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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

17-27
Charles Fourier, Dieu, la religion
Article mis en ligne le 31 juillet 2017

par Morilhat, Claude

Certains n’hésitent pas à faire de Fourier un penseur religieux, voire chrétien. Mais par-delà une rhétorique religieuse envahissante, il apparaît que le providentialisme n’est qu’un axiome logiquement nécessaire à la Théorie de l’attraction passionnée, cette dernière minant la religion établie. Quant à la religion harmonienne, elle se réduit à l’exaltation d’un nouvel ordre social. Pour Fourier, la religion n’est qu’une illusion bienfaisante.

Comme toute œuvre originale, celle de Fourier a été l’objet d’interprétations diverses, l’enjeu d’appropriations divergentes. Entre l’inventeur et certains disciples les tensions, les discordes se manifestèrent assez vite, au point que dès le Traité le maître juge bon de consacrer plusieurs pages « aux disciples pusillanimes ou présomptueux [1] ». Plus ou moins contenu jusque là, l’affrontement entre fouriéristes éclate dès la mort de Fourier : soucieux de respectabilité, les disciples bien pensants organisent des obsèques religieuses, provoquant ainsi l’indignation de ceux pour qui ce gage donné à « la cagoterie [2] », aux « superstitions catholiques [3] », constitue un véritable reniement. L’un de ces vertueux adeptes, Le Moyne, peut ainsi écrire à V. Considerant, le 16 octobre 1837 : « Je ne vais pas jusqu’à dire que son caractère et sa raideur sur des principes hétéroclites nuisaient à la cause phalanstérienne ; mais il est certain que Fourier n’était plus utile [4] ».

Principes hétéroclites parmi d’autres, la cosmogonie et ses « copulations astrales », le libre amour et ses « corporations amoureuses », constituaient autant d’obstacles à éliminer. Mais par ailleurs, la doctrine offrait largement de quoi autoriser une présentation de la théorie sociétaire conforme aux exigences idéologiques de la bonne société. À cette fin étaient-ils thèmes mieux venus que le providentialisme débridé qui anime les textes de Fourier, que les dénonciations réitérées de « l’esprit irréligieux des modernes » ? De l’évacuation discrète des aspects scandaleux de son discours, indispensable en vue d’un rapprochement avec la religion établie, à l’élagage forcené et à la fabrication d’un Fourier chrétien, les essais furent nombreux.

* * * * * *

Aux yeux de l’inventeur la raison fondamentale du malheur social est claire :

Eh ! quelle est la cause de cet aveuglement dont les peuples civilisés sont frappés ? C’est qu’ils n’ont ni foi, ni espérance en Dieu. Ceux mêmes qui nous paraissent pieux, n’ont qu’une demi-croyance en la sagesse divine ; ils s’imaginent que Dieu n’a pas pourvu à tout [...] ils doutent de l’universalité de la providence ; ils n’espèrent point en la découverte des lois de Dieu [5].

Les esprits « sont gangrenés d’irréligion et de matérialisme », le « siècle imbu d’athéisme [6] », les doctes ont « adopté toutes les doctrines honteuses pour l’esprit humain : athéisme, matérialisme, déisme et autres aberrations [7] ». Sans cesse répétées, reformulées, ces thèses dans leur insistance et leur virulence donnent à la doctrine phalanstérienne une tonalité telle, que face à Fourier, Bossuet pourrait presque passer pour un croyant un peu tiède. Mais à trop accorder à une rhétorique religieuse aussi effrénée qu’envahissante, certains ne risquent-ils pas bientôt de confondre Charles Fourier et Saint-Pierre Fourier ?

