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MACHEREY Pierre : De l’utopie ! (2011)
Grenoble, De l’incidence éditeur, 2011, 562 p.
Article mis en ligne le 20 décembre 2012
dernière modification le 8 octobre 2016

par Ucciani, Louis

C’est à bien des égards une somme que nous propose Pierre Macherey dans cet ouvrage intitulé De l’utopie ! S’expliquant sur le titre, il rappelle que l’utopie « n’est pas un sujet philosophique comme les autres, sur lequel il suffirait de porter une vue différente. » (9) Il en rattache l’objet à un désir, à une volonté, il dit plus précisément, « un vouloir d’utopie. » (10) Le point d’exclamation qui ponctue le titre, indique que ce « vouloir de l’utopie » a quelque chose à voir avec une injonction, une directive.

Ce livre regroupe des textes issus d’un programme de recherche, « La philosophie au sens large », élaborés pendant l’année universitaire 2008-2009. Rappelons que Pierre Macherey est un des contributeurs, auprès de Louis Althusser et de Jacques Rancière, du fameux Lire le Capital en 1965, et qu’il est spécialiste de Spinoza auquel il a consacré une somme en cinq volumes. L’ouvrage qui nous intéresse ici est contemporain de la parution de Marx 1845 (2008) dans lequel sont analysées les thèses de Marx sur Feuerbach. Nous laisserons de côté les propos généraux sur l’utopie [Les dilemmes de l’utopie (p. 11-114), Utopies Classiques où sont considérés More, Bacon et Campanella (p. 115-302) et les Annexes (p. 463-556)] pour nous intéresser à la troisième partie qui peut être vue comme un livre à part entière : « Une utopie sociale, anticonformiste et apolitique : Fourier » (p. 303-460). L’intérêt premier est de tenter de comprendre comment « la » philosophie marxiste pense aujourd’hui Fourier. Comment, après les jugements de Marx, finalement bienveillants mais néanmoins d’exclusion, les penseurs de la rupture épistémologique [1] intègrent la pensée de Fourier. En même temps comment un lecteur attentif de Marx et de Spinoza, qui a su « inventer » des méthodes de lecture, s’y prend-il avec l’irréductible Fourier ? La technique adoptée par Macherey passe par le recours à un texte qui devient prétexte au développement du chapitre qu’il ouvre : « Quadrilles de virginité », « De la culture des poiriers », « Combinaisons soupières », « Des journées bien remplies », « De l’échange au partage », « Une nouvelle économie politique », « Gimblettes harmoniques : une nouvelle éducation ». Seuls, le dernier chapitre « Une utopie sociale » et le chapitre introductif « Un socle vide » dérogent au principe.

La question de la méthode de lecture, et notamment la méthode philosophique, est centrale quand il s’agit de confronter Fourier au corpus philosophique, soit que la méthode se corrompe au texte, soit qu’elle le réduise. Dès les premières lignes, Macherey trace les contours : « Avec Fourier penseur par excellence atypique, et définitivement solitaire en dépit de la cohorte de disciples plus ou moins abusifs qui se sont attachés à sa traîne, on se trouve en permanence à la limite, en ce point où éclate, bombe ou pétard mouillé ? » (305) Laissons le coup de griffe aux disciples, à ceux qui finalement font que la solitude de Fourier est bien relative ; Macherey ne cite aucun travail, aucun auteur, autres que Breton, Queneau et Barthes, une bibliographie bien réduite et très ancrée dans les années soixante. La question est plutôt celle de la pertinence théorique, qui semble s’abolir dans l’humour noir (Breton) ou, à la suite du jugement de Marx, dans une poésie (« le seul moyen de sauver Fourier serait alors le recours à la poésie au sens d’une évasion des contraintes du monde ordinaire. ») (308) C’est dans ce registre qu’opérerait la lecture qu’en fait Breton. Mais si Macherey touche juste (comme à de nombreux endroits de son texte), c’est en ne poussant plus loin son intuition qu’il pêche. Ici, par exemple, poser les bases d’une lecture « poétique », peut-être à partir du sens que pouvait lui donner Bachelard, semble un manque. Pourtant, rappelle-t-il « la pensée de Fourier, décevante si on la prend frontalement au premier degré, ce qui lui confère les allures d’une somme doctrinale ne présentant en dernière instance qu’une valeur de curiosité », ne trouve intérêt qu’à être abordée « de biais, en lumière rasante, ce qui permet d’en mettre en valeur les extraordinaires singularités. » (309) La formule évoque, mais explicite peu ; le concept céderait-il à l’image ? Un peu plus loin, toujours cette même question de l’approche : « Comment trouver le chemin qui ramène vers Fourier et sa singulière utopie, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la version proposée par le « fouriérisme » qui n’en a été qu’un avatar plus ou moins conforme. » (313) Étrange formule comme si se jouait avec Fourier une séquence analogue à ce qui a pu lier Marx aux marxismes. Ici encore la formule et la métaphore prennent le pas sur le concept et, ici encore, le « fouriérisme » est visé. Cela impose une précision : si un philosophe aussi réputé et compétent que Macherey en vient à consacrer le chapitre le plus conséquent de son ouvrage sur l’utopie à Fourier, cela tient à ce que cette pensée a, par le biais de ses adeptes, de Considerant à Debord ou Schérer, su séduire les relais qui lui confèrent aujourd’hui encore une certaine pertinence, en tout cas celle de susciter un tel travail. Soit la formule de l’irréductibilité d’une œuvre à celle de ses successeurs s’applique à toute logique d’emprunt de Bouddha à Jésus, de Socrate à Marx, soit elle relève d’une déviance singulière qu’il faudrait dès lors faire apparaître. « Comment, poursuit Macherey, lire aujourd’hui Fourier de manière à lui rendre, autant qu’il est possible, justice ? » (317) Sans insister sur cette exigence vers la justice qui, là encore, possède comme un arrière-goût de condescendance, voyons la trame de lecture : « L’œuvre de Fourier comporte d’une part une théorie globale du monde naturel et social et de ses destinées. » (317), ce en quoi Macherey voit « divagations incongrues » propres à séduire Breton, et à propulser Fourier en « farfelu » à rapprocher de Brisset. Cet aspect qui a néanmoins la capacité de mettre « en éveil » l’esprit se révèle donc intellectuellement secondaire. C’est, en effet, ailleurs, dans l’art du détail, dans sa mise en évidence, que se niche l’aspect réellement novateur et premier du texte de Fourier : « Simultanément, à un tout autre niveau, cette œuvre fourmille de considérations de détail qui prennent place, de manière plus ou moins ordonnée ou aléatoire, dans la perspective largement ouverte par une spéculation à caractère cosmique dont l’envergure démesurée décourage tout autant qu’elle amuse. » (313)

