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Vincent, Aristide
Article mis en ligne le 7 janvier 2011
dernière modification le 14 juillet 2021

par Guengant, Jean-Yves

Né le 6 Messidor an XII (25 juin 1804) à Brest (Finistère), mort le 27 janvier 1879 à Brest [1]. Exploitant agricole et entrepreneur, puis journaliste à Brest. Ingénieur, architecte, directeur de société maritime, phalanstérien actif dans la ville de Brest, entre 1843 et 1870.

Les Vincent, une famille libérale

Aristide Vincent est l’enfant d’un ingénieur des travaux hydrauliques de la marine, Ambroise Méry Vincent (1776-1863), qui en 1793 a rejoint le port de Brest au service de l’artillerie de marine, et d’Henriette Antoinette Rideau du Sal (1786-1834). Le père d’Henriette, Marcel-Henry [2], décédé quelques jours avant le mariage, était premier sous-inspecteur de la marine. Avant la Révolution, membre de la plus huppée des deux loges maçonniques brestoises, depuis 1782 [3], il était un intime des notables les plus influents de la ville [4], et un personnage bien introduit dans le milieu maritime brestois. Son beau-père, Etesse, fut intendant de marine. L’ainé de la fratrie, était directeur de la manufacture royale de toiles de Pontaniou, près de l’arsenal de Brest. Pendant la Révolution, il fut officier de la garde nationale, fédéraliste. Marcel-Henry occupe le poste de régisseur avant d’entrer au service de l’arsenal. Un autre frère, aumônier du régiment d’artillerie et administrateur du département de l’Indre fut guillotiné à Brest, comme fédéraliste, en juillet 1794. Après l’orage révolutionnaire, la famille reprit ses activités marchandes et fournit la marine en draps ; elle connaissait l’aisance [5]. Nous retrouvons Marcel-Henry dans la liste que le Souverain chapitre de l’Heureuse Rencontre, qui venait de se reconstituer, adressait au Grand Orient de France [6], en décembre 1801. Lors de la réactivation du chapitre, en juin de la même année, il était membre du collège des officiers (il occupait la fonction de Frère terrible ou couvreur). Proche de la famille Guilhem, famille franc-maçonne et libérale, dont le fils ainé Jean-Pierre était le vénérable de la loge, et qui eut à Brest, jusqu’à la Monarchie de Juillet, une influence politique et économique importante. A son mariage, en août 1803, Ambroise Méry s’était installé sur une propriété de la famille Etesse, sur la commune de Roscanvel, en presqu’il de Crozon. Il y construisit des fours à chaux et à briques, et souhaitait se lancer dans le métier de faïencier [7]. Métier qu’il abandonna pour devenir inspecteur des jardins de la Malmaison, en décembre 1805, les appuis de sa belle-famille furent alors précieux.
Aristide passe son enfance à Paris, dans l’ombre de la famille impériale [8]. Son père devient contrôleur des bâtiments de la couronne impériale, à Compiègne, en 1814. Confirmé par le roi, il suit cependant Napoléon dans l’aventure des Cent-Jours. Ayant perdu son emploi, il se reconvertit dans le métier d’architecte. Il y connaît une nouvelle fortune qui lui permet d’acquérir en 1825 les terres de l’ancienne abbaye de Landévennec, près de Brest, rachetée à un débiteur de la famille de son épouse. Il y voit un retour en Bretagne et le moyen d’installer son fils Aristide. Une gestion hasardeuse ne permet pas d’en tirer tous les profits attendus. Cependant la famille s’adonne aux joies d’une propriété, située agréablement aux bords de la rade de Brest. Henriette, artiste peintre appréciée, y trouve l’agrément d’une vie simple. Face à leur propriété, à l’embouchure de l’Aulne, une famille, autrement avisée, les Pompéry, fait fructifier selon les techniques les plus modernes un domaine de plusieurs centaines d’hectares, acquis sur la commune de Rosnoën, en 1830. Les deux enfants, Théophile et Édouard, se préparent l’un et l’autre à jouer un rôle politique important, le premier comme député, le second comme l’un des fouriéristes les plus connus, et comme fondateur de la Ligue de l’enseignement. Ambroise Méry se désintéresse du domaine, qu’il confie à un régisseur véreux puis qu’il loue à Aristide en 1833, pour s’en débarrasser définitivement en 1843.
Ce père peu soucieux de préserver l’avenir de ses enfants est un obstacle pour Aristide : enfant timide et réservé, Aristide échoue dans ses différents projets. La fin de l’Empire signifie pour lui l’éloignement, d’abord à Roscanvel chez sa grand-mère, ensuite en pension à Brest. Préparant en secret son admission à l’école navale d’Angoulême, à l’âge de 14 ans, Aristide essuie le refus de sa mère, qui le place dans l’entreprise Etesse au Havre. Il peut s’embarquer pour l’Argentine en 1823 et il y séjourne un an.