L’excès même de ces proclamations religieuses conduit à s’interroger, à vouloir préciser leur portée et leur fonction réelle au sein de la Théorie de l’attraction passionnée. Entre un providentialisme naïf qui ne surprendrait pas trop dans la bouche d’un curé de campagne du XIXe siècle et les violentes dénonciations de l’ordre civilisé, le décalage ne manque pas de susciter l’étonnement, ces discours semblent renvoyer à des univers théoriques radicalement étrangers. Que la flamboyance du discours fouriériste puisse masquer le fond de la théorie, les fulminations antimatérialistes nous en offrent la preuve : en dépit des anathèmes, l’exaltation fouriériste des passions se situe dans le prolongement du matérialisme français du XVIIIe siècle, l’inventeur développe, systématise des thèses qu’il emprunte à La Mettrie, Diderot, Helvétius [8],... Par ailleurs s’affirment des lectures fortement opposées : selon Émile Lehouck, Fourier « pousse la critique de la religion par le mouvement philosophique jusqu’à ses conséquences extrêmes et logiques » ; il parle ailleurs de son « irréligion ». À l’inverse, André Vergez associe « condamnation du moralisme et restauration religieuse », la première étant autorisée par « l’idée providentialiste, authentiquement religieuse, de finalité [9] ».

Il n’est donc pas totalement déplacé de soumettre à examen le discours religieux de celui qui estime être « le seul qui sache décrire la cité de Dieu et les moyens de la bâtir [10] ». Nous envisagerons successivement la religion civilisée selon Fourier, sa conception de Dieu et la religion en Harmonie.

La religion civilisée

Débutant avec la Cité grecque, la cinquième période dite civilisation développe deux formes religieuses : les cultes mythologiques et le christianisme toujours actuel. Fourier ne s’intéresse pas à la théologie spéculative, mais à la religion effective, celle qui, au cours des siècles, a modelé les sociétés occidentales, réglé le comportement et les croyances des individus (si protestantisme, religion anglicane sont évoqués, c’est essentiellement au catholicisme que la critique a affaire). De même que tout un chacun jusqu’à une date récente, la première rencontre de Fourier avec la religion eut lieu dès l’enfance. Expérience retracée, reconstruite bien sûr, dans un texte qu’il faudrait donner dans son entier :

On menace les enfants de brûler éternellement, s’ils déguisent quelque péché. On leur fait croire que le plus juste pèche sept fois par jour ; on les désoriente à force de terreurs. J’étais, à l’âge de sept ans, bien terrifié par la crainte de ces chaudières bouillantes. On me promenait de sermon en sermon, de neuvaine en neuvaine ; tant enfin, qu’épouvanté par les menaces des prédicateurs et les rêves de chaudières bouillantes qui m’assiégeaient toutes les nuits, je résolus de me confesser d’une foule de péchés auxquels je ne comprenais rien et que je craignais d’avoir commis sans le savoir [...] Là-dessus je classai en litanie tous ces péchés incompréhensibles pour moi, comme la fornication, et je m’en allai les débiter à l’abbé Cornier... [11].

Tout au long de l’œuvre se trouve dénoncée une religion fondée sur la culpabilité humaine, dont le ressort essentiel s’avère être la crainte, qui fait de Dieu un « maître terrible », un « bourreau », un « tigre altéré de sang ». Reprenant des thèmes communs au XVIIIe siècle, Fourier évoque ce « Dieu que la superstition déshonore en lui prêtant des créations d’enfer, de brasiers éternels [12] », souligne l’absurdité de dogmes affirmant « qu’il n’est point de salut hors de l’église romaine, et que six cent millions de barbares et sauvages seront à chaque génération plongés dans les flammes pour n’avoir par ouï parler de l’église romaine [13]. » Dans l’Ancien testament Fourier voit un « livre bizarre [...] dont chaque page est à peu près aussi absurde que [la fable] du siège de Jéricho », un ramassis de « fables grossières qui sont révérées de toute la civilisation [14] ». Le discours fouriériste se trouve ainsi parsemé de réflexions qui pourraient être de la plume de Voltaire.

La théorie de l’attraction passionnée, pour qui le bonheur consiste dans le libre essor des passions, ne pouvait que dénoncer violemment une religion qui laisse entrevoir un « insipide » paradis pour prix des privations, des austérités subies en ce monde, une religion fondée sur l’abaissement du corps, la répression des passions, la diabolisation des plaisirs sensuels, une religion qui asservit l’amour à la procréation. Prônant la pauvreté, le « système catholique » se contente de sanctionner la misère engendrée par la société incohérente, jouant ainsi un rôle fondamental dans le maintien de l’ordre existant. Par des voies différentes, la religion comme la philosophie veulent « régir l’humanité par l’ennui, l’indigence et la terreur [15] », l’une et l’autre substituent à l’attraction qui vient de Dieu le devoir qui n’est qu’une invention humaine [16]. Les « deux sciences perfides [17] », la philosophie et la théologie, récusant l’attraction méconnaissent l’universelle providence et s’opposent à la recherche du code social prévu par Dieu.

