elles viennent toutes de Dieu. Il écrit : « M. Gall est porté à admettre des penchants vicieux ; et il fait entrer le mal moral dans le plan du Créateur. Je suis intimement convaincu que toutes les facultés en elles-mêmes sont bonnes, et données pour un but salutaire ; qu’elles sont nécessaires et indispensables ; et qu’elles doivent être considérées sans exception dans toutes les institutions. De même que la matière, telle que le feu ou l’eau, n’est pas mauvaise en elle-même, mais seulement l’abus qu’on en fait ; de même les facultés ne sont pas mauvaises, mais les fonctions qui en résultent peuvent l’être. Je pense avec Saint Augustin, que le mal n’est pas une substance, et que dans les facultés il n’y a de mauvais que l’abus que les hommes en font. » [47] Cette évolution de la phrénologie la rapproche d’un principe essentiel de la pensée sociétaire. Puisque les passions sont des forces, elles sont, par leur nature, irrépressibles et fondamentalement bénéfiques. L’homme, en les suivant, obéit à une puissance bienfaisante de l’univers. Il est donc tout aussi illusoire et inutile d’entraver les inclinations humaines que de prétendre empêcher la course des astres dans l’immensité. La même loi gouvernant le grand comme le petit monde, l’homme doit suivre ses passions comme les planètes se meuvent dans le Cosmos.

Socialisme et phrénologie se retrouvent ainsi sur ce principe d’une bonté essentielle de la nature humaine. Le docteur Baudet-Dulary, maître d’œuvre de l’expérience de phalanstère de Condé-sur-Vesgre, écrit en effet :

« La science plus complète de Fourier accepte franchement et sans crainte toutes les conséquences logiques de la physiologie du cerveau. Oui, l’homme est continuellement à la merci de son corps et des choses extérieures : l’homme a des besoins organiques qui le dominent impérieusement ; ces besoins doivent tous être bons dans leur essence ; car ils viennent de Dieu ; [...]. » [48]

Il est donc impossible de comprimer les facultés innées, mais plus encore, impie de le tenter. Autant vouloir refaire l’œuvre même du Créateur, dont le cerveau apparaît comme une nouvelle Arche d’Alliance, un nouveau code de lois sacrées, inscrites par la main même de Dieu dans les circonvolutions. Il a voulu en effet que l’encéphale dévoile en même temps les lois physiques du monde et les lois morales de l’humanité.

B. La Théologie scientifique

La phrénologie, dans son propre cheminement théorique, rencontre un des grands enjeux de son temps : la fondation d’une théologie naturelle, qu’elle déduit de l’organisation même du cerveau. Ce dernier joue un rôle pivot dans l’ensemble de la Création qui culmine en lui. Comment le monde est-il connaissable ? Pourquoi les lois de la logique, gouvernant l’esprit, sont-elles conformes aux lois objectives gouvernant le monde ? Et les phrénologues de répondre : parce que Dieu a créé à la fois le monde, en le soumettant à un ordre, et le cerveau de l’homme pour qu’il puisse découvrir cet ordre. Dieu est la condition épistémologique de la connaissance elle-même. Pour les phrénologues, la théorie de la connaissance est, en premier lieu, une théologie de la connaissance.

D’abord, l’homme est naturellement un être religieux. Une faculté porte en effet spontanément l’humanité à adorer Dieu. Gall baptise cet organe théosophie et Spurzheim vénération. Pour accomplir cette haute mission, l’organe de cette faculté se trouve symboliquement localisé au sommet du cerveau, comme le clocher de l’église se dresse au-dessus des autres édifices. L’humanité s’élève, par son cerveau, jusqu’à son Créateur. « Le cerveau est en quelque sorte le clavecin des idées. Chaque saillie du crâne est un socle, un piédestal où se posent les facultés de l’âme. L’homme est une colonne, a dit Platon [...]. Colonne sublime dont le front est le sommet et qui porte sur ce faîte une statue vivante, féconde, éternelle, - Dieu ! » [49] L’humanité communie avec Dieu par sa matière cérébrale.

Mais puisque l’homme est poussé à croire par la nature même de son cerveau, c’est que Dieu existe. Par un raisonnement finaliste, les phrénologues déduisent de l’existence de la faculté l’existence même de Dieu. L’appareil de la pensée suppose un Auteur transcendant. Un proche de Saint-Simon, le docteur Bailly de Blois, raisonne en ces termes. Toute fonction existe pour se mettre en rapport avec une réalité du monde extérieur. Or, tous les peuples de la terre adorent un Dieu. Cette croyance est attestée par l’organe de la théosophie. Donc Dieu existe, puisqu’aucun organe ne peut avoir été créé sans objet, sans but. La faculté cérébrale prouve la réalité de l’Être suprême qui s’y rapporte. Il soutient :

« [...] ; or, si nous avons vu jusqu’à présent que, chez les animaux comme chez l’homme, toutes les parties, tous les organes répondent à un ordre de faits avec lesquels ils sont en relations ; si nous avons vu que chacune de nos facultés est un moyen dont le Créateur s’est servi pour nous révéler chacune des vérités avec lesquelles il a bien voulu nous mettre en relation de connaissance ; si toutes ces données sont exactes, il faut nécessairement en conclure que par le moyen de la faculté de la Théosophie, l’auteur de toutes choses a bien voulu se révéler lui-même à l’humanité et que l’organe qui nous inspire le besoin de reconnaître son existence est le signe de l’alliance qu’il a daigné contracter avec nous. C’est par cette faculté que nous entrons en relation avec lui, comme nous entrons en relation avec la nature par le moyen des organes des sens et des facultés réflectives. » [50]

