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105-124
Comment l’École sociétaire finit
Les derniers militants fouriéristes, des années 1880 aux années 1930
Article mis en ligne le 7 octobre 2016
dernière modification le 4 janvier 2017

par Desmars, Bernard

La période allant des années 1880 aux années 1930 représente la dernière phase du militantisme fouriériste. Le mouvement sociétaire ne comprend plus qu’un petit nombre de disciples, qui, de surcroît, se divisent en deux organisations rivales vers 1900. L’accent est ici mis sur les hommes et les femmes qui continuent à porter les idéaux phalanstériens et à préparer la réalisation d’un phalanstère, près de Beauvais ou à Tahiti. L’approche biographique permet de saisir jusque vers 1910 la présence de certains disciples fidèles à la doctrine sociétaire depuis la monarchie de Juillet ; elle souligne aussi, pour quelques-uns des adhérents plus récents, leur appartenance à des milieux parfois très différents (les coopératives, l’ethnographie). Elle montre enfin la fugacité de certains passages dans le mouvement sociétaire, dans le cadre d’itinéraires marqués par des engagements très divers.

Au milieu des années 1880, le mouvement fouriériste est très affaibli et en voie d’extinction : la librairie des sciences sociales, qui constituait le siège de l’École, disparaît en 1884 ; la Revue du mouvement social, déjà de plus en plus éloignée du fouriérisme militant, interrompt sa parution au début de l’année 1887 ; les entreprises d’inspiration phalanstérienne – la maison d’éducation de Ry (Seine-Maritime), l’orphelinat et l’exploitation agricole de Saint-Denis-du-Sig (Algérie), et la Société industrielle et agricole de Beauregard, à Vienne (Isère) – sont fermées ou abandonnent toute ambition sociétaire [1]. Enfin, les effectifs sont de moins en moins nombreux, en raison des décès et des abandons qui frappent les rangs fouriéristes, y compris parmi ceux qui exercent des responsabilités : ainsi, Charles Pellarin, président du conseil d’administration de la société anonyme possédant la librairie et principal orateur lors des banquets phalanstériens, meurt en 1883 ; Charles Limousin, qui avait dirigé le Bulletin du mouvement social dans les années 1870, puis la Revue du mouvement social, renonce au militantisme fouriériste.

Cependant, quelques fouriéristes, peu nombreux, tentent de perpétuer l’existence d’un mouvement sociétaire ayant pour but à la fois de diffuser les idées de Charles Fourier et de fonder une association agricole et industrielle qui, en se développant, aboutirait au phalanstère et permettrait l’avènement de l’harmonie. Ils mettent donc en place des structures (associations et organes de presse) afin de rassembler les militants et si possible d’en accroître le nombre, puis de parvenir à l’« essai pratique ». Cette ultime période du mouvement sociétaire, commencée dans les années 1880, se termine au début des années 1930, quand disparaît la dernière association, l’École Sociétaire Expérimentale, et que cessent les manifestations militantes telles que des conférences de propagande et des banquets célébrant l’anniversaire de Fourier, le 7 avril.

Cette dernière phase du militantisme phalanstérien est mal connue. Il est vrai que les disciples sont peu nombreux – peut-être deux ou trois centaines encore vers 1890, quelques dizaines vers 1930, cela à un moment où se développent les organisations de masse comme les ligues, les partis et les syndicats – ; que leur activité est plutôt discrète et que leur audience est réduite : à de très rares moments près – comme l’inauguration de la statue de Fourier en 1899 et quelques banquets du 7 avril – ils sont bien incapables d’attirer l’attention de la presse ; et leurs propre forces ne leur permettent pas de réunir de grandes manifestations ou de jouer un rôle sur la scène politique et sociale. Ces militants voient même le fouriérisme leur échapper peu à peu, puisqu’au début du XXe siècle, ceux qui parlent de Fourier avec le plus d’autorité scientifique et pour le public le plus large n’appartiennent pas au mouvement sociétaire : ce sont par exemple Charles Gide, qui publie en 1890 les Œuvres choisies de Fourier, principale voie d’accès aux textes du Maître pour les lecteurs du début du XXe siècle ; Hubert Bourgin, dont la thèse sur le fouriérisme et le mouvement sociétaire (1905) fera longtemps référence ; et Émile Zola dont le roman Travail (1901) est largement inspiré par le projet phalanstérien. Certains fouriéristes s’inquiètent de ce qu’ils perçoivent comme une dépossession, surtout quand Jean Jaurès, en 1901, justement à l’occasion de la publication de Travail, s’écrie : « notre grand Fourier » [2].

Un autre élément joue en défaveur de ce dernier temps du mouvement sociétaire dans l’historiographie fouriériste : l’absence d’archives. Les fonds Fourier et Considerant conservés aux Archives nationales et à l’École normale supérieure s’interrompent en effet au début des années 1890 [3]. Les archives produites par l’un des groupes sociétaires de cette période, un temps déposées au Musée social, en ont été retirées en 1928, lors d’une tentative de réorganisation de l’École, et ont ensuite disparu, avec la dernière association phalanstérienne [4]. Quant aux fonds issus de disciples (comme les fonds Couturier, Duval ou Morlon pour les périodes antérieures), on ne trouve guère pour la période qui nous intéresse que les papiers Guébin, dont une faible partie seulement concerne l’activité sociétaire [5].

Ces lacunes documentaires ne peuvent pas être compensées par des dossiers de police que l’on pourrait trouver aux archives nationales et départementales, ainsi que dans les archives de la préfecture de police de Paris : si dans les années 1870, des agents surveillent encore les manifestations fouriéristes, ce n’est plus le cas au-delà de 1900, les groupes sociétaires n’étant plus considérés comme une menace de subversion ou une source de désordres. Les matériaux disponibles se réduisent donc principalement aux ouvrages, brochures et périodiques publiés par l’École, auxquels s’ajoutent quelques rares textes provenant de l’extérieur du mouvement fouriériste, par exemple quand des journaux rendent compte, brièvement, des manifestations phalanstériennes.

L’apport doctrinal de cette dernière phase du militantisme fouriériste est faible. Même s’ils font des efforts pour adapter la doctrine sociétaire à leur environnement, les phalanstériens de la fin du XIXe siècle et du début du siècle suivant ne produisent pas de grande œuvre comparable aux textes de Fourier, de Considerant et des premiers disciples, voire aux Principes de sociologie (1867) de Barrier. Ce n’est donc pas du point de vue de l’histoire des idées que leurs activités méritent d’être envisagées.