L’entrepreneur

En 1831, Aristide revient à Landévennec. Travailleur infatigable, il décide de remonter le domaine, et se lance, avec l’appui du préfet, dans la culture de la betterave sucrière. Il crée également une entreprise de briques et de carreaux de faïence [9]. Le manque de transport sur la rade, puis l’arrêt des constructions à Brest, scelle le destin de son entreprise. Après 1836, une série d’échecs marquent la famille Vincent (Aristide s’est marié en mars 1833) : postes de fonctionnaires attendus mais jamais attribués, refus de son père de l’aider ou de lui céder son cabinet parisien d’architecte, échec dans ses tentatives industrielles.
Une entreprise de tissage et une autre (extraction de maërl), ne peuvent aboutir, par l’hostilité des entrepreneurs locaux et par l’éloignement de la propriété de Brest. La marine s’oppose au dragage du précieux engrais au moment où enfin Aristide a trouvé l’argent, le bateau, et construit un quai à Port-Launay, entrée du canal de Nantes à Brest. De plus, à la mort de son épouse, le père est de retour à Landévennec et contrarie les projets du fils. Après 1843, Il se retire enfin à Roscoff, privant Aristide du domaine ; il meurt en 1863 à Brest.
En 1843, Aristide perd tout : sa fille Henriette-Lasthénie vient de décéder ; privé d’emploi par la vente du domaine et le refus de la marine de pérenniser l’entreprise d’exploitation de maërl, il doit partir chercher du travail à Brest. Il démissionne de son poste de maire de Landévennec, qu’il occupait depuis 1837. Son épouse et leurs cinq enfants le rejoignent à Lambézellec, dans les faubourgs de la ville, où il venait de trouver un poste de rédacteur, au journal L’Armoricain. Ce journal, fondé en 1833, a la particularité d’avoir été créé par les anciens tenants du libéralisme et de l’anticléricalisme, mais à partir de la décennie quarante, il prend inexorablement le parti du conservatisme [10]. C’est ce journal qui a accueilli les premiers reportages sur les conférences d’Édouard de Pompéry sur la théorie de Fourier, en 1839. [11] Aristide s’intègre rapidement dans la société brestoise. Il est membre de la société d’émulation de Brest depuis 1837, société qui regroupe les cercles intellectuels et économiques de la ville. Après 1847, il cesse de fréquenter cette société. Est-ce le signe d’une mise à l’écart [12] ? Désormais, Aristide mène trois vies bien remplies ; le propagateur de la théorie fouriériste sur le Finistère, le militant politique, le chercheur prolixe.
Outre sa profession éphémère de journaliste, il reprend rapidement ses activités d’architecte, où il est sollicité pour plusieurs importants chantiers brestois. Il développe dès la fin des années 1830 un appétit extraordinaire pour présenter de projets d’organisation sociale, de développement de transports (chemins de fer, voies maritimes), ou d’amélioration de l’agriculture. Aristide a neuf enfants, dont cinq garçons, qui ont la particularité de porter un prénom double, rappelant le panthéon d’Aristide : Albert-Franklin, Henri-Sully, Lucien-Parmentier, Émile-Colbert, Benjamin-Vauban. Sa descendance est marquée par le personnage ; on y trouve un nombre impressionnant d’architectes et d’ingénieurs des ponts et chaussées. En 1852, il devient le directeur de la compagnie des paquebots à vapeur fluviaux et maritimes, entreprise qu’il rachète en 1867. La société prospère, créant plusieurs lignes sur la rade et des liaisons vers Nantes et Lorient [13]. Aristide rêve alors de faire de Brest un véritable port de paquebots. Mais ce rêve est incompatible avec la présence d’un port militaire. Aristide prend position en 1849 pour un pont reliant les deux rives de Brest, apte à développer la réunion des brestois et leur esprit civique ; « regrettant les centaines de millions qui vont s’engouffrer chaque année dans cet abîme qu’on appelle la marine militaire, il s’indignait que les douze mille à quinze mille mètres de quai de la Penfeld, soient plus ou moins stérilement absorbés pour l’aristocratie marine [14] ». Il s’aliène durablement le pouvoir militaire, dans sa volonté de développer une économie civile à Brest. Le débat, cent cinquante ans plus tard, peut enfin commencer, à l’occasion des fêtes maritimes de Brest, en juillet 1992. La marine ouvre, le temps de quelques jours, les rives de la Penfeld, à une fête civile ; début d’un processus de transfert au pouvoir civil d’une vallée confisquée au XIXe siècle. La guerre de 1870 met un terme à l’expérience de la compagnie maritime. La ville est alors plongée dans une crise grave, laissant le port de commerce de Brest hors des grandes routes maritimes. Le chemin de fer ruine à son tour le canal de Nantes à Brest. Aristide s’en trouve durablement affaibli ; sa santé financière et physique en est affectée.
De sa vie professionnelle, nous retiendrons sa volonté de doter la pointe de Bretagne de transports (notamment maritimes) pour désenclaver Brest, sa contribution à l’équipement sanitaire de la ville (Hospice civil). Ses chantiers professionnels rejoignent sa volonté de réforme sociale. On retrouve ses engagements, dans ses écrits, principalement dans la lutte pour l’éducation des jeunes enfants et contre la mendicité et l’organisation de groupes associatifs. Il laisse plus de cinquante manuscrits [15].