Le cerveau prouve ainsi l’existence de Dieu qui l’a produit : l’objet créé prouve le créateur. « Dieu et le cerveau, rien que Dieu et le cerveau » aimait à répéter Gall. François Broussais administre la même preuve par d’autres moyens. Sa démonstration se veut en cela plus rationaliste. Il invoque une faculté non plus religieuse mais intellectuelle. Ce n’est pas la théosophie, d’après la terminologie de Gall, ou la vénération chez Spurzheim, qui attestent l’existence du Créateur mais la dernière des facultés, la plus rationnelle : la causalité. C’est par elle que l’esprit découvre les lois de la Nature. Son exercice tend à remonter, de cause en cause, des phénomènes physiques aux phénomènes méta-physiques, à la Cause première. « Nous la devons [la notion de Dieu] assurément à la faculté de causalité, car il est impossible de l’arrêter jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à ce point ; c’est son terme. Quand les autres facultés intellectuelles ont contemplé tous les accords, elle en conclut malgré nous à l’existence d’un moteur primitif. » [51] La métaphysique n’a donc plus rien de chimérique, elle émane de l’observation de la nature dont elle tire, par induction, la notion de Dieu : « La métaphysique n’est donc qu’une observation de la nature, fécondée par la faculté de causalité : [...]. » [52] En d’autres termes, l’ordre de la Nature, révélé par cette faculté cérébrale, prouve l’existence d’un Ordonnateur. Ce n’est plus dans l’organisation du cerveau lui-même que se découvre la preuve de l’existence divine, mais dans l’ensemble de la Création. L’être humain, en découvrant les lois qui conduisent le monde, remonte la rampe qui ramène jusqu’à Dieu, législateur suprême de la Nature. L’appareil cérébral n’est plus alors seulement l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais l’intercesseur entre Dieu, la Nature et l’homme. Dieu a créé le cerveau humain de telle sorte que les secrets de la Nature lui soient révélés. Dieu est donc la condition a priori de la connaissance, puisque sans Dieu, pas d’harmonie préétablie entre le monde et l’esprit humain qui le connaît, par un cerveau organisé dans ce but. Il constitue la clef de voûte de tout savoir possible.

Aussi la phrénologie n’est-elle plus seulement une science de l’homme, née de Dieu, elle s’érige au rang de Science des sciences. Elle peut se présenter comme la « science première, fondamentale » [53], dit Beunaiche de la Corbière. En explorant les fondements organiques de l’esprit, elle met en lumière ce qui rend possible toute connaissance en tant que telle, quel que soit son objet. Elle constitue en cela le principe de toute encyclopédie. La physiologie cérébrale, « [...], reposant sur la nature de l’homme, embrassant son système nerveux tout entier, et, partant, toutes ses facultés, tous ses besoins, est à elle seule la science universelle, l’encyclopédie parfaite de l’esprit humain [...]. » [54] Véritable archéologie intellectuelle, elle apparaît comme la méthodologie première de tout savoir. Mège le dit sans détours : « Enfin, la phrénologie donnant la raison matérielle des divers instruments de sensations et de l’intelligence, il est clair, il est positif qu’elle renferme en elle-même les principes de toute méthode scientifique, c’est-à-dire la méthodologie générale, à laquelle la philosophie surtout ne saurait se soustraire sans s’égarer. » [55]

Le cerveau se pose comme l’intercesseur, le médiateur entre le Créateur, sa créature et sa création. L’ordre du monde est révélé par le cerveau, que Dieu a créé à cet effet. L’organisation cérébrale devient le support et la preuve d’une religion scientifique. En suivant ainsi sa propre logique, la physiologie cérébrale rencontre donc un des thèmes essentiels du socialisme d’alors. La science, étudiant la Nature, découvre la présence de Dieu qui l’a créée. Elle devient théologie et peut donc légitimement la détrôner. Pierre Leroux le rappelle : « Donc ces sciences, au lieu de se séparer complètement, comme elles ont fait en France et en Angleterre pendant plus d’un siècle, de l’ancienne voie théologique, doivent rentrer dans cette voie, et remplacer la théologie, en se faisant elles-mêmes théologie. » [56] Mais cette assertion théologique et scientifique se pare également d’une dimension éthique. Le cerveau ne permet pas uniquement de connaître le vrai, mais également le bien. Il dit aussi bien ce qui est, selon l’ordre de la Nature, que ce qui doit être, selon la volonté de Dieu. L’homme porte en lui une révélation morale qu’il doit interroger en faisant retour sur lui-même. La loi divine est dans l’homme, répètent en chœur socialistes et phrénologistes. L’humanité doit trouver en son sein le sens de sa destinée.

C. Loi de soi/loi en soi

La physiologie du cerveau explique que les deux lobes du cerveau peuvent servir de nouvelles Tables de la Loi : « [...], c’est une arche sainte où l’ordre est parfait ; [...]. » [57] Le Créateur y a écrit la loi et la mission dévolues à l’Humanité. Chaque faculté, comme chaque passion, constitue un saint commandement, une révélation des volontés divines. Le langage du corps est une injonction d’en haut. Le phrénologiste qui l’interprète est le Moïse d’un nouveau monde :

« Le Créateur a écrit chez l’homme, en traits de chair et d’os, sa loi, sa mission, sa destinée ; et l’homme méconnaîtrait ce langage vivant, énergique de l’organisme ! [...]

Osez donc la consulter, cette admirable organisation ; osez lui demander sa loi, et, pour savoir ce qu’elle doit être, allez découvrir ce qu’elle est, tout ce qu’elle est tout entière.

