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156-159
ARANTES Urias : Charles Fourier ou l’art des passages

Paris, L’Harmattan, coll. "La philosophie en commun", 1992, 208 p.

Article mis en ligne le 30 octobre 2016
dernière modification le 27 octobre 2016

par Ucciani, Louis

Assiste-t-on à un réveil de l’édition française aux idées de Fourier ? Après le livre de Morilhat, voici celui de Arantes, publié par L’Harmattan dans la collection dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren, liée au Collège International de Philosophie. Que Fourier, pour une grande part ignoré de l’Université, ait pu susciter de l’intérêt aux yeux des animateurs du Collège, qui par ailleurs lui ont consacré un colloque en décembre demier, est bien sûr un bon signe. Mais c’est aussi une indication de la modernité de Fourier, qui recoupe les enjeux avoués du Collège et de la collection : « La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l’explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu’à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. »

C’est bien dans cet axe que prend corps l’ouvrage d’Arantes, qui commence par un constat-bilan de la période ouverte par les années soixante. Après une lecture de l’Ode de Breton, l’auteur parcourt quelques-unes des lectures postérieures : Lehouck, qui « évaluait ce que la lecture de Fourier pouvait apporter au temps présent » (p. 11), Bruckner, dont « le petit livre [...] avec son écriture et ses images pétillantes, plein d’humour et de provocation [...] représente le mieux le fouriérisme ambiant et sa volonté de faire et la fête et la révolution » (p. 12), mais aussi Marcuse, Blanchot, Barthes, Simone Debout et l’édition des œuvres complètes. Mais, précise Arames, « cette redécouverte des textes de Fourier vient pourtant accompagnée de la mise à l’écart – tout au moins d’un éloignement – de la dimension la plus visible de l’œuvre de Fourier, celle du réformateur social et du penseur politique » (p. 14).

D’autre part, l’enfermement un peu rapide de Fourier dans ce qui serait une vision utopique ne serait pas plus satisfaisante. Fourier, rappelle Arantes, « méprisait les utopies, à commencer par celle dont il a été un témoin, la Révolution française » (p. 14), sauf à prendre en compte les analyses d’Abensour sur le phénomène utopiste. Il s’agirait alors de considérer l’utopie comme « une stratégie pour échapper aux pièges de la raison instrumentale : un art de poser radicalement la question politique. » (p. 16)

Un tel axe de lecture suppose « la critique des totalitarismes et le questionnement de la tradition révolutionnaire, de même qu’une sensibilité ouverte à l’aventure démocratique » (p. 16).

C’est « à l’intérieur et à la limite de ce mouvement » qu’Arantes situe son travail ; « à l’intérieur, dans la mesure où je suis convaincu que l’utopie est partie prenante de la réflexion sur la vie en commun des hommes, ainsi que de l’histoire de la pensée politique » (p. 16). Mais aussi donc « à la limite, parce que je crois que l’appartenance de Fourier à la tradition révolutionnaire [...] est au moins très problématique » (p. 16). À moins, poursuit-il, de « prendre à la lettre la prétention de Fourier à l’écart absolu ». C’est ici que se tient l’axe réel du livre.

En effet l’écart est passage, et c’est bien à tenter de définir l’art des passages que travaille Arantes. Art plutôt que dialectique ; voilà qui mérite précision. D’autant plus que l’ouvrage présenté est la « version abrégée d’une dissertation de doctorat » dont le titre était L’Utopie de Charles Fourier, essai sur la dialectique des passages. Deux modifications radicales donc, l’abandon du mot utopie et la transformation de la dialectique en art. L’auteur s’en explique (pp. 20-21) et nous y verrons pour notre part l’originalité du propos.