L’homme politique

Dans sa vie politique, on note peu d’événements saillants. En avril 1848 il se présente aux élections législatives. La nouveauté du scrutin, le nombre élevé des candidats, la méconnaissance complète des idées défendues par Vincent, qui se présente dans l’arrondissement de Brest, amènent un nombre réduit de voix sur sa candidature (3956 voix pour l’ensemble du département, le dernier élu ayant recueilli 50 028 voix [16]) Le plus chanceux des candidats fouriéristes, Édouard de Pompéry, dépasse tout juste les 10 000 votants. L’insurrection de juin 1848, à Paris, puis la tentative avortée de la gauche montagnarde, à laquelle Considerant s’est joint, scellent l’espérance fouriériste. Vincent est lui-même renvoyé de l’Armoricain. La mouvance fouriériste ne peut, par son isolement et son morcellement, peser sur le cours des choses. Le seul fouriériste de premier plan, le conseiller général Théophile de Pompéry, le frère d’Édouard, proteste certes le 6 décembre 1851, contre le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, mais quelques jours plus tard se rallie à la décision du suffrage universel, venu conforter le prince-président [17]. En août 1865, Aristide Vincent, après un long purgatoire, accède enfin au conseil municipal de Brest, au sein de la municipalité Kerros. Il y est actif mais il peine à se faire entendre, comme l’attestent plusieurs procès-verbaux du conseil municipal.
La majorité du conseil représente les intérêts de la chambre de commerce de Brest, et de son concurrent, de Kerjégu, membre du conseil et homme politique de premier plan du Second Empire. Ce dernier dirige la compagnie de paquebots transatlantiques, qui dispute à la compagnie de Vincent, fret et passagers, sur le nouveau port de commerce de la ville. En novembre 1867, lors de la crise de subsistance, la marine met à la disposition de la mairie des entrepôts et des quais pour le déchargement de céréales. De Kerjégu [18] s’empresse de proposer les services de sa société. Vincent, aussitôt, se voit dans l’obligation d’en faire autant [19]. Aristide Vincent n’a ni les réseaux ni les moyens financiers suffisants pour résister longtemps à la crise et à ses adversaires. En 1869, la ville de Brest bascule aux législatives dans l’opposition républicaine, et aux élections de d’août 1870, la composition de la municipalité change. Le « courant » fouriériste y est toujours présent, en les personnes d’Allanic et Béléguic [20] ; cependant la carrière municipale d’Aristide Vincent a pris fin. En mai 1871, une municipalité républicaine était confirmée par les électeurs.