Comment un tel langage ne s’est-il pas jusqu’ici fait entendre des hommes ? et quels scrupules pourraient nous arrêter ? » [58]

Les facultés venant de Dieu, elles doivent toutes s’exercer pour obéir à sa volonté. C’est dans cette obéissance que l’humanité trouvera le bonheur en accomplissant sa destinée. Le Verbe s’est fait chair dans les circonvolutions. Fossati explique en ce sens :

« L’Être suprême a révélé à l’homme ses nobles sentiments d’indépendance, de justice, de bienveillance, de vénération, etc., au moyen d’organes cérébraux, comme il lui a donné des organes pour ses instincts de conservation et des organes pour ses talents et les diverses facultés de son intellect. C’est là une révélation qu’on ne peut contester ; elle est vivante, permanente, essentiellement vraie. C’est là la vraie parole de Dieu, et non celle de quelque voix humaine qui a la prétention de se dire la parole de Dieu. » [59]

Dès lors, la loi de l’homme ne s’impose plus de l’extérieur à l’organisme, elle est en lui, écrite dans ses traits physiques, répètent le socialisme et la phrénologie. Julien Le Rousseau rappelle cette idée essentielle : « Et maintenant, comme les forces qui nous constituent ce que nous sommes sont distribuées harmoniquement par Dieu [...], il en résulte que la règle de notre activité est en nous-mêmes, et que l’homme peut lire, en se repliant sur lui-même, non seulement sa destinée particulière, mais encore l’enseignement des principes propres à édifier normalement ses sociétés et, par suite, l’unité complète de la famille humaine. » [60] Le phalanstérien Stanislas Aucaigne ne dit pas autre chose, dans les colonnes du Nouveau Monde : « Le bonheur de l’homme est dans la nature de l’homme ; c’est là qu’il faut le chercher : c’est là qu’il faut le cultiver. Dieu, en nous donnant le pouvoir de lire dans notre organisation, nous a donné la puissance de remonter jusque vers la source du bonheur et de pouvoir librement y puiser. » [61]

L’organisme devient ainsi le code suprême. La loi fondamentale se révèle dans les profondeurs de l’anatomie humaine. « Homme, connais-toi, toi-même et tes semblables ; observe la tête humaine, vois, examine les propriétés physiques du cerveau, c’est le criterium unique, ou plutôt c’est le code complet, inabrogeable, des droits et des devoirs constants, seuls légitimes, de tout mortel ! » [62] Les droits fondamentaux de la nature humaine sont déposés par Dieu dans ses hiéroglyphes biologiques. Les lois du corps doivent définir le corpus des lois.

« Les véritables droits de l’homme sont écrits dans son organisation, dans sa constitution naturelle ; ce sont ses besoins, ses passions, ses facultés.

Toute constitution politique ou sociale qui ne prend pas pour type les lois de la nature humaine et qui ne garantit pas la plus large satisfaction possible de ces passions et de ces facultés, est une œuvre éphémère.

Ceux qui croient que les révolutions politiques ou sociales sont déterminées, au gré du hasard, par l’influence de quelques hommes ou par l’attrait métaphysique de quelques doctrines sont dans une erreur profonde.

Toutes les crises qui bouleversent les sociétés, toutes les révolutions qui les transforment ont pour cause première, essentielle, le désaccord existant entre les lois sociales, et les lois de l’organisation humaine.

Tant que l’homme souffrira dans ses besoins, dans ses passions, dans ses facultés, il y aura des révolutions dans les sociétés et des guerres sur le globe. » [63]

Ce principe général suppose trois renversements complets de perspective, logiquement articulés.

1) Le retournement du déterminisme naturel en liberté politique. L’homme, comme objet de savoir, est un être soumis à des lois naturelles qui le déterminent. Il doit les suivre pour trouver le bonheur et accomplir sa destinée. Par là, il n’est plus seulement objet de savoir, mais sujet moral et sujet de droit. Ce code naturel s’impose en effet à tous les autres codes. Ces puissances deviennent des forces se retournant contre tous les autres déterminismes. La loi du corps s’oppose à toutes les lois sociales qui voudraient la contrarier. Elle repousse, en droit, tous les règlements, toutes les disciplines, toutes les répressions. La Nature, asservissant l’homme, le libère ainsi des contraintes artificielles de la société et de la morale. Le déterminisme initial se mue en autonomie, la soumission anthropologique en liberté morale et politique.

La loi de l’homme, écrite dans sa nature, ne doit pas seulement résister aux législations humaines, mais les remplacer. Ce retournement du déterminisme en liberté se double donc d’un second renversement. L’axe de la normalisation se trouve modifié.

2) Le renversement du sens de la norme. Tous les moralismes se trouvent, dans ce type de discours, radicalement exclus. Il ne s’agit pas de blâmer la nature humaine, qui serait vouée au mal et au péché, mais de découvrir, en elle, la loi morale. Casimir Broussais le proclame : « Si l’homme a des besoins, qu’il les connaisse tous, qu’il en découvre le véritable but, et qu’il cherche à atteindre ce but, sans en dévier, sans le dépasser ; il aura obéi à sa nature, il aura été moral. Oui ! l’homme est moral, quand sa vie n’est que l’accomplissement de la loi de sa nature, de son organisme harmonieux. » [64] La morale ne s’oppose pas à la nature, elle est la nature elle-même. Non plus une morale contre le corps, mais une morale née du corps lui-même, de son mode même de fonctionnement. La science de ce qui est en soi, essentiellement, constitue, ipso facto, la science de ce qui doit être, c’est-à-dire une éthique. Ce qui doit être, c’est ce qui est précisément, selon la loi naturelle de Dieu. Il faut partir de cette norme, de cette morale de l’organisation pour reconstruire la société à partir d’elle. Le sens de la régénération se trouve, de ce fait, inversé, révolutionné.