Il y a tout d’abord ceci, comme avertissement : « Il ne s’agit pas de rechercher l’actualité de Fourier, mais [...] d’interroger le temps présent, avec des questions soulevées par lui » (p. 35). Or, si la constante fouriérienne réside dans « une logique de l’engendrement du nouveau » (p. 35), Fourier semble hésiter « entre deux conceptions différentes du temps, celle d’un cycle se refermant sur soi-même, et celle d’une carrière infinie » (p. 39). Ce sera sans doute sur ce point de l’espace-temps à parcourir que se tient l’opposition à la dialectique de type hégélien. Si celle-ci, en effet, envisage de même la « production du nouveau », c’est à l’intérieur du cadre de la civilisation. Or, Fourier veut s’en tenir délibérément « à l’écart ». Ce sera en ce sens qu’on ne pourra parler de dialectique à son propos (« si dialectique il y a encore, ce n’est qu’une dialectique des moyens termes » (p. 45)), tant l’essentiel du processus se fonde sur l’analogie (« il ne s’agit pas de trouver l’identité de la théorie, du lecteur et du monde, mais d’engrener la série des analogies qui les mettent en rapport, c’est-à-dire, qui fait de chacun le lieu de passage des autres » (p. 45)). C’est bien, dans ce débord de la dialectique, le statut de l’individu qui est posé. Là où Hegel amène sa négation, Fourier oppose son affirmation radicale (« à la négation hégélienne de l’individualité, [...] Fourier opposerait l’affirmation de toute individualité » (p. 40).

Et ce ne sont pas les événements contemporains qui lui permettent d’envisager ce qui serait une issue pour l’individu (« au contraire de la plupart de ses contemporains, Fourier ne voit rien de nouveau s’annonçant dans les événements qui marquent la fin du XVIII* et le début du XIX° siècle » (p. 55)). D’où, pour lui, face au « cercle vicieux, nourri et renforcé par la cécité des philosophes anciens et modernes » (p. 55), cette nécessité de tenir une position à l’extérieur. D’où parle Fourier ? – hors de, certes, mais non pas de nulle part : « un discours en marge, ou plutôt un discours qui travaille les limites entre ce qui est et ce qui sera » (p. 56). Art des passages donc, et expérience des limites comme ce qui permet non pas tant le dépassement que « l’éclosion et la multiplication des espaces de possibilité » (p. 20).

De cette position « en marge » est rendue possible la dénonciation du « morcellement de la civilisation comme fausseté et mensonge ». C’est sans doute ici que nous retiendrons la plus grande opérationnalité du livre d’Arantes, qui voit dans l’analyse de Fourier une traque de ces « vides » en civilisation et leur exploitation : « la reconnaissance de ces vides n’amène pas Fourier à les nier dans une utopie où tout serait en communication. Il s’agit de dénoncer ce qui s’y engendre comme des nouveaux avatars de l’oppression, et d’inventer ce qui pourrait renverser le cercle vicieux et manifester du nouveau » (p. 57).

C’est dans ce registre qu’il s’agira de comprendre la Science Nouvelle, plus que dans celui ouvert par A. Comte. Elle se donne pour tâche de « renverser ce monde à rebours », de « dénoncer les erreurs des sciences incertaines en même temps que de montrer les vices des formes sociales existantes » et de « convaincre les hommes d’en faire l’essai expérimental » (p. 68). Repérage des vides et art du passage, « la mise en série des formes sociales », moment-clé de la Nouvelle Science, « vise à repérer les points de passage entre le passé, le présent et l’avenir, c’est-à-dire les lieux vides où des inventions se sont produites, ou peuvent se produire » (p. 117). C’est toujours dans ce même registre que se comprend sa théorie du désir et de l’amour (« il est toujours question, chez Fourier, de vides à repérer et à travailler » (p. 166).

Art du passage, le travail sur le vide, sur la dénonciation du morcellement du monde (p. 194) serait la trame fouriérienne ; c’est dans le fait de la dévoiler que réside l’immense mérite de ce livre, qui permet ainsi de contoumer la simplificatrice utopie pour ouvrir à des stratégies d’analyse qui pourraient bien renouveler radicalement les études fouriéristes.