L’apologiste de Fourier

Dès son arrivée à Brest, Aristide s’empresse de présenter aux lecteurs de L’Armoricain la théorie de Charles Fourier, profitant de la parution de la seconde édition de l’ouvrage de Charles Pellarin à la Librairie de l’École sociétaire (avril 1843). Charles Pellarin, après des études de chirurgie navale à Brest, exerce à l’hôpital de Pontanézen, avant de rejoindre en juin 1832 la communauté d’Enfantin à Ménilmontant. Son frère Augustin exerce lui aussi la profession de chirurgien de marine à Brest à la date des articles : « Charles Fourier : sa vie et sa théorie (2e édition). L’ouvrage est dédié la mémoire de « l’inventeur de la Vérité sociale, l’architecte du bonheur sur la Terre ! »
Cet ouvrage réclame de notre part un examen approfondi, parce que l’auteur est connu d’une partie des habitants de Brest [21], et aussi parce que le sujet qu’il traite se rattache tellement aux plaies de notre organisation sociale et aux recherches pour les cicatriser, qu’il est désormais impossible de ne pas s’occuper des moyens si extraordinaires, si précieux, s’ils étaient confirmés par l’expérience que Fourier a imaginée et vainement proposée durant trente ans [22].

Cinq articles se succèdent pendant l’été, détaillant la doctrine phalanstérienne. Si l’on se rappelle l’épisode des conférences fouriéristes à la loge maçonnique des Amis de Sully, quatre ans plus tôt, on peut mesurer une certaine sensibilité aux thèses développées par leurs auteurs. Le lectorat de L’Armoricain apprécie ce genre d’articles en feuilleton. Par ailleurs, le cercle intellectuel brestois connaît les disciples de Fourier.
La bibliothèque municipale, encore embryonnaire reçoit le journal La Phalange [23](les ouvrages d’E. de Pompéry ou de H. Renaud sont disponibles à la bibliothèque municipale de Brest, à la fin des années 1840). La Phalange, elle-même, reçoit régulièrement L’Armoricain, dont elle reprend les faits divers. Le professeur du collège Joinville, Allanic, a subi les foudres de l’aumônier de l’établissement puis du recteur, pour diffusion des théories fouriéristes [24]. Quant à l’Almanach phalanstérien, il est diffusé par trois libraires de la ville ; Mme Cuzent, libraire, a publié les premières conférences de Pompéry à la loge des Amis de Sully. Aristide Vincent rend compte des activités du groupe fouriériste [25] : ainsi, le 11 avril 1844, fait-il un compte rendu dans L’Armoricain du banquet qui s’est tenu le 7 avril en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de Fourier, et se plaît à « renouveler les vœux qu’ils forment chaque année à cette occasion pour que la propagation et l’adoption du principe d’association entre tous les hommes amène cette fraternité, cette charité en actions qui est la base du christianisme et qu’on n’a pu encore attendre à cause de l’état de rivalité permanente d’intérêts, de pensées et de plaisirs, qui divise les hommes et les entretient, moralement et physiquement, en guerre continuelle, les uns contre les autres [26]. »
Brest est une ville réceptive au discours phalanstérien : en avril 1847, lors du banquet annuel, à Paris, l’Almanach phalanstérien note que trente-deux écussons, représentant les trente-deux villes du monde, qui ont fourni, après Paris, le concours le plus efficace à la cause phalanstérienne, sont distribués sur les tables du banquet. Brest est citée en dixième position, derrière Metz, Montbéliard, Nantes et Besançon [27].
La description du modèle fouriériste par Aristide Vincent s’appuie sur une présentation des « grandes associations ou communes agricoles où chacun recueillerait au prorata de son travail ou de son intelligence, comme le fait le pêcheur de baleine ou le corsaire. Là chacun est intéressé au succès général et y contribue de toutes ses facultés [28] ». Le 31 août, il propose à ses lecteurs une description de la phalange, « entreprise sociale par actions, exploitée dans l’intérêt de tous les actionnaires, mais mobile et transmissible comme toute propriété l’est aujourd’hui [29] ».
Il y a trois modes de concours à cette production : 1e le capital, 2e le travail, 3e le talent. En attendant que l’expérience est démontrée la proportion véritable par laquelle l’homme doit participer aux avantages obtenus, Fourier croit devoir attribuer 4 ½ au capital, 5 ½ au travail et 3 au talent [30] ». (L’Armoricain, 31 août 1843).
En septembre, il décrit le principe du phalanstère, insistant sur la notion de mise en commun des forces ; ainsi, au lieu de cinquante maisons mal disposées, pourrait-on imaginer un vaste édifice où chacun jouirait d’un appartement en rapport avec sa fortune et ses goûts ? L’adhésion de Vincent au fouriérisme ne va pas cependant jusqu’à l’idée de mariage communautaire, erreur qui contribue largement au rejet de la doctrine du maître.
Aristide, intéressé par l’éducation des jeunes enfants, s’attache à expliquer le système d’éducation dit de « l’entraînement ascendant », l’enfant modelant son action sur celle de l’enfant un peu plus grand que lui. L’éducation attrayante doit être organisée de façon à développer chez lui sa vocation naturelle [31] (12 août 1843). Plusieurs de ses cahiers autographes reprennent ses idées sur l’influence de l’éducation chez les jeunes enfants, et notamment d’une éducation donnée dans un milieu sauvegardé des tares de la ville, ce qui l’amène à développer le concept de la colonie agricole.
Le compte rendu fait par Aristide Vincent de la théorie sociétaire est fidèle au livre de Pellarin et montre son attachement réel aux principes énoncés par Fourier, ce qui finit par indisposer le propriétaire du journal. Il poursuit cependant sa présentation de l’Ecole sociétaire, lors de la parution en 1845 de la troisième édition de l’Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier, de Victor Considerant, que Vincent présente comme « le chef de la nouvelle école [32] » (sociétaire). Considérant permet enfin à Aristide de mettre de l’ordre dans les idées de Fourier. Si « certaines parties théoriques prêtaient par leur étrangeté à la critique », Considerant les replace dans le présent et l’application immédiate ; « il fallait, en un mot, faire un triage parmi les idées de Fourier [33] ». Considérant est, pour Aristide Vincent, l’homme qui ancre la théorie sociétaire dans « un avenir fort rapproché ».
En 1845, Aristide Vincent s’affirme donc pleinement en accord avec les idées de l’école sociétaire. Les propositions qu’il formule désormais entrent dans ce corpus idéologique.