L’intérêt d’une étude sur le fouriérisme des années 1880-1930 réside plutôt dans l’examen d’organisations et de pratiques militantes, dont la vitalité et l’écho s’affaiblissent très nettement malgré quelques résurgences ; dans l’observation d’hommes et de femmes dont les rangs s’éclaircissent et dont le projet harmonien semble de moins en moins accessible, mais qui persistent dans leur engagement ou même adhèrent dans ces conditions aux espérances phalanstériennes. En effet, la longévité même du mouvement invite à s’interroger sur le renouvellement de ses membres : les disciples des années 1870-1880 pouvaient, pour la plus grande partie, s’être affiliés à l’École sociétaire dans les années 1830 et 1840, ce qui situait généralement leur naissance dans les deux premières décennies du siècle. Mais quand l’on est dans le premier tiers du XXe siècle, il s’agit assurément de militants nés plus tardivement, dont l’entrée dans la mouvance sociétaire s’effectue pour une bonne partie sous la Troisième République. Il ne s’agit plus seulement de vieux phalanstériens restés fidèles à des convictions de jeunesse adoptées avant 1848, mais de nouveaux militants adhérant à l’école dans des conditions sociales, politiques et culturelles très différentes.

Cet article vise justement à mieux cerner ces disciples de la fin XIXe et du début du XXe siècle ; l’approche utilisée est principalement biographique, afin de replacer l’engagement fouriériste dans le fil d’une existence individuelle et d’observer la façon dont il peut à certains moments se conjuguer avec d’autres activités militantes. Dans un premier temps, je vais présenter les différentes organisations fouriéristes à l’intérieur desquelles agissent les disciples, du milieu des années 1880 jusque vers 1930 ; puis j’essaierai de déterminer différentes strates générationnelles et militantes au sein du mouvement phalanstérien ; enfin, après quelques éléments sur la composition des organisations sociétaires, je proposerai quelques hypothèses sur le sens de l’engagement fouriériste pendant cette période [6].

Courants et organisations sociétaires, des années 1880 aux années 1930

En 1885, observant l’École sociétaire moribonde, plusieurs disciples publient dans la Revue du mouvement social un appel à la formation d’une Ligue du progrès social [7]. Le principal initiateur, Étienne Barat, est un partisan de la réalisation phalanstérienne et souhaite réunir des hommes et des fonds afin de créer une association agricole. Un ancien banquier devenu essayiste, Hippolyte Destrem, qui avait écrit quelques articles dans La Démocratie pacifique dans les années 1840, est porté à la tête de l’organisation, probablement en raison de son réseau relationnel dans les milieux économiques et intellectuels.

Progressivement, Destrem infléchit l’orientation de la Ligue : Barat lui assignait comme but la préparation d’un « essai pratique » ; Destrem en fait un instrument de propagande et l’inscrit dans la continuité des précédentes organisations fouriéristes : à l’appellation « Ligue du progrès social », il substitue bientôt celle d’École sociétaire, et dote le mouvement d’une revue, La Rénovation, publiée à partir de mars 1888 ; il organise en mai 1889 un « Congrès des Rénovateurs » qui se préoccupe surtout de la propagation des idées fouriéristes (une seule des seize résolutions concerne « l’expérimentation agricole-industrielle-domestique ») [8] ; il crée des associations, qui recrutent au-delà des seuls fouriéristes, autour des thèmes du « travail et de la conciliation sociale », de la condition des femmes, de la lutte pour la paix ; il ajoute à La Rénovation des suppléments traitant de ces mêmes thèmes qui font aussi l’objet de brochures de propagande. Enfin, chaque 7 avril, il organise une cérémonie pour l’anniversaire de la naissance de Fourier, avec un banquet dont il est le principal orateur, comme Considerant dans les années 1840. Il parvient ainsi à se faire reconnaître à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement phalanstérien, comme le dirigeant d’une École sociétaire reconstituée. C’est lui qui représente les fouriéristes lors des obsèques de Victor Considerant, le 29 décembre 1893 ; il y prononce un discours dans lequel il rend hommage au défunt, en particulier à son action avant la Seconde République, et il fait de la nouvelle École sociétaire la continuatrice de celle de la monarchie de Juillet [9].

Le décès d’Hippolyte Destrem en juin 1894 déclenche un conflit pour la direction du mouvement fouriériste  : en 1892 ou 1893, Destrem a fait venir dans l’École un certain Adolphe Alhaiza, qu’il désigne comme son successeur à la tête de La Rénovation et de l’École sociétaire. Plusieurs condisciples s’y opposent, dont Étienne Barat et Jenny Fumet. Ces vieux militants contestent l’autorité et la légitimité d’un homme converti si récemment aux idées fouriéristes ; ils lui reprochent également de ne consacrer qu’un temps limité aux affaires sociétaires, en raison de ses obligations professionnelles (il est voyageur de commerce), ce qui aurait pour conséquence l’affaiblissement du mouvement phalanstérien, menacé à brève échéance de disparition ; enfin, ils souhaitent réorienter l’action du mouvement dans le sens de la « réalisation », ce que refuse Alhaiza.

Dans un premier temps, cette contestation se déroule au sein de l’École sociétaire, avec la formation d’un courant autour d’Etienne Barat et de Jenny Fumet, qui peut s’exprimer dans les colonnes de La Rénovation ; mais ce groupe accroît peu à peu son autonomie et entretient des relations de plus en plus difficiles avec Alhaiza. En novembre 1895, Barat et ses amis forment une association, l’Union phalanstérienne ; leur but, disent-ils, est de réunir « tous les anciens membres de l’École et toutes les personnes que l’avenir de la Théorie sociétaire préoccupe » et qui s’inquiètent de l’absence d’initiative de la part de l’École sociétaire d’Alhaiza ; il s’agit de « donner en quelque sorte une nouvelle vie » au mouvement fouriériste, d’attirer de nouveaux disciples en leur proposant des objectifs précis [10].

En 1897, plusieurs membres de cette Union phalanstérienne (UP) créent l’École Sociétaire Expérimentale (ESE), qui insiste sur la nécessité de passer à la pratique. Il ne s’agit pas là d’une scission, mais plutôt d’une divergence sur les modalités de l’expérimentation sociétaire : l’ESE se présente comme une avant-garde, un « groupe initial de quelques unités convaincues » capable de passer rapidement à la réalisation, cela sans attendre de réunir les quelques centaines de personnes que requiert l’association agricole, industrielle et domestique telle que la conçoit l’Union phalanstérienne [11]. L’ensemble UP-ESE lance successivement deux publications : Le Sociétaire, qui ne connaît que deux numéros (mars et juillet 1897), puis Les Annales sociétaires, dont sept numéros paraissent entre août 1898 et juin 1899 [12].