3) La révolution copernicienne et le renversement de l’axe de gravitation sociale. Soit les deux éléments de tout système social, l’homme et la société, comment agencer ces deux réalités l’une à l’autre ? Faut-il adapter l’homme à la société, en le moralisant et le socialisant ou, au contraire, doit-on adapter la société à la nature fondamentale de l’homme ? Le refus du moralisme engendre un retournement de l’axe autour duquel doit se reconstruire la société. À leur manière, Fourier explicitement et Gall, par les conclusions tirées de ses recherches, ont opéré une véritable révolution copernicienne en inversant le rapport entre ce qu’on croyait fixe et ce qu’on pensait mobile. La société n’est plus une donnée primitive et immuable à laquelle la nature humaine, infiniment malléable, devrait s’accorder. Il ne convient pas de moraliser ou de socialiser l’individu en lui inculquant les valeurs d’une collectivité. Ce n’est pas l’homme qui doit changer, mais la société, car la nature humaine est immuable et l’ordre social infiniment modifiable. La société gravite autour du soleil de la nature humaine, et non l’inverse. L’« anthropocentrisme » s’est substitué au « sociocentrisme », si on peut dire. « Fourier seul a posé la question dans son droit sens. Seul il a pris l’homme pour donnée invariable du problème social ; [...]. » [65] C’est donc le fixisme de la nature humaine qui fonde le progressisme de la société.

Puisqu’on ne peut et qu’on ne doit pas changer l’homme, seule la société doit évoluer en obéissant aux lois naturelles gouvernant l’être humain. Il faut une nouvelle association pour permettre l’avènement d’un homme accomplissant pleinement sa nature fondamentale. L’École sociétaire, comme le socialisme de son temps, prône une ontologie politique, cherchant à réconcilier, dans une société régénérée, l’existence de l’homme avec son essence. La collectivité ne se projette plus sur l’homme en le pliant à ses normes, c’est l’homme, placé au centre, qui projette sa norme sur le monde social.

3. La science sociale et la naissance de l’homme total

A. Le nouveau christianisme et la théorie de l’homme total

La théorie, anthropologique et socialiste, de l’homme total ou générique doit se replacer dans le cadre du nouveau christianisme en gestation au début de la monarchie de Juillet. La réhabilitation des passions, chez Fourier et ses disciples, comme la revalorisation de la chair et de la matière par le saint-simonisme, ont en effet pour but de surmonter l’anathème jeté par l’Église sur le corps. Elle y voit la source de toute tentation, de tout désir et de toute corruption. La chair, c’est le mal. Un bon fidèle doit s’en affranchir et purifier son âme par des pratiques d’abstinence et de mortification. Saint-Amand Bazard, chef de l’Église saint-simonienne avec Enfantin, refuse cette condamnation de la nature : « L’aspect le PLUS FRAPPANT, le PLUS NEUF, sinon le plus important, du progrès général que l’humanité est AUJOURD’HUI appelée à faire, consiste, messieurs, dans la RÉHABILITATION DE LA MATIÈRE, réhabilitation qui ne pourra avoir lieu qu’autant qu’une conception religieuse nouvelle aura fait rentrer dans l’ordre providentiel et en DIEU même cet élément, ou plutôt cet aspect de l’existence universelle que le christianisme a frappé de sa RÉPROBATION. » [66] Dieu et la Vie s’identifient pour les socialistes. Puisque tout vient du Créateur, tout porte dans le monde la marque de cette origine. Eugène Pelletan, pour l’École phalanstérienne, écrit en ce sens aux fidèles de l’Église catholique qu’une nouvelle conception de la Nature doit se faire jour. Il les encourage à détourner les yeux des cieux pour voir, dans les harmonies sublimes des choses, la trace de Dieu, dont le monde est le temple.

« Et maintenant nous dirons aux catholiques : rentrez dans la vie d’où vous êtes sortis ; ne considérez plus ce monde comme une thébaïde, où le saint doive s’isoler, immobile et debout, sur les hautes ruines pour regarder mélancoliquement les peuples emportés par les vents de mort, comme les tourbillons de sable par les vents du désert. Songez que l’existence nous a été donnée pour l’action, et que Dieu pèse nos mérites à nos œuvres. La terre n’est pas une vallée de larmes qu’il faut abandonner à l’asphodèle et aux ronces ; c’est le temple, c’est l’autel du Dieu vivant, et Dieu n’a pas allumé à sa voûte ces millions de lampes d’or, distillé les parfums dans les encensoirs des fleurs, semé les formes et les couleurs sur les voiles de verdure, ni laissé frémir sur la grande lyre aérienne le cantique de toutes les voix ; il n’a pas convoqué autour de nous toutes les magnificences pour que, lévites indifférents, nous puissions négliger d’orner l’autel, et que nous refusions à Dieu une hospitalité somptueuse et digne de la divinité. » [67]

Aussi tout est-il saint dans la Nature universelle, et donc tout est bon dans la nature particulière de l’humanité. On ne peut opposer chez l’homme une partie impure : le corps, à une partie noble et divine : l’âme. Le corps et l’esprit ont été créés par Dieu avec la même dignité. L’abbé Châtel, fondateur de l’Église catholique française, proche de l’École sociétaire [68], écrit en ce sens : « Dieu et la nature exaltent, élèvent la chair à l’égal de l’esprit et l’esprit à l’égal de la chair. » [69] La lutte millénaire en l’homme de ces deux principes doit cesser dans la communion, la réconciliation de la chair et de l’esprit. L’unité de l’homme est une condition essentielle de la régénération : « Ainsi donc : unité de l’homme avec lui-même, telle est la première condition du développement normal de son individualité. » [70] Et Châtel de prophétiser une nouvelle ère marquée par une nouvelle alliance de l’homme avec lui-même :

« Que la chair s’incarne à l’esprit, et que l’esprit soit avec la chair, et les temps seront accomplis.