Le modèle phalanstérien : la ferme pour les mendiants brestois (1845)

Projet d’asile agricole pour l’extinction de la mendicité à Brest, par Aristide Vincent, 23 juillet 1845
Archives municipales de Brest, série 1R

Brest est la ville où les enfants trouvés sont les plus nombreux dans le département. On vient accoucher et abandonner son enfant dans l’anonymat de la grande ville ; les naissances illégitimes y sont beaucoup plus importantes qu’ailleurs. Que faire de ces enfants, à leur treizième année, comment éviter la mendicité ? Comment prendre en charge les mendiants adultes ? En 1848, année particulièrement terrible, 300 mendiants sont recensés sur Brest, dont un tiers ont moins de dix ans
Aristide Vincent se fait l’ardent défenseur des colonies agricoles. Dans un mémoire adressé à la municipalité en 1845 [34], il suggère la création d’une ferme capable de mettre au travail les mendiants. Pour une centaine de colons (le nombre de mendiants valides recensés à Brest), une ferme de 100 à 200 hectares, organisée autour de bâtiments communs lui semble suffisante. Atteindre rapidement l’autosuffisance et dégager un bénéfice que l’on aurait réinvesti dans d’autres fermes, sont les objectifs avancés par Aristide. Le corps de ferme reprend le schéma du phalanstère, avec au centre les locaux communs, et de part et d’autre les dortoirs séparés des femmes, des hommes et des enfants. Les ailes abritent les étables et écuries. Face au bâtiment, des hangars et des ateliers, permettant une production d’outils et de produits manufacturés, ferment la cour. La ferme, proche de la ville, doit la ravitailler.
La ferme doit être financée par des parts sociales ; une souscription à hauteur de 25 000 fr. permettant de réunir l’argent nécessaire à l’installation sera émise, le reste étant apporté par la municipalité. La colonie atteindra l’auto suffisance en quatre ans. Après quelques temps, les mendiants invalides pourront rejoindre la colonie et travailler dans les ateliers à des tâches simples. L’entrée et la sortie de la colonie devront être, à tout moment, possibles ; il n’est donc pas question d’enfermer mais d’aider cette population à suivre une vie saine et productive :
L’asile serait pour ces malheureux une maison de retraite fort salutaire, et fort convenable à tous égards, car la campagne est pour les hommes âgés une nécessité, un moyen de bonheur. Ils retrempent leurs facultés usées au spectacle de la vigoureuse production de la nature, et y trouvent toutes les conditions hygiéniques favorables à l’exercice du reste de leurs facultés.
Enfin, arriverait le moment où une école primaire, suivie d’une école professionnelle, offrirait aux jeunes gens et aux enfants trouvés, les moyens de se faire un bon état, en apprenant à bien orienter les travaux agricoles, de jardinage, de charronnage, de charpentage de menuiserie, de forge, etc., De sorte qu’ils se placeraient ensuite avantageusement partout.
Vincent, conscient de la difficulté à encadrer une population « dépravée et soumise aux vices », se propose de le permettre aux congrégations religieuses, jugées les plus aptes à mener à bien ce projet et prend pour illustrer son raisonnement l’exemple des Frères de la doctrine chrétienne, dans la création d’écoles à Brest pour les enfants pauvres, « avec un zèle que sont loin d’avoir la plupart de nos instituteurs laïques, qui font de l’éducation une spéculation et qui substituent trop souvent le charlatanisme au zèle consciencieux... »
Ce travail libre et honorable, offert aux malheureux dans leurs moments de souffrance, ne leur répugnerait pas comme l’aumône actuelle, et loin d’avoir le caractère d’une prison, mon asile serait une excellente école de mœurs et de professions utiles, et par conséquent un heureux moyen de transition offert aux ouvriers victimes des fluctuations de l’industrie manufacturière.