Quoique séparées, l’École sociétaire d’Alhaiza, qui garde La Rénovation, et la mouvance UP-ESE continuent toutefois à entretenir des relations pendant plusieurs années, notamment autour de la réalisation de la statue de Fourier. Mais, une fois le monument inauguré, en juin 1899, les deux groupes s’éloignent de plus en plus. Les manifestations pour l’anniversaire de Fourier, encore communes les années précédentes, deviennent distinctes : s’il arrive que l’on se rencontre devant la tombe du Maître, on organise des banquets spécifiques. Des événements extérieurs au mouvement phalanstérien – l’affaire Dreyfus, puis la parution de Travail, d’Émile Zola – radicalisent les oppositions. Alhaiza place en effet La Rénovation dans le camp de l’antidreyfusisme ; mais jusqu’à l’érection de la statue de Fourier, il semble avoir modéré ses propos, sans doute pour éviter de repousser les coopérateurs et les socialistes qui contribuent au financement et participent aux manifestations de l’inauguration. Une fois cet événement passé, la tonalité antisémite, nationaliste et xénophobe de la revue devient particulièrement violente. Elle vise d’abord Zola, l’auteur de « J’accuse », surtout quand, au printemps 1901, il publie Travail. Alors que l’UP-ESE se félicite de la parution de cette œuvre qui pourrait procurer une audience inespérée aux idées fouriéristes, Alhaiza se répand dans La Rénovation en propos haineux et orduriers contre « le romancier pornographe, le remueur de fumiers » [13]. La rupture est maintenant consommée entre d’une part le groupe d’Alhaiza, et d’autre part l’UP-ESE [14].

L’École sociétaire d’Alhaiza sort affaiblie de cette crise : elle a perdu non seulement les membres partis à l’UP-ESE, mais aussi les disciples d’abord restés à ses côtés, mais qui n’ont pas admis l’orientation antisémite de La Rénovation. Quant à l’UP-ESE, elle dispose de peu de moyens pour réaliser ses ambitieux projets ; elle ne possède pas d’organe propre, après l’échec de ses deux périodiques.

Aussi, chacun de ces groupes, autour de 1900, cherche-t-il des alliés. L’UP-ESE les trouve du côté du monde coopératif, et en particulier auprès de la Chambre consultative des coopératives de production et de la revue L’Association ouvrière, qui accueille ses articles et ses comptes rendus de réunion. Plusieurs dirigeants de la coopération se joignent aux banquets organisés par l’UP-ESE et déclarent adhérer à la théorie sociétaire.

Alhaiza, recherche des alliances dans d’autres directions : il s’efforce de monter une Ligue pour la nationalisation du sol avec des disciples de Colins (1783-1859), le théoricien belge du « socialisme rationnel » qui prévoit la collectivisation de la propriété foncière par l’État [15]. ; les réactions sont plutôt négatives parmi les lecteurs de La Rénovation, qui considèrent que ce projet est contraire aux principes fouriéristes de l’association volontaire et de la propriété sociétaire. Il se tourne aussi vers le syndicalisme jaune de Pierre Biétry qui prétend réconcilier le capital et le travail, et les faire collaborer au nom de l’intérêt national ; Biétry est tout près de la formule fouriériste de l’association du capital, du travail et du talent, déclare Alhaiza qui s’efforce de convaincre les dirigeants « jaunes » qu’ils sont des fouriéristes sans le savoir [16]. Enfin, aux banquets du 7 avril organisés par l’École sociétaire, assistent des journalistes de La Libre parole, le journal antisémite de Drumont, des membres de l’Action française, mais aussi quelques socialistes proches de Guesde, comme Melgrani et Bracke-Desrousseaux…. À vrai dire, ces tentatives d’alliance, dénuées de cohérence idéologique, sont peu durables et ne peuvent enrayer le déclin de l’École sociétaire d’Alhaiza.

Quelles sont ses activités et les marques de son existence ? Après l’inauguration de la statue de Fourier, il n’y a plus guère que l’organisation des anniversaires de la naissance de Fourier, la parution de La Rénovation (financée moins par les abonnements que par le produit d’un legs laissé par la fouriériste Virginie Griess-Traut), la publication de plusieurs brochures et l’édition, grâce à une souscription lancée par La Rénovation, du Dictionnaire de sociologie phalanstérienne de Silberling, paru en 1911 avec une préface d’Alhaiza. Mais il n’est pas question de projeter un essai pratique, ni même de faire un véritable travail de propagande : les forces restantes de l’École sociétaire doivent surtout veiller à la préservation de l’héritage sociétaire et le transmettre aux générations à venir qui sauront peut-être mieux le faire fructifier, ou bénéficieront de conditions plus favorables : la décadence de la civilisation et les catastrophes qui sont imminentes imposeront bientôt le recours à la solution fouriériste, dit-on dans La Rénovation. Dans cette perspective, et afin d’éviter que les archives de l’École (celle de Destrem et d’Alhaiza) ne soient perdues, le Musée social est contacté pour recevoir ultérieurement la bibliothèque et la documentation accumulée depuis le milieu des années 1880 [17].

Du côté de l’UP-ESE, les projets sont plus ambitieux : tout en continuant à célébrer les anniversaires de Fourier et insérer des articles dans les colonnes de L’Association ouvrière, les membres de ce groupe s’efforcent de préparer « l’essai pratique ». En 1902, les membres de l’ESE croient enfin toucher le but : ils achètent un château et des terres au Vaumain, à une vingtaine de kilomètres de Beauvais, et plusieurs d’entre eux s’y installent au cours de l’année 1903 ; à l’automne de la même année, ils y entretiennent deux vaches, un veau, une chèvre, quelques dizaines de lapins, poules et canards. Le 7 avril 1904, les perspectives présentées aux convives du banquet phalanstérien sont très prometteuses ; mais un an plus tard, il n’y a plus de fouriéristes au Vaumain, et le domaine est mis en vente [18].

Cet échec n’empêche pas de nouvelles tentatives de la part des membres de l’ESE : la formation d’un établissement sociétaire à Tahiti (1908-1910), l’organisation d’« un groupe d’amis de l’École Sociétaire Expérimentale » (1909-1910), ou la démarche effectuée par des membres de l’Union phalanstérienne auprès du gouvernement français, afin d’obtenir une concession au Maroc [19]. Aucun de ces projets n’aboutit [20].

Maurice Lansac, l’un des membres de l’UP, qui est alors près de s’éteindre, annonce au printemps 1914 la formation d’une nouvelle structure, l’Union sociétaire, afin de redynamiser le mouvement phalanstérien [21] ; le déclenchement de la guerre n’est guère favorable au développement de cette initiative mais ne l’annule pas complètement ; au cours de l’année 1915, Lansac organise, avec l’appui de la Chambre consultative des sociétés coopératives de production (et semble-t-il dans ses locaux) des conférences sur le fouriérisme [22]. Au-delà, L’Association ouvrière ne donne plus d’information sur ce groupe.

