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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

165-168
HOUELLEBECQ Michel : La carte et le territoire (2010)
Paris, Flammarion, 2010
Article mis en ligne le 20 décembre 2012
dernière modification le 8 octobre 2016

par Ucciani, Louis

Un élément n’a été que peu souligné à propos du Goncourt 2010 et ce malgré la profusion de notices et d’articles qu’il a pu susciter. C’est son affichage fouriériste. S’il ne s’agit pas ici de réalimenter la profusion, si sur l’auteur tout et bien plus encore a été dit et redit, la présence de Fourier mérite qu’on s’y arrête. Une des grilles de lecture tient dans la question de la transmission, de ce qu’un père peut, intellectuellement léguer à son fils. Ici le personnage central, Jed Martin, est un artiste de renom dont le père est lui-même un architecte reconnu. C’est lors d’un dernier réveillon de Noël, qu’ils ont coutume de passer en tête à tête, l’un et l’autre, portés par leurs solitudes respectives, que le père, condamné à brève échéance par la maladie, livre à son fils son parcours intellectuel. Il rapporte ses années d’études aux Beaux-Arts, son choix pour l’architecture et l’urbanisme et les circonstances dans lesquelles, avec quelques camarades, ils se prennent à rêver le monde afin de le reconstruire. Nous est alors narré en quelques pages un parcours qui reprend les bases du situationnisme où Fourier est le socle de la contre-pensée. Sur le mode situationniste Houellebecq reprend l’argumentaire contre-l’urbanisme de l’époque, que l’Internationale situationniste développe dès son premier numéro : « Le courant dominant quand j’étais jeune était le fonctionnalisme, à vrai dire il dominait depuis plusieurs décennies déjà, il ne s’était rien passé en architecture depuis Le Corbusier et Van der Rohe. » Il rappelle comment Le Corbusier était « une sorte d’écologiste avant la lettre, pour lui l’humanité devait se limiter à des modules d’habitation circonscrits au milieu de la nature, mais qui ne devaient en aucun cas la modifier. » Et il ajoute combien cette vision se révélait finalement totalitaire : « C’est effroyablement primitif quand on y pense, c’est une régression terrifiante par rapport à n’importe quel paysage rural – mélange subtil, complexe, évolutif de prairies, de champs, de forêts, de villages. C’est la vision d’un esprit brutal, totalitaire. Le Corbusier nous paraissait un esprit totalitaire et brutal, animé d’un goût intense pour la laideur ; mais c’est sa vision qui a prévalu, tout au long du XXe siècle. Nous, nous étions plutôt influencés par Charles Fourier… » (213) La réaction du fils (« Il sourit en voyant l’expression de surprise de son fils ») entraîne un exposé sur ce que Houellebecq absorbe de Fourier. Cela débute par ce qui est généralement souligné, à savoir la théorie de la sexualité (« On a surtout retenu les théories sexuelles de Fourier, et c’est vrai qu’elles sont assez burlesques »), et la difficulté qu’il y aurait à le lire (« Il est difficile de lire Fourier au premier degré, avec ses histoires de tourbillons, de fakiresses et fées de l’armée du Rhin »), pour arriver à ce qui est le plus étonnant (« on est même surpris qu’il ait eu des disciples, des gens qui le prenaient au sérieux, qui envisageaient réellement de construire un nouveau modèle de société sur la base de ses livres »). L’adhésion à Fourier ne peut venir, selon Houellebecq de sa qualité de penseur (« C’est incompréhensible si on essaie de voir en lui un penseur, parce que sa pensée on y comprend absolument rien, mais au fond Fourier n’est pas un penseur c’est un gourou, le premier de son espèce, et comme pour tous les gourous le succès est venu non de l’adhésion intellectuelle à une théorie mais au contraire de l’incompréhension générale, associée à un inaltérable optimisme, en particulier sur le plan sexuel, les gens ont besoin d’optimisme sexuel à un point incroyable. » Lecture impossible, pensée illisible, Fourier relèverait de l’adhésion transférentielle dont le vecteur est le désir. La thèse n’est pas dénuée de justesse et elle devient même très pertinente dans son développement : « Pourtant le vrai sujet de Fourier, celui qui l’intéresse en premier lieu, ce n’est pas le sexe, mais l’organisation de la production. La grande question qu’il se pose, c’est : pourquoi l’homme travaille-t-il ? Qu’est-ce qui fait qu’il occupe une place déterminée dans l’organisation sociale, qu’il accepte de s’y tenir, et d’accomplir sa tâche ? » Houellebecq évacue la réponse des libéraux (l’appât du gain) et remarque combien la question n’intéressait pas les marxistes (« ils ne répondaient rien, ils ne s’y intéressaient même pas, et c’est ce qui fait que le marxisme a échoué »), pour maintenir la pertinence de la question : « Fourier avait connu l’Ancien Régime, et il était conscient que bien avant l’apparition du capitalisme des recherches scientifiques, des progrès techniques avaient lieu, et que les gens travaillaient dur parfois très dur, sans être poussés par l’appât du gain mais par quelque chose, aux yeux d’un homme moderne, de beaucoup plus vague : l’amour de Dieu, dans le cas des moines, ou plus simplement l’honneur de la fonction. » Certes l’élément de réponse n’est guère éclairant, sinon qu’il ouvre à une ontologie, à une mystique ou à une éthique. C’est ainsi que se clôt le court passage consacré à Fourier. Deux épilogues néanmoins prolongent le propos. Tout d’abord ceci : « Le père de Jed se tut, s’aperçut que son fils l’écoutait maintenant avec beaucoup d’attention. Oui… commenta-t-il, il y a sans doute un rapport avec ce que tu as essayé de faire dans tes tableaux. Il y a beaucoup de galimatias chez Fourier, dans sa totalité c’est presque illisible ; il y a peut-être quand même, encore, quelque chose à en tirer. Enfin c’est ce que nous pensions à l’époque… » (215) Le dernier apport serait donc celui de l’esthétique. A la question de savoir pourquoi endurer, la théologie, l’éthique et l’esthétique, ou sous une autre forme la religion, la philosophie et l’art seraient les canaux possibles de réponse. Ramener Fourier à ce prisme articulé et dynamisé par la sexualité et l’optimisme est certes convaincant, l’orienter à partir de la question de l’humaine condition c’est effectivement rappeler le fondement du fouriérisme. Voir dans la dynamique artistique de l’époque une ligne de force influencée, plus ou moins inconsciemment par Fourier est, de même, juste. On en pourrait conclure que ce court passage est sans doute un des exposés qui font le plus simplement le point sur ce que représente aujourd’hui Fourier, une force d’orientation de la pensée et du travail humain, qui agirait comme souterrainement. Le second épilogue serait le dépassement de Fourier par William Morris. Dans le roman, le père de Jed Martin, tout d’abord, puis Houellebecq en personne, dissolvent en effet leur fouriérisme dans l’œuvre de William Morris. En ce sens Fourier apparaît comme le substrat théorique de ce que l’ingéniosité pratique de Morris a su accomplir. Houellebecq relate comment Morris crée son entreprise, comment il s’accroche au principe de l’artisanat (« Le principe essentiel de William Morris était que la conception et l’exécution ne devaient jamais être séparées, pas davantage qu’elles ne l’étaient au Moyen Age. D’après les témoignages, les conditions de travail étaient idylliques : des ateliers lumineux, aérés, au bord d’une rivière. Tous les bénéfices étaient redistribués aux travailleurs, sauf une petite partie qui servait à financer la propagande socialiste. » (256) La firme Morris&Co serait la seule entreprise « utopique » qui aurait réellement atteint son but : « Cela, aucune des coopératives ouvrières qui se sont multipliées tout au long du XIXe siècle n’y est parvenue, que ce soient les phalanstères fouriéristes ou la communauté icarienne de Cabet, aucune n’est parvenue à organiser une production efficace des biens et des denrées, à l’exception de la firme fondée par William Morris on ne peut citer qu’une succession d’échecs. Sans parler des sociétés communistes plus tard… »