Autrement dit, si l’ensemble de l’œuvre de Fourier confine à l’absurde, si le cosmique touche au comique, le détail (souvent délibérément comique) touche au cosmique. En tout cas c’est à partir de ces points de détail que Macherey élabore sa lecture en retrouvant au passage les stratégies de lecture habituelles en la matière. C’est même, selon lui, à cette seule condition que l’utopie en général peut nous apporter : « Les écrits des utopistes, décevants lorsqu’on s’évertue en dégager des perspectives générales interprétables selon les critères traditionnels de la philosophie politique, deviennent passionnants lorsqu’on se met à les regarder au ras de ces minuties auxquelles ils consacrent une attention qui peut paraître obsessionnelle ; celui-ci remplissant une irremplaçable fonction de révélation. » (18)

La traque du détail devient l’axe de lecture, « il y a chez Fourier une attention gourmande à ce qu’il appelle des « minuties » comme l’art de cultiver les poires, de trier les pois ou manger sa soupe avec la conviction que l’avenir du monde et de la société se joue en réalité sur ce plan. » (313) C’est autour de cela qu’il peut dégager ce qui serait le principe de Fourier : « Comme il ne cesse de le répéter, ce serait l’axiome fondamental de ce qu’on peut nommer sa « logique », au simple il faut toujours préférer le compliqué. » (314) Macherey précise en quoi cette quête du compliqué (et non pas du complexe), active le jeu des passions mécanisantes (« qu’il a été le premier à identifier »), implique leur action (« dans la dynamique de socialisation »). Notamment la Composite qui « trouve préférentiellement à se satisfaire dans les courtes séances (…) dans lesquelles il n’est pas interdit de voir l’élément nucléaire de l’utopie fouriériste. » (314) Comment la Composite s’associe à la Cabaliste, comment cette association établit la trame de l’ordre sériaire « base de l’Harmonie » (342), évoque la fable fouriériste. Subsiste néanmoins la posture de jugement marxiste qui rabaisse la construction à une invention de l’ordre du mineur : « La série c’est le ‘truc’ qui change tout, dont Fourier se présente comme l’inventeur, premier prix garanti au grand concours Lépine de la philosophie. » (342) C’est toujours sur cette ligne-là que se tient un propos qui situe résolument Fourier en dehors du champ de la philosophie, même si le parcours de Macherey à travers l’œuvre de Fourier lui fait solliciter les philosophes. C’est Leibniz que Fourier « rejoint (…) Lui aussi avait fondé sur la prise en compte de l’infiniment petit l’établissement de la continuité de l’ordre universel, en posant que c’est sur les différences que repose l’harmonie infinie du monde. » (341) ; Hegel, « qui lui aussi considère qu’une forme quelle qu’elle soit porte en elle les conditions de sa disparition. » (356) ; ou encore Rousseau quand est considéré le fait que l’Harmonie « ne repose pas sur un contrat social formel… A ce point de vue, Fourier, c’est l’anti-Rousseau. » (451) Suivant cette même logique comparatiste Fourier « a compris qu’il ne pouvait se permettre d’aller aussi loin que Sade, qui a payé fort cher l’exposé de ses fantaisies  » (339) ou c’est encore une anticipation de Foucault quand « L’une des idées directrices de sa démarche, presque foucaldienne avant la lettre, est qu’il faut renoncer à révolutionner la société par le haut. » (324) Calée dans un discours général sur l’utopie, l’étude consacrée à Fourier a le mérite de situer la singularité fouriérienne en la matière. Entre « la spéculation utopique » propre à Fourier, qui consiste à « fracturer des clivages que des siècles d’obscurantisme ont perpétués, et qui, si on y pense bien, n’ont en réalité aucune raison d’être » (327) et les thèmes obligatoires que sont, par exemple, le partage des richesses ou celui des genres, Fourier maintient un cap qui le « distingue radicalement de More et de Campanella. » (331)