Aussi, au début des années 1920, le fouriérisme militant semble avoir disparu, l’UP-ESE et l’Union sociétaire n’ayant plus d’activités. Quant à La Rénovation, sa publication devient irrégulière au lendemain de la guerre en raison de la baisse de ses ressources (l’inflation a fortement érodé la valeur du legs Griess-Traut, qui finance l’impression) ; elle cesse complètement au début de l’année 1922, et Alhaiza décède à la fin de la même année.

Maurice Lansac tente alors de ranimer, sinon le militantisme fouriériste, du moins l’intérêt pour Fourier ; il crée une Association des amis de Fourier, dont il est le secrétaire et dont la présidence d’honneur est confiée à Charles Gide [23] ; parmi les membres, l’on trouve des fouriéristes et des auteurs de travaux sur Fourier et l’École sociétaire (par exemple Jean Gaumont, qui vient de publier son Histoire générale de la coopération dans laquelle il accorde une place importante à Fourier). Cette association n’a qu’une durée de vie très éphémère et des activités modestes : « il y eut deux années de suite un amical déjeuner suivi d’improvisations plus ou moins heureuses. Et ce fut tout », se souvient Jean Gaumont, une vingtaine d’années plus tard [24].

Mais peu après, René Vachon s’efforce de reconstituer l’École Sociétaire Expérimentale avec l’aide de Félicien Soulier-Valbert ; les deux hommes bénéficient de l’appui de L’Association ouvrière, qui annonce à ses lecteurs la renaissance de l’organisation, et parviennent à susciter l’intérêt de plusieurs personnalités : Charles Gide accepte la présidence d’honneur, et sont présentés comme des adhérents Paul Doumer, président du Sénat au moment où il est sollicité, et bientôt président de la République ; Frédéric Brunet, député républicain-socialiste de la Seine et proche des milieux coopératifs, Célestin Bouglé, sociologue et directeur de l’École normale supérieure, ainsi que divers responsables de la coopération. D’après les comptes rendus d’activité insérés dans L’Association ouvrière, des conférences – faites principalement par Soulier-Valbert – sont organisées au Musée pédagogique et au Collège libre des sciences sociales afin de présenter la théorie sociétaire ; une conférence sur les conceptions architecturales de Fourier est envisagée à l’Institut de l’urbanisme. L’ESE organise un banquet phalanstérien le 7 avril 1930, renouant ainsi avec une tradition interrompue par la Première Guerre mondiale ; elle annonce l’ouverture en novembre 1930 d’un « cours théorique et pratique d’organisation scientifique du travail et de mécanique sociétaire », qui serait sanctionné par l’attribution du diplôme « d’ingénieur social ». Elle prévoit également la fondation d’une « maison sociétaire », qui serait à la fois un lieu de rassemblement pour les disciples de Fourier, un centre de documentation sur les questions sociales et les solutions sociétaires, et un lieu pour la conservation des archives de l’École (celles du groupe de La Rénovation, qui avaient été déposées au Musée social, viennent alors d’être récupérées par l’ESE) ; enfin, elle projette la création de colonies rurales réglées selon les principes fouriéristes pour les pupilles de l’assistance publique, ainsi que l’organisation de « scouts sociétaires ». Mais les informations sur l’ESE – et très probablement son activité – cessent brutalement au milieu de l’année 1930 [25].

À cette École sociétaire, reconstituée dans la seconde moitié des années 1880, puis divisée à partir du milieu des années 1890 entre deux courants, l’École sociétaire phalanstérienne d’Alhaiza et de La Rénovation d’une part, l’Union phalanstérienne et l’École Sociétaire Expérimentale d’autre part, s’ajoutent quelques autres initiatives qui se situent en dehors des groupes cités ci-dessus, même si elles entretiennent parfois des liens avec eux. À Marseille, en 1897, un certain Leydet, annonce La Rénovation, « s’occupe actuellement de grouper à nouveau les anciens phalanstériens de sa ville auxquelles se joindront, nous l’espérons, de jeunes et nombreuses recrues » [26] ; il crée un journal, Le Messager provençal, dans lequel il reproduit quelques articles d’abord publiés dans La Rénovation, mais il n’affiche pas explicitement des opinions fouriéristes ; et cet hebdomadaire, dont ne paraissent que quelques numéros (en novembre et décembre 1897 ainsi qu’un numéro isolé en mai 1898) est surtout lié aux enjeux politiques locaux (Leydet en fait un instrument de lutte contre le maire socialiste Flaissières). On ne voit pas de groupe phalanstérien à Marseille autour de 1900.

Celui de Gênes existe encore à ce moment avec d’Asarta, Giudice et Dianoux ; tout au moins, des banquets en l’honneur de Fourier sont encore organisés au nom de la Scuola societaria italiana en avril 1901 et avril 1902, dont des comptes rendus sont envoyés à La Rénovation. Il n’y a plus d’information sur l’École italienne ensuite.

Il faut aussi présenter les initiatives d’Eugène Verrier, médecin et ethnographe, qui crée aux alentours de 1900 une Société des Familistères coloniaux dont l’objectif est la constitution d’exploitations agricoles coopératives fondées sur « l’association du capital, du travail et du talent, suivant les principes de l’École sociétaire de Charles Fourier » ; il envisage également la formation, en relation avec ces Familistères, d’une École sociétaire coloniale, agricole et industrielle qui préparerait les jeunes gens à la vie dans les colonies selon les principes fouriéristes. En effet, même si Verrier envisage d’implanter quelques « familistères » en métropole, ses projets concernent surtout l’Afrique et en particulier la Tunisie. Parallèlement, alors qu’il est installé dans la région de Nice et au Poët (Hautes-Alpes), il fonde l’Union phalanstérienne du Sud (ou du Midi, ou du Sud-Est, selon les documents) – où l’on retrouve Leydet, de Marseille – ainsi que la Revue de sociologie et d’ethnologie, qui associe articles ethnographiques et textes sociétaires. En 1902, la Revue cesse de paraître, tandis que la Société des familistères coloniaux est dissoute.

Ainsi, les idées fouriéristes continuent à susciter jusqu’aux années 1930 la création d’associations, la parution de journaux et d’ouvrages, l’organisation de manifestations, où les disciples réaffirment leurs convictions et parfois élaborent de nouveaux projets phalanstériens. Qui sont ces hommes et ces femmes qui continuent à porter l’idéal sociétaire ? D’où viennent-ils ? Quel sens et quelles formes prend leur engagement ?