Et le règne du désordre sera fini ; et la violence ne sera plus sur la terre, et la justice et la paix s’embrasseront pour toujours. » [71]

La phrénologie autorise elle aussi, à la suite des doctrines proposant un nouveau christianisme, une réconciliation de la chair et de l’esprit, de l’âme et du corps, dépassant l’antagonisme chrétien. Le principe du rapport du physique et du moral, principe de signification, ouvre en effet la voie à une réhabilitation des deux entités opposées. Comment peut-on opposer le corps à l’esprit, en prétendant libérer l’âme de la chair et de ses tentations, alors que le corps est le fondement même de l’esprit ? Puisque la pensée, comme le démontre la physiologie du cerveau, nécessite des organes cérébraux pour se manifester, l’esprit et le corps se trouvent immédiatement liés et réconciliés. Une altération de l’organisme cérébral produirait une altération correspondante de l’esprit. Abîmer le cerveau, c’est nécessairement abîmer l’esprit auquel il sert d’instrument. C’est du reste cette expérience qui avait profondément impressionné François Broussais. Il la relate dans sa profession de foi, écrite pour ses amis, et publiée après sa mort par son secrétaire, Horace de Montègre :

« Dès que je sus par la chirurgie que du pus accumulé à la surface du cerveau détruisait nos facultés, et que l’évacuation de ce pus leur permettait de reparaître, je ne fus plus maître de les concevoir autrement que comme des actes d’un cerveau vivant, quoique je ne susse ni ce que c’est qu’un cerveau ni ce que c’est que la vie. » [72]

Cette constatation empirique et scientifique prend immédiatement une résonance philosophique et religieuse. L’abbé Châtel évoque lui-même cette expérience pour établir le nouveau dogme religieux, réconciliant la chair et l’esprit : « Et les organes qui servaient à manifester ta pensée, qui étaient les serviteurs de ton intelligence, une fois altérés ou détruits, ta pensée de même et ton intelligence s’altèrent ou périssent. » [73] La référence n’est pas surprenante puisque l’Église constitue un vivier de phrénologues. Julien Le Rousseau, Vice-Primat de l’Église, côtoie Mège, Émile Gauché et Napoléon Barthel. On comprend que les deux conceptions, scientifique et religieuse, symétriques, fusionnent dans la synthèse religieuse et scientifique proposée, à sa manière, par le socialiste Théophile Thoré. Pour lui, la phrénologie consacre l’avènement d’une « anthropologie panthéistique » surmontant les oppositions chrétiennes de la chair et de l’esprit pour les réconcilier dans une unité primordiale, celle de Dieu et de la Nature. Il n’existe plus de différence entre la divinité et le monde, donc plus d’hostilité possible entre le corps, lié à la nature, et l’âme, reliée à Dieu [74].

L’homme total qui doit éclore surmonte ainsi l’antagonisme chrétien de la chair et de l’esprit. Il forme une totalité. Mais cette totalité humaine comme unité se double d’une autre signification : la totalité comme exhaustivité. Dans cette théorie, l’homme doit accomplir l’ensemble de ses virtualités, en exerçant la plénitude de ses facultés et de ses passions. Ce principe, commun aux socialistes et aux phrénologistes, s’exprime particulièrement chez le phrénologue Félix Voisin. Il importe de « rendre l’homme à lui-même » [75], dit-il, pour former un homme accomplissant l’universalité de son être : « Il faut répondre aux intentions libérales de la cause première : nous avons beaucoup reçu, nous devons beaucoup donner ; il est temps que l’homme apparaisse en ce monde. » [76]

Aucun être humain n’a exercé l’intégralité de ses dispositions essentielles, aucun n’est réellement et totalement lui-même. L’homme n’est pas né, il doit naître. Pour ce faire, il importe de créer une nouvelle organisation sociale dans laquelle chacun pourra se réconcilier avec soi-même, pour se réconcilier avec son semblable. Mais comment garantir que l’ordre social soit en tout point conforme à la nature de chaque être humain ? La société ne pourra donner pleinement satisfaction à la totalité des facultés et des passions de chacun que lorsqu’elle sera édifiée sur le modèle de chacun, c’est-à-dire sur le modèle du corps humain. Tel est l’enjeu de la science sociale.

B. Science du corps social

La science sociale est au cœur du projet des disciples de Fourier. Elle en est l’instrument théorique majeur, la norme directrice. Au-delà même de l’École sociétaire, elle en vient même à recouvrir le socialisme. Constantin Pecqueur, ancien rédacteur du Phalanstère, propose ainsi de remplacer le terme de « socialisme », vague et ambigu, par celui de « science sociale » [77].