Mais, à la différence de celles des matérialistes, loin de vouloir ruiner toute religiosité, les diatribes de Fourier à l’encontre de l’église catholique se développent au nom d’une défense du véritable esprit religieux. En effet, selon Fourier, « le système romain est en tous sens l’opposé de la doctrine de Jésus-Christ [18] ». Dans Le Nouveau Monde industriel comme dans La Fausse Industrie, Jésus se voit invoqué en de multiples occurrences, des dizaines de pages sont consacrées au commentaire de textes tirés des Évangiles. Il convient toutefois de préciser quelque peu la nature de ce christianisme.

Alors que Jésus avait « prédit et provoqué très instamment la découverte du mécanisme d’industrie attrayante [19] », les civilisés ont négligé cette recherche, Fourier peut donc légitimement proclamer : « Je suis le seul qui ait suivi les instructions de Jésus-Christ [20]. » Qui plus est, Jésus avait annoncé la venue de l’inventeur de la théorie de l’attraction passionnée [21]. Quant aux vingt pages de la « Confirmation tirée des saints évangiles [22] », elles développent une exégèse des plus hardies qui, rectifiant « les erreurs en interprétation », vient appuyer la théorie sociétaire. Ainsi par exemple du verset : « Je vous bénis, ô mon père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux savants, et que vous les avez révélées aux simples » (St Matthieu, XI), par lequel selon Fourier, « Jésus nous apprend que la vraie lumière, la découverte du mécanisme sociétaire est réservée aux esprits droits qui dédaigneront le sophisme et étudieront l’attraction [23] ». Et bien sûr, le royaume de Dieu, « c’est le régime d’industrie combinée, attrayante, où la pratique de la vérité et de la justice conduisent à la fortune... [24] »

Par-delà le caractère plaisant de ces énormités, de la restitution à rencontre de l’herméneutique traditionnelle du « vrai sens » des paroles du Messie, nous semble intéressante la signification de l’entreprise au sein du discours du Phalanstérien. Il convient de noter que ces tentatives d’annexion de Jésus et des Évangiles interviennent à la fin de la vie de Fourier, dans ses derniers ouvrages. Alors que les premiers textes récusant l’ensemble des savoirs civilisés soulignaient à l’envi la radicale nouveauté de l’invention, Le Nouveau Monde industriel et La Fausse Industrie s’efforcent pour une part d’atténuer cette coupure : ils insistent sur la parenté de la théorie de l’attraction et des représentations idéologico-religieuses les plus courantes, ceci afin de faciliter sa réception. Les prétentions scientifiques du nouveau Colomb s’étant heurtées à l’indifférence du public ou aux sarcasmes des zoïles, la publication du Traité n’ayant suscité aucun fondateur parmi les quatre mille candidats potentiels, l’inventeur cherche maintenant à s’appuyer sur le sens commun.

Nous n’avons considéré jusqu’ici que la partie critique de la doctrine, il est donc prématuré de vouloir formuler une appréciation fondée ; toutefois l’interprétation profane et plus qu’intéressée du message de Jésus ne va pas sans provoquer quelques doutes quant à « l’authenticité religieuse » de l’inspiration de Charles Fourier. Doutes que renforcent les quelques remarques consacrées aux religions de l’Antiquité. Dans la mythologie il voit « la plus naturelle, la plus aimable des religions civilisées [25] », religion adaptée aux « besoins du grand nombre » où « chacun pouvait se choisir des dieux assortis à ses goûts et ses passions [26] », religion qui autorisait la volupté et divinisait les passions. Fourier ne se préoccupe nullement de la vérité ou de la fausseté de ces croyances, pas plus d’ailleurs que de leur capacité à laisser entrevoir une réalité autre, en rupture avec la vie quotidienne, la seule dimension pertinente réside dans leur fonction sociale.

À l’absurdité des dogmes religieux, à l’ignorance des philosophes et des théologiens la nouvelle science vient mettre fin.