Pour répondre à ces questions, je me suis efforcé de collecter des informations biographiques sur les individus rencontrés dans ces organisations et lors de ces manifestations sociétaires. Mais suffit-il de souscrire à l’une ou à l’autre des entreprises sociétaires (réalisation de la statue, restauration de la tombe de Fourier, publication du Dictionnaire de Silberling), d’être abonné à une publication phalanstérienne ou d’être signalé parmi les participants à une assemblée fouriériste (inauguration de la statue, célébration de l’anniversaire du Maître) pour être considéré comme un disciple de Fourier ? Certainement pas, puisqu’on l’a vu, les courants sociétaires tentent de nouer des alliances avec d’autres mouvements (syndicalisme jaune, colinsiens, coopérateurs) dont ils invitent les membres à leurs réunions et à leurs banquets. Et l’ESE fait volontiers figurer parmi ses membres des personnalités comme Charles Gide ou Léon Bourgeois, que l’on ne peut assurément considérer comme des militants phalanstériens, même s’ils peuvent éprouver – en particulier le premier – beaucoup de sympathie pour l’œuvre de Fourier.

En raison de ces difficultés, et aussi parce que cet article constitue une première étape d’un travail en cours, je vais centrer mon analyse sur un petit nombre d’individus, qui se caractérisent par une présence renouvelée à plusieurs manifestations sociétaires (et pas seulement à un seul banquet), par la variété de leurs interventions (souscription, discours, participation à des manifestations) et surtout par l’affirmation de leurs convictions phalanstériennes (dans des correspondances ou des discours retranscrits dans la presse fouriériste et coopérative), voire par l’exercice de responsabilités au sein du mouvement sociétaire. Ceci a néanmoins un inconvénient : sont ainsi négligées ou simplement effleurées des formes de participation qui, pour être plus discrètes ou plus éphémères, ne sont pas moins significatives quand on s’intéresse aux différents types d’investissement militant. Aussi essaierai-je d’en tenir compte à travers quelques exemples.

Strates et groupes de militants

Parmi les fouriéristes des années 1880-1930, on peut distinguer plusieurs groupes. Le premier comprend les militants qui ont adhéré aux idées phalanstériennes sous la monarchie de Juillet, le plus souvent dans les années 1840, quand l’École sociétaire bénéficie d’une audience croissante. Malgré les vicissitudes du mouvement après 1849, ils ont continué à soutenir les organes ou les entreprises sociétaires et restent fidèles à leurs convictions jusqu’à leur mort. C’est le cas de Victor Marchand (1820-1909), dont l’adhésion au fouriérisme date de son passage à l’École polytechnique, entre 1840 et 1842, et qui, le 7 avril 1908, se rend encore sur la tombe de Fourier avec ses condisciples. Il n’a pu y rencontrer, cette année-là, l’un de ses camarades et condisciples de l’École d’application du génie, le général Théodore Parmentier (1821-1910), immobilisé chez lui par son mauvais état de santé, mais qui continue à soutenir Alhaiza par sa correspondance et son argent. Il en est de même du Blésois Emile Baudry (1822-1910), rallié à la cause sociétaire dès la monarchie de Juillet ; après avoir apporté une importante contribution financière pour la réalisation de la statue, il envoie régulièrement des subsides pour la publication de La Rénovation, et des encouragements à Alhaiza : chaque 7 avril, écrit-il, signifie « un pas de plus vers la terre promise, ce pas devenant de plus en plus grand chaque année. Espoir donc et courage » [27]. La plupart de ces fouriéristes des premières générations disparaissent avant 1914.

Un second groupe est assez aisément identifiable : c’est celui des coopérateurs. Son principal représentant est Henry Buisson (1854-1935), qui, avec six autres ouvriers peintres, a fondé la société Le Travail en 1882. Cette coopérative s’est agrandie (elle emploie plusieurs centaines de personnes vers 1900, les unes sociétaires, les autres salariées) et Buisson est devenu l’une des principaux acteurs du monde coopératif entre 1890 et 1900. Il rejoint le mouvement fouriériste pendant cette décennie.

Grâce à lui – mais grâce peut-être aussi à Charles Gide, qui lors d’une conférence en 1886 et dans des textes postérieurs, insiste sur le rôle de Fourier dans l’émergence de la coopération –, plusieurs responsables de la Chambre consultative des associations de production, de son organe L’Association ouvrière et de la Banque des coopératives de production, accordent une attention croissante à Fourier à partir des années 1895-1900. Ils soutiennent l’UP-ESE et participent aux projets de réalisation. Alexandre Vila (1850-1906), secrétaire de la Chambre consultative, fait partie des « Pionniers sociétaires » de la communauté du Vaumain. Auguste Manoury (1855-1907) souligne en 1904 l’ancrage fouriériste de la coopération :

la Chambre consultative des Associations ouvrières de production a toujours professé des opinions fouriéristes. En maintes occasions, elle a affirmé les principes de l’École Sociétaire. Un grand nombre de nos Associations ont pris pour base de leur constitution l’accord de ces trois facteurs dont le concours est proclamé également nécessaire par Fourier : le Capital, le Travail, le Talent […] Beaucoup d’entre nous prennent aux manifestations fouriéristes une part effective quand ce n’est pas nous-mêmes qui les provoquons. » [28].

Edmond Briat (1864-1948), l’un des fondateurs de l’Association des ouvriers en instruments de précision vers 1894-1896, participe à plusieurs réunions des « Pionniers de l’Océanie » en 1909, et appuie Vachon et Soulier-Valbert lors de la tentative de reconstitution de l’ESE en 1927-1930.

Et puis, il y a tous les autres, qui ne sont ni des disciples des premières décennies de l’École sociétaire, ni des coopérateurs. Les profils peuvent être très divers : voici par exemple Alexandre Quantin (né en 1864), fils d’un tisserand, qui exerce ses fonctions d’instituteur et de secrétaire de mairie dans plusieurs communes de Saône-et-Loire, puis qui vers 1910, abandonne l’enseignement et s’installe comme photographe à Chauffailles. Dans ses lettres, dont Alhaiza lit des extraits lors des banquets du 7 avril, il exprime sa ferveur phalanstérienne, qui se traduit également par le versement de petites sommes à La Rénovation. Le parcours d’Eugène Ledrain (1844-1910) est très différent : fils d’un gendarme de la Mayenne, et après avoir fait ses études chez les Oratoriens pour devenir prêtre, il renonce au sacerdoce et devient un spécialiste des civilisations antiques ; conservateur au Louvre dans le département des Antiquités orientales et professeur d’épigraphie orientale, il est l’auteur de nombreuses publications savantes (dont un Dictionnaire de l’ancienne langue de Chaldée), traducteur de la Bible et cofondateur de la Revue d’assyriologie et d’archéologie orientale  ; il fournit par ailleurs des critiques littéraires et des chroniques pour plusieurs périodiques, dont La Revue bleue, et dispose de nombreuses relations dans les milieux littéraires. À la fin des années 1890, c’est lui qui préside le groupe de l’Union phalanstérienne.