La science sociale est science du corps social : « La société est un vaste corps organisé, et la science sociale a pour base l’anatomie et la physiologie de cet organisme. » [78] Elle présente trois traits principaux :

1) Puisqu’il s’agit d’enfanter le corps social, la science sociale se pense comme une science objective, sans être cependant un savoir d’enquête. La science que les socialistes ont en vue n’est pas une connaissance de la société réellement existante. Ils ne vont pas « visiter les pauvres », pour parler comme de Gérando, ne vont pas observer les logements ouvriers, enquêter dans les manufactures, comme Buret et Villermé. Il ne s’agit pas non plus de constituer une science de la société, « par les yeux de l’esprit », comme le répète à l’envi Quételet, cherchant, par le calcul statistique de l’homme moyen, à saisir le corps social lui-même, irréductible à la somme des individus qui le composent. Les socialistes ne prétendent pas constituer une science de la société telle qu’elle est, car étudier la société de leur temps ne sert à rien : tout y est à rebours de l’ordre naturel, à contre sens. Tout y est faux et dénaturé. Il faut sortir de cette société mensongère, anti-naturelle, dévoyée pour faire advenir une société vraie, scientifique, naturelle : « L’une est la Société normale et vraie, que la Science Sociale a pour but de découvrir et d’organiser, les autres sont toutes ces Sociétés fausses par lesquelles l’Humanité est passée et devait passer avant d’arriver à sa constitution, et au milieu desquelles nous la voyons se débattre misérablement. » [79] La science sociale n’est donc pas la science de la société telle qu’elle existe, mais de la société telle qu’elle doit être pour être harmonieuse. Le corps social n’est pas déjà là, il doit advenir. Mais où trouver la norme devant servir de guide à cette édification ? Ne la cherchant pas dans la société existante, la science sociale entend la trouver partout ailleurs.

2) La science sociale se pense ainsi comme science naturelle. Elle tire sa vérité des deux modèles proposés par les corps de l’homme et de l’univers. Elle veut découvrir l’ordre régnant dans le grand et le petit mondes pour le transposer dans le désordre de l’humanité : introduire le partout de la Nature dans le nulle part de la société.

La science sociale peut donc partir de la cosmologie, de l’organisation de l’univers. C’est ce que font Fourier et ses disciples lorsqu’ils décrivent ces forces du lointain dont on a parlé. Alphonse Tamisier, Polytechnicien de l’École sociétaire, décrit ainsi l’organisme du monde :

« Il faut, puisqu’il est impossible de ne pas apercevoir le lien intime qui rattache entre elles toutes les parties de la création, depuis les derniers atomes jusqu’aux tourbillons planétaires que l’on voit se former et se décomposer dans l’espace, il faut bien forcément admettre que l’univers est un TOUT vivant, organisé, dont les parties constituantes sont liées par des lois analogues à celles qui réunissent les différents organes d’un corps, comme celui de l’homme, par exemple, et qui établissent dans ce corps l’unité de la vie. » [80]

Dans cet esprit, Henri Lecouturier, astronome et socialiste, propose une Cosmosophie, ou science du socialisme universel, marquée à l’évidence par les découvertes de Fourier. Il explique : « Pour nous, le Socialisme, c’est la science des principes avec lesquels l’univers est constitué ; c’est ensuite la synthèse de ces mêmes principes pour arriver à la synthèse universelle ; c’est enfin la science matérielle et morale de l’univers, que quelques savants ont rêvée sous le nom de science du COSMOS, et que nous avons établie dans un autre ouvrage, sous le nom de COSMOSOPHIE. » [81] Le socialisme et l’univers sont synonymes. Le socialisme n’est pas une création de l’esprit humain, il est la Création elle-même : « Le mot COSMOSOPHIE ne signifie pas autre chose que SAGESSE DE L’UNIVERS, ou pour parler le langage de la science antique : PHILOSOPHIE DE L’UNIVERS, ou bien encore, en langage d’aujourd’hui : SOCIALISME DE L’UNIVERS. » [82] Le socialisme est l’ordre même du monde, puisque tout y est uni, solidaire, au point que le moindre dérangement affectant une de ses parties, bouleverserait l’ordonnancement général. Chaque être humain doit trouver sa place dans la société comme chaque planète exerce une fonction dans l’harmonie du Cosmos. Puisque l’univers lui-même n’est qu’une vaste association des choses et des êtres, l’humanité doit chercher dans cet ordre unitaire, physique ou physiologique, la loi qui doit la gouverner. Le socialisme est la science de l’association universelle ou encore, science de la Vie universelle. Il importe donc de transposer, de transporter l’ordre découvert, déchiffré dans la Nature, pour l’introduire dans les relations entre les hommes. Il faut refonder la société sur le modèle du corps de l’univers.

Mais, à l’autre extrémité, la science sociale peut se fonder sur l’anthropologie, comme on l’a vu avec Gall. En effet, la même loi gouverne l’infiniment grand et l’infiniment petit. Il importe donc de compléter les travaux de Newton en édifiant, en face d’un système du grand monde, étudié par l’astronomie, un système du petit monde, exploré par la physiologie. On sait que cette recherche constitue le point central de la philosophie de Saint-Simon. Physiologie et astronomie sont soumises à la même loi d’attraction. Et il n’a que mépris pour les « brutiers », comme il les appelle, qui prétendent réduire l’application de la gravitation à la seule cosmologie : « Prouver qu’il serait utile au progrès de la science de considérer la loi de la pesanteur universelle comme loi divine et comme loi unique, à laquelle Dieu a soumis l’univers, est le but de nos travaux. » [83] Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, à la même époque, applique lui aussi le concept d’attraction, régissant le grand monde, au petit monde de l’organisation, au « monde des détails » comme il l’appelle [84].