Dieu, la Providence

Les éclaircissements « théologiques » proposés par Fourier apparaissent dans deux types de textes. Les uns situent Dieu par rapport à l’existant dans son ensemble, les autres explicitent les propriétés divines. Les premiers laissant apparaître deux sources d’inspiration assez difficilement compatibles :

La nature est composée de trois principes éternels, incréés et indestructibles :

1. Dieu ou l’Esprit, principe actif et moteur ;

2. La Matière, principe passif et mû ;

3. La Justice ou les Mathématiques, principe régulateur du Mouvement.

Pour établir l’harmonie entre les trois principes, il faut que Dieu, en mouvant et en modifiant la matière, s’accorde avec les mathématiques... [27] ».

D’une certaine manière ce texte peut être lu dans le prolongement du courant déiste du XVIIIe siècle, qui n’avait osé s’affranchir d’une première cause et pour lequel surtout l’ordre, le mécanisme de la nature supposait un horloger suprême. Dieu est ici, alors, une sorte d’artisan soumis à la légalité mathématique [28] dans son œuvre de mise en formes d’une matière éternelle, conçu ainsi comme « suprême économe, mécanicien par excellence, éternel géomètre [29] ». Moyen terme entre les mathématiques et le monde, conformément à l’esprit des Lumières il est simplement le garant de l’ordre de l’univers. Mais ce « principe actif et moteur » n’est-il pas, plus radicalement encore, la simple personnification de l’unité, du dynamisme de la nature, de l’univers appréhendé comme tout indissociablement matériel et spirituel ?

D’autre part, l’inventeur semble se rattacher à certaines traditions hermétiques. Dépassant le simplisme civilisé, Fourier explique que Dieu, comme son image l’homme, est constitué par l’association des principes matériel et spirituel : « Le feu est corps de Dieu comme les 12 passions sont âme de Dieu [30]. » Celui-ci est ainsi le sommet d’une chaîne des êtres (unissant les deux principes, corps et âme) qui descend jusqu’à l’homme en passant par ces autres vivants que sont les trinivers, binivers et planètes. L’âme humaine étant conçue comme une « émanation » de la grande âme planétaire, ou une « parcelle, un diminutif de Dieu [31] ». Malgré les imprécisions et le caractère fragmentaire du discours fouriériste en ce domaine, semble se dessiner, dans ses moments de plus haute religiosité, une sorte de panthéisme faible. Dieu n’est alors guère plus qu’un nom désignant la loi d’attraction universelle, qui règle tant le cours des astres que le comportement des hommes.

Les développements consacrés par Fourier à ce qu’il appelle les propriétés, les attributions ou les caractères de Dieu, sont loin de conduire à lui attribuer une plus grande réalité. Ces caractères que théologie et métaphysique n’ont même pas entrevus, sont :