Mais la référence faite aux Frères de la doctrine chrétienne, à un moment d’affrontement entre deux conceptions de l’école, laïque et congréganiste, a pour conséquence d’écarter son projet, en août 1846 [35]. La ville appelle de ses vœux une législation qui ne ferait pas reposer toute la charge sur les communes. Elle ne peut pas financer par ailleurs le coût initial de l’acquisition foncière. Quelques années plus tard (1853), le maire, H. Bizet, favorise la création d’un asile pour enfants mendiants à Poul-Ar-Bachet, propriété rachetée par la ville en 1850, à ses portes, et y fait construire une exploitation agricole, Il active des ateliers pour les adultes, mais renonce à créer une colonie trop difficile à encadrer.

Le projet d’organisation d’une réserve publique de céréales à Brest (1847) [36]

Aristide Vincent s’intéresse tôt au problème de la régulation des marchés agricoles. En témoigne son « essai sur la subsistance publique » publié en 1844, à l’imprimerie Édouard Anner, de Brest, en 1844. En 1847, il réitère sa proposition, alors que la crise alimentaire touche la Bretagne, dès la fin de l’année 1845. En janvier 1847, Brest se trouve dans une situation de pénurie ; débutent alors les distributions de soupes. En février, la ville protège ses propres mendiants, en leur donnant un certificat de mendicité et en imposant aux habitants de dénoncer les mendiants « étrangers ». En mars se constitue une association philanthropique, dont le but est de rechercher des blés étrangers ; elle repose sur la générosité des donateurs. En janvier 1848, un article de La Démocratie pacifique rend compte de l’action d’Aristide, sous la forme d’une lettre où il résume son action de 1847, et d’un commentaire de la rédaction.
Voulant éponger la dette de la ville, il explique qu’il a souhaité lancer une souscription, dont il a versé les premiers deniers. Il indique à La Démocratie pacifique que le maire de Brest a refusé cette souscription. Pourtant, il réunit une somme importante, achète du blé, fait fabriquer du pain dans les fours de la boulangerie de l’arsenal et organise la distribution au tiers du prix du marché, dans le but de casser la spéculation. Durant quelques jours, le système fonctionne puis, faute de blés, la spéculation reprend. Quand les blés achetés par la ville arrivent enfin, la crise est passée. La municipalité ville doit les revendre aux enchères, entraînant une perte énorme [37], estimée en novembre à 126571 fr. La ville doit emprunter 95000 fr. auprès de la banque Rothschild (octobre 1848). Cependant l’idée d’organiser le marché est passée au stade suivant ; proposer une boulangerie par actions, qui empêcherait les boulangers de tricher sur les qualités de farine. Il lance alors l’idée d’une coopérative. Mais ce sont d’autres qui la mettent en place.
Passant d’un projet à l’autre, il propose d’organiser des régates. Peut-on penser qu’à vouloir faire l’ombre autour de lui, il perd la confiance de ses amis ?
Encouragé par le succès de mon association pour le blé, je me décidais à établir des régates, sur une échelle quelconque, pour faire honte à la ville. J’ouvris une liste de souscription, j’inscrivis mon nom en tête et je la colportai chez mes amis, qui suivirent mon exemple, comme des moutons sautent un fossé franchi par l’un d’eux. Je désignai un comité provisoire, rédigeai des statuts et aidé de trois ou quatre partisans zélés, j’ai eu la satisfaction de donner la plus belle fête que Brest ait encore eue. Voilà une institution fondée malgré la ville, qui a refusé de donné un prix, malgré la marine, qui y restait étrangère. Quand on a vu la chose prendre, on nous a secondé [38].