Au-delà de la diversité des situations et des parcours, on peut identifier quelques milieux auxquels plusieurs fouriéristes appartiennent ou ont appartenu. Louis Guébin (1854-1933) est professeur puis inspecteur de l’enseignement du dessin dans les écoles de la Ville de Paris, et a un moment pour collègues Julie Avez-Délit (née en 1854) et Albert Gauttard (1841-1903), tous membres de l’UP-ESE. Gauttard appartient également à la Société d’ethnographie dont son condisciple Verrier a été l’un des fondateurs, et qui compte également dans ses rangs le général Boissonnet, officier d’artillerie, et le baron Textor de Ravisi (1822-1902), ancien officier de l’infanterie de marine, chef du comptoir de Karikal (l’un des établissements français de l’Inde, au sud de Pondichéry) vers 1860, et président d’honneur de l’ESE vers 1900. Verrier est également l’un des fondateurs, et vers 1900, le secrétaire perpétuel, de la Société africaine de France [29], dont l’archiviste est Lina Lindsay, abonnée à La Rénovation et convive régulière des banquets phalanstériens [30].

Figurent aussi parmi les fouriéristes des adeptes des sciences occultes ou des pratiquants de religions nouvelles ou hétérodoxes : Fabre des Essarts (1848-1917), poète (il déclame fréquemment des poèmes en l’honneur de Fourier lors des banquets phalanstériens) et patriarche de l’Église gnostique sous le nom de Synésius ; et aussi Jean Bricaud (1881-1934) qui constitue une Église rivale de celle de Fabre des Essarts ; ou encore Adolphe Alhaiza lui-même, auteur de plusieurs ouvrages sur les théories cosmogoniques et très attentif aux débats qui divisent les milieux gnostiques.

Enfin, un certain nombre de fouriéristes investissent d’autres champs du militantisme politique et social de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle : le pacifisme, le féminisme, la libre pensée et l’éducation populaire, comme dans les décennies précédentes, ainsi que la protection animale : Linda Lindsay, déjà citée, fait partie du conseil d’administration de la Société contre la vivisection, tout comme son amie Olga Petti, autre habituée des manifestations et souscriptions fouriéristes ; et vers 1890, cette association a pour vice-président Hippolyte Destrem [31]. La pluralité des engagements concerne les « fouriéristes survivants », comme Destrem et Virginie Griess-Traut, mais aussi quelques membres de la génération suivante, comme Louis Guébin, adhérent de la Ligue de la paix et de la liberté et de la Ligue de l’enseignement, et fondateur en 1899 d’une université populaire dans le XVIIe arrondissement de Paris, « le Foyer du peuple ». Il semble toutefois que dès les années 1910, le cas de Guébin soit devenu assez rare. L’on ne connaît guère aux fouriéristes des années 1920 et 1930 d’autres engagements que le projet phalanstérien, et bien sûr, pour quelques-uns, la coopération.

Qui sont les fouriéristes ?

Les fouriéristes des années 1880-1930 sont très majoritairement des hommes, comme dans les décennies précédentes. Cependant, si, dans la première moitié du siècle, les femmes intervenaient surtout à travers des publications (articles ou ouvrages, par exemple avec Clarisse Vigoureux) ou comme auditrices lors des conférences – jusqu’en 1847, elles ne peuvent participer aux banquets du 7 avril organisés par l’École sociétaire de Considerant et dans les années 1860, elles ne prennent pas la parole lors des anniversaires fouriéristes – elles ont désormais en charge une partie de l’organisation du mouvement sociétaire. Cette évolution, qui a sans doute commencé vers 1870-1872 avec l’accession de Césarine Mignerot à la présidence du Cercle des familles et la présence de Valérie de Boureulle et de Louise Millet au sein des comités d’organisation et d’exécution du congrès phalanstérien de 1872, est plus nette encore à partir des années 1880-1890, avec Jenny Fumet qui s’occupe de l’administration de la Ligue du progrès social, et Virginie Griess-Traut, oratrice des banquets fouriéristes. Quand l’Union phalanstérienne est créée, en 1896, trois des sept membres du « comité d’initiative » sont des femmes – Julie Avez-Délit, Jenny Fumet, Sabine Calmettes-Jumelin (née en 1847) –, les deux dernières étant aussi l’année suivante membres du conseil de gérance de l’ESE. Dans les années 1920 et au début des années 1930 – mais le nombre d’individus connus pour participer aux activités sociétaires est désormais très modeste – on ne voit plus de femmes dans les organes dirigeants de la société des Amis de Fourier ou de l’ESE reconstituée.

L’arrivée des coopérateurs a fait venir au sein du mouvement sociétaire des hommes nés dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour l’essentiel dans les années 1850 (Buisson, Manoury) ou 1860 (Briat). Quand ils rejoignent les fouriéristes de La Rénovation, puis ceux de l’UP-ESE, vers 1895-1900, ce sont donc déjà des hommes mûrs, tout comme Antonin Beauchot, présenté par Alhaiza en 1902 comme un « nouveau condisciple », mais âgé de 44 ans. De même, les nouveaux participants de l’École sociétaire que l’on peut identifier vers 1930 ne sont plus de première jeunesse : l’ingénieur Maxime Philippon a près de 60 ans, et le principal animateur de l’ESE, Félicien Soulier-Valbert a alors 45 ans. Les nouvelles recrues sont donc rarement des jeunes gens. Les quelques exceptions relevées se situent avant 1900 : Louis Guébin apparaît dans les rangs fouriéristes au milieu des années 1880 alors qu’il a une trentaine d’années, âge auquel Maurice Lansac (1865-1954) et René Vachon (1868-1957) rejoignent également l’École sociétaire, dans la seconde moitié des années 1890. Mais de façon générale, si le mouvement sociétaire continue à exister jusque dans les années 1930, ce n’est pas par l’arrivée de jeunes adultes, mais grâce au ralliement d’individus ayant déjà au moins 40 à 50 ans.

Il est beaucoup plus difficile de cerner les origines sociales des fouriéristes des années 1880-1930. Soulignons tout d’abord la disparition progressive des polytechniciens ; l’École polytechnique, où le mouvement sociétaire avait beaucoup recruté sous la monarchie de Juillet, ne fournit plus de phalanstériens depuis le Second Empire. Aussi, les armes savantes (le génie et l’artillerie) et le corps des ponts-et-chaussées ne sont plus représentés que par les « survivants » des premières générations, c’est-à-dire pas au-delà de 1914.