1. Direction Intégrale du mouvement

2. Économie de ressorts

3. Justice distributive

4. Universalité de Providence

5. Unité de Système [32] ».

Le commentaire proposé par Fourier explicite la nature de ces propriétés, et force est de constater que leur portée théologique s’avère plus que restreinte. La première et la cinquième disent la même chose : l’attraction est l’agent de Dieu pour l’univers entier, les sociétés doivent donc aussi se fonder sur elle. Les trois autres ont une signification étroitement sociale : l’attraction opère sur les grandes réunions sociétaires et non sur la famille, le peuple doit bénéficier d’un minimum garanti, l’ordre combiné doit s’étendre à toutes les nations. Bref, Dieu n’a d’autre consistance ontologique que celle du futur système social. Engendré selon un procédé spéculatif commun, qui pour fonder la nécessité d’un objet se le donne d’emblée sous une forme différente, Dieu n’est que le double assez pâle de l’ordre harmonien.
Mais de son peu de réalité est loin de suivre son inutilité ; au contraire, l’universelle Providence est logiquement indispensable à la cohérence de la Théorie de l’attraction passionnée. Sans un finalisme généralisé l’harmonisation des passions à travers leur déploiement ne saurait être envisagée. Si le « demi-croyant » Lamennais subit les foudres phalanstériennes [33] et se voit dénoncé avec autant de vigueur (voire plus) que les athées, c’est que l’existence de Dieu ne suffit aucunement à fonder la possibilité du régime harmonien ; l’inventeur a besoin d’un providentialisme absolu. André Vergez a fortement souligné ce point en montrant que « la notion de devoir [...] l’obligation de réaliser une fin suppose un défaut préalable de finalité spontanée, [...] une sorte de faille ontologique [34]... » En effet, pour reprendre une image chère à Fourier, la chenille ne se transforme pas en papillon par devoir. Mais l’histoire n’étant pas réductible à un processus naturel, strictement déterminé, Fourier se trouve contraint de maintenir dans une certaine mesure cette faille ontologique. Telle est la signification de la thèse « de l’exception de un huitième », qui assure le jeu nécessaire au système, et surtout rend nécessaire l’inventeur et la Théorie sociétaire. Mais ainsi le devoir ne disparaît pas il change d’objet, tout le discours fouriériste est une exhortation à se conformer, non plus à la morale, mais au code social divin, c’est-à-dire à la théorie de l’attraction.
Nécessité logique du providentialisme, mais il nous semble en revanche bien difficile de voir là aussi quelque « authenticité religieuse ». Ce n’est pas la connaissance de la nature divine qui permet d’envisager un nouvel ordre social, mais à l’inverse, la société harmonienne inventée par Fourier qui requiert un providentialisme radical :

Plus une opération dont on ignore les moyens nous est démontrée utile, plus on doit présumer que Dieu, convaincu de cette utilité, aura avisé aux moyens de la réaliser [35].

La critique de la religion civilisée et la dénonciation de l’irréligion des Modernes conduisent logiquement à l’esquisse de la religion véritable, celle qui s’affirmera au sein du nouveau monde social.

La religion en Harmonie

Animal raisonnable, l’homme pourrait se satisfaire de la croyance en l’universelle Providence et de la reconnaissance de l’empire de l’attraction. Mais en réalité, dominé par les passions, mû essentiellement par des motifs affectifs, trouvant ses plus grandes satisfactions dans l’imaginaire, il ne saurait se passer d’une religion : « L’idolâtrie est un besoin collectif et individuel [36] ». De là, aux yeux de Fourier, le rôle majeur de la religion au sein du tout social. Étant entendu qu’une religion n’acquiert de réalité qu’en se matérialisant dans des institutions, ne s’affirme qu’à travers la mise en œuvre de pratiques réglées. Ainsi l’inventeur se gausse des saint-simoniens qui « faisaient une religion, et n’avaient ni liturgie, ni rites, ni rien de ce qui constitue un culte naissant [37]. » Afin de susciter l’adhésion du peuple une religion nouvelle doit éviter « la médiocrité et la modération », délaisser « les fadeurs spirituelles », il faut qu’elle parle aux sens et provoque l’enthousiasme [38]. Méconnaissant l’une ou l’autre de ces exigences, les tentatives religieuses de la fin du XVIIIe siècle, culte de la raison et théophilanthropie, ne pouvaient qu’échouer.
La religion harmonienne s’oppose en tous points à la religion civilisée, elle en prend le contre-pied. Alors que le monde incohérent engendre des cultes opposés, sources de guerres ou de discordes, ou au mieux « prêche une tolérance insociale, une disparate de cultes qui consacre la désunion des hommes sur le point destiné à opérer leur réunion [39] », le monde à l’endroit propose un culte qui par son attrait même rassemblera toutes les nations. Culte qui s’imposera, non pas en tant que vrai mais en raison de son adaptation aux désirs humains et aux exigences du nouveau système social [40]. Et bien sûr, si en civilisation la religion met en œuvre la crainte, en Harmonie on aime « Dieu par enchantement et conviction de sa prévoyance à nous rendre heureux ». Miroirs du « mécanisme social », les cultes civilisés prêchent « les privations », façonnent les « peuples à la vie frugale » ; en revanche les cultes harmoniens qui viennent étayer un ordre social fondé sur l’abondance matérielle et la variété des plaisirs lient nécessairement « l’amour de Dieu à celui des plaisirs [41] ».
La religion en Harmonie ne se propose pas d’entraîner l’être humain vers une autre réalité, ses pratiques ne s’affirment pas en rupture avec la vie quotidienne mais bien plutôt prolongent celle-ci, lui offrant des moments privilégiés d’intensification, d’exaltation. La religion a pour fonction essentielle de renforcer le lien social en le magnifiant [42]. A ce titre, « l’opéra est donc par le fait réunion religieuse et pivot de culte, puisqu’il est l’emblème actif de l’esprit divin ou esprit d’unité [43] ». Grâce à l’opéra, ressort essentiel de l’éducation nouvelle, l’enfant se forme aux mœurs qu’il devra pratiquer, il apprend à subordonner son jeu individuel au mouvement d’ensemble, il acquiert l’esprit d’unité. De tous les Harmoniens, l’opéra (pivot de culte) est « chéri [...] à titre d’image du régime social qui fera leur bonheur [44] », c’est dire qu’à travers la religion le régime sociétaire procède à la glorification de l’ordre sociétaire. Nul sacré, nulle transcendance. Louer Dieu, proclamer l’excellence du régime harmonien, c’est tout un.
Autour du pivot se distribuent deux formes spécifiques de culte : « l’hypermineur » fondé sur la passion par excellence, « la plus riche d’illusions, la plus apte à nous persuader que nous égalons le bonheur de Dieu », l’amour, qui associant les jouissances matérielles et spirituelles s’avère propre à rallier tous les humains adultes, constitue l’objet par excellence d’un culte unitaire ; « l’hypomineur » ouvert à tous, mais destiné plus spécialement aux enfants, met en jeu la gourmandise. Il s’agit toujours de porter l’activité sociale à son plus haut point, dans le domaine des mœurs d’une part, dans le champ de la production d’autre part (grâce à la gastronomie combinée), et puisque tout est lié en Harmonie chaque culte retentit sur tout le corps social. Participant à l’essor passionnel à travers la multiplication des illusions, la religion harmonienne contribue au triomphe de la passion pivotale, « l’unitéisme ». La religion selon Fourier a pour fonction essentielle de magnifier les normes sociales, de renforcer l’unité de la société, le Phalanstérien développe de façon concrète ce que Durkheim viendra expliciter.