Epilogue des épilogues. Du 21 avril au 2 septembre 2012 s’est tenue une exposition au Consortium de Dijon. Conçue par Stéphanie Moisdon et Xavier Douroux pour le Consortium, elle se présentait comme une « adaptation » du roman de Michel Houellebecq. On y voyait notamment le Buste de Fourier réalisé par Ottin et deux pièces de William Morris. La première ouvrait l’exposition. Il s’agissait d’un mur tapissé d’un papier peint par Morris (Pimpernel, 1876) et au cœur de l’exposition une tapisserie (Flora, 1885). Lors d’une émission télévisée (CSOJ, le 22 Mai 2012) Stéphanie Moisdon rappelle que la firme existe encore et que les œuvres exposées de Morris proviennent d’une simple commande aux actuels magasins. Quant à Houellebecq, il répète à loisir combien Morris a réussi là où Fourier a échoué. Il n’empêche que, sur la thématique du travail retenue par les commissaires de l’exposition la présence de ces deux figures Fourier et Morris, fonctionne comme une ligne de force qui cerne qu’il ne peut y avoir travail que s’il est préalablement rêvé, « utopisé ». En contrepoint les discours actuels où le travail apparaît comme un manque à combler (il n’y a plus de travailleurs mais des chômeurs) révèlent une idéologie fondée sur une construction du travail comme manque, comme rareté. C’est ainsi qu’il entre dans la logique économique sous la forme non plus de ce qui produit de l’objet mais comme un objet convoité, comme un objet de consommation. Il devient cet objet paradoxal d’être la marchandise qui produit la marchandise (le marché du travail !) Il est le révélateur de la soumission à la consommation. L’exposition propose un panorama des résonances de la thématique du travail, de son articulation à l’artisanat, dans la production artistique de Fourier et Morris à Louise Bourgeois ou Xavier Veilhan en passant par Courbet, Leger, Lurçat ou encore Jean Lecoultre. En même temps elle joue du clin d’œil à l’histoire, en rappelant que le lieu aujourd’hui devenu Centre d’art a été une usine. Une machine à façonner les sabots, « trouvée » dans la même rue, fait face au mur tapissé par Morris. Inclus dans l’exposition ces petits sabots esquissés nous rappellent qu’un jour les ouvriers ont su qu’il fallait les utiliser à briser ce que devenait le travail.