La ville, après un premier refus dû à des finances catastrophiques et au caractère de l’événement, « le conseil ayant pensé que dans les circonstances actuelles, et lorsque la misère publique impose tant de sacrifices, il ne pouvait qu’ajourner toute allocation de cette nature » (21 mai 1847), soutient en fait le projet et vote un don de 300 fr., pour les premières joutes nautiques de Brest, le 30 juillet 1847.
Vincent relance son projet de colonie agricole pour les enfants trouvés, fin 1847, mettant une nouvelle fois la main à la poche, pour avancer les premiers fonds. L’établissement, qui serait fondé sur un millier d’hectares, offerts par le gouvernement (!) s’organiserait en société par actions, avec un bail de 99 ans, s’obligeant à construire les édifices nécessaires - un projet si peu réaliste, qu’il ne voit jamais le jour.
L’article de La Démocratie pacifique montre toute la distance prise par les phalanstériens de 1848, qui pensent que « le principal avantage que nous trouvions à l’initiative phalanstérienne des œuvres transitoires que nous préconisons dans les conditions que nous venons de parler, c’est précisément de nous aider, en accélérant le grand mouvement socialiste, à arriver promptement à la solution que M. Vincent relègue à trois siècles, et que nous espérons bien commencer, sous trois ans au plus tard », et Aristide Vincent, désormais enfermé dans ses projets utopiques. Si la rédaction du journal lui délivre un véritable « titre de noblesse phalanstérienne », c’est pour mettre aussitôt en garde ses lecteurs de ne pas se laisser dévier de l’œuvre principale de l’école sociétaire, en détournant les hommes et les énergies, vers des projets locaux [39].

La boulangerie sociétaire (1847-1848) et les désillusions

Extrait de la délibération du comité de surveillance de la boulangerie sociétaire, 26 octobre 1848, page 1
Archives municipales de Brest, dossier 4 F 24.
Extrait de la délibération... page 2
Archives municipales de Brest
Extrait de la délibération... page 3, avec les signatures
Archives municipales de Brest

Le débat rebondit à Brest, où le journal L’Océan se fait le partisan de la boulangerie sociétaire, fin 1847. La crise, puis le formidable élan de la Révolution de Février, ont pour conséquence la création d’un comité pour la création d’une boulangerie sociétaire [40], qui permet la fabrication de pain blanc, issu de farines produites par des minoteries, selon les techniques industrielles venues de Grande-Bretagne. Ce comité installe au début de l’année 1849 un four à pain dans l’immeuble appartenant à M. Aubry, situé dans le quartier de Brest, rue Duquesne. Une boulangerie est ouverte dans le quartier de Recouvrance, rue Vauban [41].
Vincent n’a pas pu, et les élections d’avril 1848 le lui rappellent durement, organiser un véritable mouvement politique. Son adhésion au fouriérisme est solitaire et condamnée à l’échec ; il s’est aliéné les forces politiques progressistes (il ne figure pas sur les listes de la nouvelle municipalité, fin 1847, ni sur celles des élections municipales de 1848, où l’on retrouve nombre de ses amis) et subit les foudres des conservateurs. Les dernières années de sa vie sont dominées par un sentiment d’échec et la maladie. Aristide se plaint de la tournure que prennent ses entreprises : « Tout ce qui me concerne tourne si mal ! La persistance des mauvaises chances est extraordinaire, rien n’aboutit quand cela me regarde, tout tourne à mal, c’est extraordinaire, mais malheureusement trop réel ». En 1877, il leur écrit : « Je ne vous laisse rien qu’un nom honorable et qu’un souvenir pour que celui-ci persiste quelque temps, ne tombe pas bientôt dans l’oubli... [42] ». Il meurt à Brest le 27 janvier 1879.