La science de l’homme doit ainsi fonder la science sociale : connaître l’être humain dans son essence pour en déduire l’ordre social le plus conforme. Le Polytechnicien Jules Lechevalier Saint-André, ancien saint-simonien et dirigeant de l’École phalanstérienne, le rappelle : « Il s’agit donc de fonder la société d’après les lois physiologiques de la nature humaine, et par conséquent de rechercher ces lois. » [85] Julien Le Rousseau explique de même, sous la Seconde République : « En effet, si les sociétés ne peuvent vivre, se conserver et se développer qu’autant qu’elles se trouvent en rapport avec l’homme pour qui elles sont faites, n’est-il pas évident que le premier soin des législateurs et des gouvernants est de pénétrer de plus en plus en avant, par l’étude et l’observation, dans les mystères de la nature humaine ? N’est-il pas évident que tous les perfectionnements que l’on pourra apporter dans le mécanisme social et dans l’art du gouvernement, reposeront sur les progrès de la science de l’homme, de l’anthropologie ? » [86] Le socialisme se présente dès lors comme une physiologie.

3) En cela, la science sociale n’est pas la politique, telle qu’on l’entend habituellement. Il faut, en tout, sortir des conventions.

« Les conventions sont arbitraires : dire qu’une société repose sur des conventions, c’est dire qu’elle a des bases arbitraires et non mathématiques. Les conventions passent, fussent les conventions les plus étendues, les plus compréhensives ; la société humaine ne passe pas. Mais élevez-vous à l’idée d’une Destinée générale de l’Humanité, et, par suite, de lois faites pour la diriger, d’un Code social promulgué par Dieu lui-même : au lieu de la base mesquine, étroite, locale et temporaire de la convention, vous avez une base large, immuable et contemporaine de tous les faits et de tous les temps, de la nature humaine. » [87]

La théorie du corps social suppose donc immédiatement un désaveu du contrat social, car les hommes n’ont pas à se réunir pour former une société en se donnant eux-mêmes leurs propres lois. : « Laissez là toutes ces vieilleries du Contrat social et de la politique révolutionnaire. Voici la politique de l’unanimité découverte par le Génie ; [...]. Non, la société n’est point le produit d’un contrat dont un philosophe serait le tabellion ; la société, c’est une HARMONIE VIVANTE. » [88] L’organisation naturelle du corps social relève de la science et du déterminisme, la convention arbitraire du contrat social relève de la volonté et de l’invention. Tout les oppose : l’une est nécessaire, objective et spontanée, l’autre est aléatoire, subjective et artificielle. Just Muiron résume ce principe d’un abandon, par l’humanité, de sa souveraineté au profit des lois de la Vie, c’est-à-dire du Créateur, pour constituer une société naturelle et harmonieuse : « La législation des sociétés humaines doit donc être l’ouvrage de Dieu et non des hommes. Les hommes ont à chercher, découvrir et instaurer le code social que Dieu a dû composer et a composé pour eux. » [89] On perçoit sur ce point la proximité du socialisme avec la théorie anti-législative des conservateurs [90].

C. Socialisme et organicisme

Comment le corps social peut-il concrètement se former ? Expliquer ce qu’est un organisme revient immédiatement à expliquer comment il doit se constituer. Il est d’abord un espace de circulation interne entre les organes, nourris, décomposés et recomposés sans cesse par les aliments apportés par le sang. Gabriel Gabet le précise :

« Le sang, renfermé dans les vaisseaux, est perpétuellement en mouvement ; il circule dans toutes les parties du corps : sa marche est l’expression matérielle de la vie intérieure.

Cette circulation, qui commence avec les premiers développements du germe, s’exécute sans interruption jusqu’à la mort : lorsqu’elle est momentanément suspendue, il en résulte une mort apparente, qui bientôt se réalise si la circulation n’est pas promptement rétablie. » [91]

L’organisme communique en outre avec son milieu extérieur. Il y puise les éléments nécessaires à sa régénération continuelle, jusqu’à ce que la mort dissolve ses éléments constituants. C’est pourquoi la vie est souvent définie par les physiologistes comme un tourbillon ou un foyer. Georges Cuvier le souligne : « Cela doit modifier l’idée que nous nous étions formée d’abord du principal phénomène de la vie : au lieu d’une union constante dans les molécules, nous devons y voir une circulation continuelle du dehors au dedans, et du dedans au dehors, constamment entretenue et cependant fixée entre certaines limites. » [92] La vie, c’est la circulation elle-même. Constituer l’organisme social revient donc à jouer sur les circulations, à remettre en mouvement tout ce que la société, par ses contraintes, ses lois, ses institutions et ses usages tend à immobiliser [93]. Le socialisme est d’abord un « circularisme ».

En premier lieu, il importe de mettre en circulation les idées de la science sociale elle-même. C’est en bien cela que les phalanstériens forment une école : « Pour arriver à une réalisation, ils ont voulu fonder une École. Or, une École se constitue par des travaux adressés au public pour l’éclairer sur des principes et les lui faire accepter. » [94] À cet effet, les phalanstériens, et les socialistes en général, mettent en œuvre un ensemble de moyens de propagande : prédications, publications, journaux, cours, pour diffuser la science sociale. Celle-ci ne peut se réaliser que par la vulgarisation : la science, comme la religion, se propage par la parole.