De la lecture de Macherey on retiendra trois moments de la pensée de Fourier qui impliquent trois niveaux d’approche. Le premier peut être pensé comme un effet de style. C’est le sens de la remarque à propos de l’angle temporel adopté par Fourier : « La page que nous lisons est rédigée à l’indicatif présent, de manière à mettre sous les yeux du lecteur un dispositif en faisant comme si celui-ci existait et fonctionnait réellement sous ses yeux. » (321) Est ainsi désignée une caractéristique qui fait que « L’utopie de Fourier déroule ses charmes envoûtants sur le mode d’une irrécusable présence, et non à l’optatif d’une démarche dont on suggérerait la possibilité en espérant qu’elle se réalise un jour, ou au passé d’une expérience dont un voyage (…) aurait permis d’enregistrer le témoignage, selon le topos traditionnel du récit utopique. » (321) Le second point, qui relève de la logique interne au système, dérive de cette présence, ou, pour le moins, peut en permettre l’explicitation : « Si l’utopie s’expose au présent, c’est parce qu’elle correspond aux mouvements d’une dynamique dont les amorces se trouvent déjà réunies et agissantes sur le plan propre à la nature des choses, et en particulier à la nature passionnelle, désirante, qui définit l’humain comme tel. » (451) Or cette dynamique, comme il a été dit plus haut, obéit à une logique « mécanique », celle qu’activent les passions mais aussi les équilibres ou les différentiels obtenus : « En Harmonie, la justice résulte ‘mécaniquement’ des multiples combinaisons sur lesquelles repose le jeu social. » (450) Ce qui nous conduit au troisième point qui porte sur le domaine d’application de la théorie. Si tout part d’un constat, celui de l’hypocrisie et des contradictions de l’ordre civilisé (324), si tout se construit dans la mécanique des passions groupistes (322), ce qui est construit est le social. Or cette dernière instance, à laquelle Macherey consacre son dernier chapitre, dévoile l’originalité de la conception de Fourier : « à la différence de l’utopie classique, celle qui cherche ses principales références du côté de la politique, l’utopie sociale de Fourier ne situe pas ses dispositifs dans un ailleurs lointain. » (452) C’est sur le mode de la « familière proximité » (452) que la théorie fouriériste actionne ses tensions. Le jeu politique qui par définition active la distance est de fait rejeté au nom de cette règle qui veut « que c’est sur le plan des plus petits détails domestiques que se joue le destin de la société. » (453)

C’est de ce glissement vers le social et hors du politique que Macherey tire la véritable actualité de Fourier et sa perpétuelle pertinence. S’il est rebuté par la forme, il pense que Fourier en joue ironiquement : « Il y a dans la production théorique de Fourier une dimension hallucinatoire qu’il n’est pas permis de nier : mais les procédures ironiques qui en constituent l’accompagnement en maintiennent les effets suspendus. » (460) Se dévoilent alors les véritables questions ouvertes par Fourier, et que Macherey répercute sur la pensée politique de notre époque : « S’en dégage une urgente interrogation : qu’est-ce que vivre en société ? quelles sortes de pulsions désirantes sont en jeu dans l’existence communautaire ? à quelle volonté correspond le fait d’y être engagé ? A ce type d’interrogation, la lecture de Fourier restitue sa portée corrosive : c’est ce qui en fait tout le prix. » (460) Ces questions aptes à repositionner la pensée politique sont pour nous un axe ouvert sur les problématiques de recherche autour des écrits de Fourier et participent sans aucun doute à leur développement.