L’on ne voit plus, semble-t-il, d’industriels ou de chefs d’entreprise (à l’exception bien sûr des dirigeants des entreprises coopératives), adhérer ou au moins s’intéresser aux projets fouriéristes, comme l’avaient fait Godin, Dorian ou certains patrons mulhousiens. Restent quelques anciens comme André Wurgler (1815-1897), qui a été à la tête d’une modeste brasserie à Chalon-sur-Saône. De même, alors que les médecins étaient nombreux dans l’École des trois premiers quarts du XIXe siècle, essayant parfois de conjuguer réorganisation sociale et nouvelles thérapies, ils sont devenus rares au début du XXe siècle, l’un des derniers, le Dr Verrier, semblant davantage se consacrer aux études anthropologiques qu’à la médecine après 1890. D’ailleurs, étant donné leur âge, beaucoup de militants ont cessé toute activité professionnelle et sont donc qualifiés dans les recensements et dans l’état civil de rentiers ou propriétaires.

Mais qu’ils soient encore actifs ou non, un bon nombre d’entre eux appartiennent au monde des employés, des fonctionnaires, de niveaux très variables. L’on a par exemple plusieurs instituteurs et professeurs, quelques employés de banques et comptables, un expert-comptable (René Vachon, qui lance le projet tahitien en 1908-1910). Mais figurent aussi parmi les dirigeants de l’UP-ESE des érudits comme Eugène Ledrain, conservateur au Louvre, et Raymond-Duval, licencié en droit, attaché successivement aux Bibliothèques Mazarine et Sainte-Geneviève et auteur d’études de musicologie.

Parmi les disciples dont il a été possible de saisir quelques moments de la carrière, on peut noter des changements parfois importants de position professionnelle ou de statut social : Albert Gauttard était ouvrier sculpteur sous le Second Empire et au début de la Troisième République ; il devient professeur de dessin de la Ville de Paris dans les années 1880, avant, dans les années 1890 de se présenter comme « archéologue » ou « ethnographe-archéologue » et de participer très activement à la Société d’ethnographie et en particulier aux travaux du comité des religions comparées et du comité d’archéologie américaine. Maurice Lansac a longtemps été un modeste employé de l’assistance publique, avant, une fois en retraite, de faire des études de droit, de soutenir une thèse et de s’inscrire au barreau comme avocat ; Maxime Philippon (1873-1943) a été recruté à l’âge de 17 ans par la municipalité de Bourges comme simple agent voyer ; mais après son service militaire, il passe un concours ouvert par la Ville de Paris, devient agent auxiliaire, conducteur de travaux, puis progresse dans la hiérarchie de son service jusqu’à devenir sous-ingénieur (1917), puis ingénieur municipal des travaux publics (1921).
Les liens établis avec les institutions coopératives ont sans doute favorisé le ralliement d’(anciens) ouvriers et employés, tels que Buisson, Vila ; mais Manoury, l’un des dirigeants de la Chambre consultative et collaborateur de L’Association ouvrière est avocat. Assurément, le mouvement fouriériste n’est pas un mouvement prolétarien, même si les ouvriers ou les militants d’origine populaire n’en sont pas totalement absents : un texte publié par l’ESE en 1910, et appelant à la mobilisation des forces sociétaires est signé par un jardinier, un électricien, un typographe, un imprimeur et un tailleur dont on ne retrouve toutefois pas les noms dans les activités ultérieures de l’ESE.

Le sens de l’engagement

La fugacité (réelle ou parfois peut-être seulement apparente et liée aux lacunes archivistiques) de certains passages dans le mouvement fouriériste est d’ailleurs l’une des difficultés de l’analyse de ce militantisme sociétaire finissant. Comment faut-il considérer la présence aux débuts de la Ligue du progrès social d’Alexandre Avez (1858-1896), futur député du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire ? Et celle d’Eugène Tarbouriech (1865-1911), avocat, professeur au Collège libre des sciences sociales et futur député SFIO, sur une liste des membres de l’École Sociétaire Expérimentale en 1901 ? Il fait même partie d’un « comité d’initiative » chargé de préparer la réalisation d’un « domaine sociétaire ». Cependant, la Cité future, essai d’une utopie scientifique, qu’il publie en 1902, n’est pas précisément phalanstérienne. Félicien Soulier-Valbert, vers 1910, semble surtout s’intéresser à la colonisation, ce qui l’amène à participer depuis Paris à l’entreprise des Pionniers sociétaires de Tahiti dirigée par René Vachon, son rôle étant de préparer les départs depuis la France. On le retrouve en 1928-1930 ; il est alors le principal acteur de la tentative de renaissance de l’École Sociétaire Expérimentale, dont il est le secrétaire général ; mais son activisme fouriériste s’arrête très brutalement. Après 1930, c’est comme spécialiste des colonies et aussi de la radiodiffusion – il tient une chronique sur Radio Tour Eiffel – qu’on le voit intervenir dans l’espace public, et non comme militant phalanstérien. Il y a comme cela un certain nombre d’individus, qui passent rapidement au sein des organisations fouriéristes, s’y impliquent parfois très fortement avant de les quitter soudainement et de partir vers d’autres horizons.
La documentation disponible – et en particulier l’absence de correspondance, à l’exception des quelques extraits reproduits dans La Rénovaiton – ne nous permet guère de connaître la façon dont les nouveaux disciples, arrivés après 1885, ont connu et rejoint le mouvement sociétaire : par ses publications, à la diffusion pourtant confidentielle ? par ses manifestations publiques (inauguration de la statue en 1899, anniversaires) qui font l’objet de quelques articles dans la presse généraliste ? ou par les réseaux qu’ont pu constituer les groupes et milieux présentés plus haut : mouvements d’éducation populaire, associations féministes et pacifistes, sociétés savantes, groupements occultistes ? À vrai dire, à l’exception du ralliement des coopérateurs au fouriérisme, il est généralement impossible de savoir si l’adhésion à l’École sociétaire est antérieure ou postérieure à l’appartenance à l’un de ces mouvements, et donc de déterminer lequel de ces engagements a éventuellement pu entraîner ou favoriser le second.