Le corps de doctrine, le corpus, doit produire, presque de lui-même, le corps social recherché. On perçoit ainsi la toute puissance accordée aux idées. Successeurs de Ballanche, les phalanstériens croient comme celui-ci que les principes mènent le monde. Le ciel des idées constitue le sol même des sociétés : « L’idée est l’âme de la société. Sans l’idée, il n’y a plus de lien moral entre les hommes. » [95] Les idées, c’est la vie elle-même, les mettre en circulation, c’est rendre la vie, régénérer. Les idées sur la vie nouvelle, sur l’organisation à venir, sont elles-mêmes et d’entrée de jeu des idées organisatrices et vivifiantes. Il s’agit de mettre en mouvement les idées pour mettre en marche les hommes. Dire, c’est faire. Décrire le monde à créer revient déjà à le construire : « Forces vivantes, les idées subjuguent le monde : la lutte est rude, mais elle est décisive ; - car il leur suffit d’avoir triomphé sur un point pour que la victoire leur soit assurée sur tous les autres ; - car leur force est telle qu’elles répandent la vie autour d’elles, et que ceux-là même qui les combattent avec le plus d’acharnement, ne peuvent se débarrasser de leurs étreintes : elles entrent tout armées dans leurs cerveaux et modèlent sur elles-mêmes les propres pensées de leurs adversaires. » [96] La parole est bien le sang du corps social de l’avenir.

Cette propagande doit, en outre, permettre à l’École de réunir les fonds nécessaires à l’œuvre devant emporter tous les suffrages : le phalanstère. C’est l’expérience scientifique qui doit établir définitivement la validité de la science sociale. Les hommes doivent s’agréger spontanément, par simple affinité, dans de petites sociétés, appelées communes sociétaires ou phalanges, de 1 800 personnes, considérées comme des unités vivantes, des organismes naturels. Réinscrite dans l’ordre universel, dont elle doit imiter l’harmonie de l’organisation, la phalange apparaît comme « une miniature d’univers, un microcosme, un petit monde fait sur le patron du grand. » [97] L’architecture qui l’accueille s’organise ainsi autour d’une rue-galerie régulant la circulation de l’ensemble : « Toutes les pièces de la construction harmonienne, appartements et ateliers, et tous les corps de bâtiments, sont reliés entre eux par une RUE-GALERIE, qui les embrasse, circule autour de l’édifice et l’enveloppe toute entier. » [98] Elle exerce une fonction comparable à celle de la « principale artère qui circule dans tout l’édifice et va porter le mouvement et la vie du centre aux extrémités, comme les artères dans le corps humain. » [99] L’activité s’y organise en courtes séances, multiples et variées, pour rendre le travail attrayant et ainsi exercer toutes les passions et facultés humaines : principe concret de réalisation de l’homme total ou générique. Allant d’atelier en atelier, chacun circule ainsi dans l’organisation sociale comme une molécule se déplace dans un organisme pour faire « vraiment corps avec sa phalange » [100]. Et c’est par ce même mouvement moléculaire que « le grand corps phalanstérien » [101] doit se propager et s’agrandir par contagion et imitation : « Nous procédons, comme la nature, par ATTRACTION MOLÉCULAIRE [...]. » [102] La chimie devient le modèle permettant de penser le processus infinitésimal d’agrégation des particules élémentaires de l’humanité : « Agissons en socialisme comme en chimie. » [103] Les hommes, convaincus en effet par l’expérience du phalanstère, créeront eux-mêmes de nouveaux corps sociétaires se réunissant pour former un immense réseau, un nouvel organisme, celui de l’humanité elle-même, se développant de sa vie propre pour couvrir l’ensemble du globe.

Comment penser l’agencement, l’harmonisation des ces organes sociétaires ? Comment penser la tête de ce grand être de l’humanité ? La phrénologie aide à maintenir une unité dans cette diversité. Dans un modèle inspiré par l’École sociétaire, Théophile Thoré pense une association organique dans laquelle le cerveau assure une fonction régulatrice : le « concile phrénologique ». L’organisation cérébrale est conçue par lui comme la forme la plus achevée du gouvernement démocratique, véritable modèle organiciste de la société libre et unifiée à construire. Chaque entité indépendante s’agrège aux autres comme les organes d’un corps s’organisent pour lui donner vie. Chacune est, à l’image des organes, auto-régulée et indépendante. Elles sont coordonnées par le cerveau qui harmonise leurs relations sans pour autant commander à leurs fonctions. La liberté des organes n’entraîne donc pas pour autant l’anarchie. Dans cette démocratie physiologique, l’unité règne dans la diversité, la liberté organique se conjugue avec l’ordre général [104].

Dans le corps social, chaque être humain aura ainsi réalisé, dans son existence, sa propre essence. L’organicisme n’a pas l’ambition d’annihiler les singularités individuelles. Au contraire, le corps social apparaît comme la condition même de réalisation d’un homme total, d’un individu au sens premier du terme, c’est-à-dire d’un être indivisible au sujet duquel on ne pourra plus opposer une partie, la chair, à une autre, l’esprit. L’individu ne disparaît donc en aucune manière dans une totalité anonyme et abstraite : il n’y a pas là de holisme ou de totalitarisme. Lorsque l’être humain sera ainsi réconcilié avec sa propre nature, il pourra se réconcilier avec autrui dans cette entité organique, puis avec le corps même du globe dans une série de cercles concentriques. Il faut nécessairement qu’il devienne totalité lui-même pour se réinscrire dans la Totalité universelle. L’humanité alors sera sauvée. Elle aura suivi sur terre cette loi du ciel qu’est l’attraction, moteur à l’aide duquel Dieu régit l’univers. Les hommes, ainsi devenus corps, sont revenus à Dieu. C’est dans et par l’organisme que se réalise la parole de Dieu, dont il offre la révélation ultime, selon une interprétation courante au XIXe siècle : « Aussi, peut-être un jour le sens inverse de l’ET VERBUM CARO FACTUM EST, sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira : ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU. » [105]