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En ce début du XIXe siècle, cherchant à fonder théoriquement son refus de l’ordre éthico-social existant et son aspiration à un nouveau monde, le « sergent de boutique » pouvait emprunter les instruments nécessaires à la philosophie des Lumières ou à la tradition religieuse [45]. Ayant fortement contribué au triomphe du pouvoir mercantile, la première s’avérait plus que suspecte ; mais surtout, étant donné la démesure du rêve fouriériste, le rationalisme des philosophes se trouvait d’emblée inadapté et, à l’inverse, le providentialisme logiquement indispensable. Providence qui seule, permet d’étayer la thèse cardinale : « Les attractions sont proportionnelles aux destinées ».
Par-delà une utilisation délibérée de la rhétorique religieuse, la théorie de l’attraction manifeste une dépendance profonde vis-à-vis des grands schémas théologiques [46]. De celle-ci témoignent l’utilisation du couple chute/salut pour penser le passage de la première période (l’Éden) aux lymbes sociales, et ensuite l’instauration de l’Harmonie. De même l’imputation à la liberté des hommes des fléaux qui les frappent malgré l’universelle providence.
En revanche, les violentes diatribes contre l’irréligion manquent de sincérité profonde, l’irréligion de ses contemporains n’importe à l’inventeur que parce qu’elle s’oppose à l’acceptation du code social voulu par Dieu, c’est- à-dire à la reconnaissance de la doctrine phalanstérienne.
Bien que soumis pour une part à la thématique religieuse qu’il utilise sans vergogne, Fourier retourne le discours religieux contre la religion, en une opération comparable à celle mise en œuvre par Sade à partir de la philosophie des Lumières. Développant de façon absolue l’idée de providence, Fourier ruine la morale, ne laissant en fait de religion qu’une coquille vide. Débarrassée de la superstition et de ses suites (terreur, ascétisme, « pénitenceries »,...), la religion se trouve ainsi réduite à n’être plus, en Harmonie, qu’une de ces « illusions qui font le charme de la vie [47] », illusion bienfaisante à rencontre de ce que pensent les philosophes.