Mais l’étude biographique permet de replacer l’appartenance au mouvement fouriériste des années 1880-1930 dans le cours d’un itinéraire individuel et de tenter d’en analyser la signification. Trois situations au moins peuvent être envisagées. Tout d’abord, certains déclarent vouloir rester fidèles à des convictions adoptées plusieurs décennies auparavant ; la participation à une souscription et la réception régulière du journal témoignent de leur refus de déserter une cause embrassée dans les années 1830 et 1840 et à laquelle ils n’ont cessé de croire, malgré les déceptions déjà enregistrées. Ils s’honorent même d’être restés de fidèles serviteurs de l’idéal sociétaire. Après leur décès, des membres de leur famille prolongent parfois cette fidélité, sans que l’on sache très bien s’ils partagent eux-mêmes les idées phalanstériennes du défunt : Mlle Noirot, qui accompagnait son père aux anniversaires de Fourier continue pendant plusieurs années après la mort de Jean-Baptiste Noirot à participer aux banquets phalanstériens où elle assure la partie musicale. Dans le cas de la famille Quantin, on ne sait si c’est par adhésion aux idées sociétaires ou par fidélité à la mémoire de leur époux et père décédé, que Jeanne et Hermance prolongent pendant plusieurs années l’abonnement pris à La Rénovation par Alexandre, qui, dans ses lettres ne parlait que de ses propres convictions sociétaires, pas de celles de sa famille [32].

Dans plusieurs cas, le ralliement au mouvement sociétaire – dont on a vu qu’il s’effectue souvent tardivement dans la biographie individuelle – semble constituer l’aboutissement d’une vie militante caractérisée par des engagements variés. Albert Gauttard est proche du bonapartisme social à la fin du Second Empire ; sous la Commune, il adhère à l’Internationale, ce qui lui vaut d’être condamné ensuite à la prison. A sa libération, il participe à la préparation du congrès ouvrier de 1876, mais ses affinités bonapartistes du Second Empire et son comportement – il est accusé de propos calomniateurs envers ses camarades – l’éloignent du mouvement ouvrier. En 1889, ses sympathies boulangistes provoquent sa révocation de son poste d’enseignant à la Ville de Paris. Dans les années 1890, il appartient à un groupe de libre-pensée (« Ni dieu ni maître ») du XVe arrondissement de Paris, et fréquente des réunions de socialistes révolutionnaires (en 1893, il est considéré comme allemaniste), ainsi que, brièvement, l’organisation des Chevaliers du travail. La virulence de certains de ses propos, ses appels à la grève générale et parfois à la violence suscitent la surveillance de la police qui le soupçonne un temps d’amitiés anarchistes. Mais au milieu des années 1890, on le voit arriver dans le mouvement sociétaire ; il se présente aux élections municipales de mai 1896 comme « candidat socialiste indépendant, Communiste-Phalanstérien », représentant les « aspirations de la Démocratie Socialiste Communaliste et Phalanstérienne ». À la fin de la même année, il est vice-président de la nouvelle organisation fouriériste, l’Union phalanstérienne. En 1898, il est « candidat phalanstérien » pour les élections législatives et « soutient les thèses de Fourier » lors de la campagne. Chez Gauttard, mais aussi chez plusieurs autres membres des associations fouriéristes, la participation au mouvement sociétaire constitue une nouvelle étape – et dans le cas de Gauttard, la dernière – d’un itinéraire militant assez tourmenté, caractérisé par des engagements dans des organisations aux méthodes et aux objectifs très divers.
Enfin, chez les coopérateurs qui à partir des années 1890 rejoignent les manifestations sociétaires et se proclament les héritiers et même les disciples de Fourier, le ralliement au militantisme phalanstérien apparaît comme une façon d’inscrire le projet coopératif dans une perspective de transformation sociale ; ceci alors que des socialistes révolutionnaires dénoncent le caractère réformiste, voire conservateur de la coopération telle qu’elle est mise en œuvre par la Chambre consultative des associations ouvrières de production. Pour Buisson, Manoury et leurs amis, il s’agit bien par la coopération de modifier radicalement les rapports sociaux, même si cela doit s’effectuer progressivement et pacifiquement, en associant capital, travail et talent selon la formule fouriériste ; et le changement ne doit pas se limiter au seul domaine de l’entreprise, mais doit concerner l’ensemble de la société. « L’expérience prouve que, se généralisant, la Coopération prend de plus en plus la forme d’une organisation sociale » qui va succéder au système du salariat, déclare Henry Buisson, qui poursuit : « la transformation sociale en train de s’opérer doit aboutir à un état nouveau qui, dans notre pensée est l’Association généralisée » et « les innombrables initiatives qui tendent à substituer, au régime patronal, le régime des Associations, en sont la preuve » [33]. Ces propos font d’ailleurs écho à ceux de Charles Gide, qui, en 1889, prédisant l’avènement de la « République coopérative », avait présenté la coopération comme « un mode nouveau d’organisation sociale » [34]. Vers 1900, une partie des coopérateurs (n’oublions qu’il existe d’autres courants coopératifs, et en particulier les organisations coopératives socialistes) se situent dans la perspective de l’édification d’une société harmonienne.

L’analyse biographique des itinéraires militants permet de mettre au jour trois grands ensembles d’individus qui composent le mouvement fouriériste entre les années 1880 et les années 1930 : les vieux militants qui restent fidèles aux convictions de leur jeunesse ; les coopérateurs, qui aspirent, non seulement à de nouvelles formes d’organisation et de gestion entrepreneuriales, mais à un changement social global ; et un troisième ensemble, plus hétérogène : peut-être faudrait-il y distinguer des disciples fortement et durablement investis dans le militantisme fouriériste, comme Lansac et Vachon, d’autres restant attachés aux idées sociétaires, mais privilégiant d’autres champs d’action comme l’éducation populaire (Guébin), et d’autres enfin chez qui l’adhésion à l’École succède à (et aussi précède) d’autres engagements.

Mais les militants les plus âgés, ceux qui ont rejoint l’École sociétaire sous la monarchie de Juillet, disparaissent avant 1914. Dans l’Entre-deux-guerres, le statut de Fourier comme « précurseur de la coopération » est contesté, tandis que les perspectives de transformation sociale par la coopération reculent ; il faut désormais admettre que les coopératives ne pourront absorber l’ensemble du tissu économique, mais qu’elles devront coexister avec le secteur public et le secteur capitaliste ; la doctrine sociétaire n’a plus la même place dans le monde coopératif, même si à l’occasion du centenaire de la mort de Fourier, à l’automne 1937, l’Alliance coopérative internationale réunie en congrès à Paris rend hommage à l’un des pères de l’associationnisme ; mais la formule de l’association capital-travail-talent y est beaucoup moins en faveur et mobilise moins les coopérateurs. Enfin, dans le premier tiers du siècle, l’École sociétaire ne parvient pas à recruter de jeunes adeptes ; ceux qui sont à sa tête, et qui ont échoué à réaliser l’essai pratique, n’arrivent plus à lui insuffler le dynamisme nécessaire à sa survie et abandonnent la lutte vers 1930. Ainsi disparaît la dernière l’École sociétaire, environ un siècle après les débuts du mouvement phalanstérien.