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25-37
L’irreprésentable organicité du phalanstère
Article mis en ligne le 1er juillet 2021

par Baridon, Laurent

Les représentations du phalanstère, relativement peu nombreuses, ont fait l’objet d’un traitement ambigu de la part de Fourier et de ses disciples. Jugées nécessaires, leur diffusion a pourtant été limitée et contrôlée. Cette prudence s’explique sans doute par la volonté de ne pas faire naître de faux espoirs par des projets trop ambitieux. Elle provient aussi des réticences des fouriéristes envers les images et leur trompeur pouvoir d’évocation. Davantage que de la vue, l’architecture, « art pivotal », relève du « tact », selon Désiré Laverdant. L’image était impuissante à rendre l’organicité architecturale et sociale du phalanstère.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le phalanstère est un fantasme social et architectural qui se caractérise d’abord par sa démesure. C’est en ces termes qu’Émile Zola s’y réfère plusieurs fois dans Au Bonheur des Dames. Pour servir quatre mille repas par jour aux commis du grand magasin, il faut « une cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles, jusqu’aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques [1] ». Plus loin, Octave Mouret, à la fin de la journée, subjugué par son œuvre commerciale, contemple le départ des foules de clientes :

Cependant, les voitures du Bonheur, les grandes lettres d’or des enseignes, les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujours au reflet de l’incendie du couchant, si colossales dans cet éclairage oblique, qu’elles évoquaient le monstre des réclames, le phalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient les quartiers, jusqu’aux bois lointains de la banlieue [2].

Monstre dévorateur de la ville et de ses habitants, le phalanstère véhicule une image fascinante et négative. Qu’un libéral comme Viollet-le-Duc le condamne n’aurait rien d’étonnant s’il ne s’agissait d’en faire un équivalent de l’urbanisme haussmannien. Il est en effet accusé de transformer « nos habitations [en] une sorte de phalanstère dans lequel chaque sociétaire aurait les mêmes aptitudes, les mêmes occupations, les mêmes goûts, les mêmes désirs, le même nombre d’enfants, la même fortune, et… le même ennui ». Ainsi, en 1872, Viollet-le-Duc enjoignait aux édiles parisiens de cesser « de préparer les voies (par la plus bizarre des contradictions) au communisme le plus abject [3] ». Le phalanstère relevait donc pour lui d’un autoritarisme dont il reconnaissait des formes équivalentes – quoiqu’opposées politiquement – dans le césarisme impérial et dans le socialisme.

Uniformisation sociale et monotonie architecturale convergent dans la fortune critique du phalanstère, avec d’autant plus de force que son image est ambiguë. C’est particulièrement vrai chez Zola, qui confie au personnage de Denise le versant positif de sa réception. La vendeuse naïve, âme simple au cœur tendre toute entière dévouée à son travail au point de devenir « première » veut voir dans le grand magasin « l’immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude du lendemain, assurée à l’aide d’un contrat » [4] ; à tort évidemment. Zola insiste sur l’aliénation des vendeuses et des commis écrasés par ce monstre qui annihile jusqu’au sentiment amoureux – très éloigné des conceptions de Fourier : « Tous n’étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité, additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et puissant de phalanstère [5]. » L’aspect ludique et expérimental du phalanstère est davantage présent chez les Goncourt qui relatent une soirée de mai 1867 durant laquelle, avec Théophile Gautier, ils ont « vagué autour de ce grand monstre de choses, qu’on appelle l’Exposition » :

Et l’idée nous venait, de voir comme un songe de phalanstère, un panthéon fantastique, une Babel d’industrie, un colisée de Prudhomme, la villa d’Adrien, où tenait le raccourci des monuments du monde, refaite par un élève de l’École polytechnique, une Babylone de l’avenir, le Paris du XXe siècle, éblouissant de gaz, brûlé d’insomnie, inondé du rendez-vous des peuples et de la fraternisation de l’univers [6].

C’est donc par une sorte de fusion entre saint-simonisme et fouriérisme que le phalanstère pouvait acquérir un caractère plus positif. Mais il s’agit d’un « songe », bien proche du mensonge ou du ridicule, ainsi qu’en attestent les références utilisées par les Goncourt dans leur conception que l’on peut rapprocher des « fantasmagories » de Walter Benjamin. Ces quelques représentations littéraires sont révélatrices de la réception et de la postérité des idées fouriéristes, avec les approximations et les déformations qui les accompagnent. Elles sont également significatives des enjeux de la représentation visuelle du phalanstère et des propriétés que les fouriéristes attribuaient aux projets et aux documents graphiques extrapolés à partir des textes et des images conçus par Fourier. Ce sont des indices qui permettent de retrouver les intentions et les hésitations de ceux qui l’ont représenté par des images destinées à être largement diffusées.

Les premières représentations

Le thème du phalanstère gigantesque et dévorateur d’espace doit en effet être mis en relation avec l’image qui en a été la plus diffusée, à travers plusieurs versions. Dans Idée d’un Phalanstère [« Illustration 5 », p. 83], l’édifice est vu de face, la perspective accroissant l’immensité spatiale du « palais sociétaire dédié à l’humanité ». Son homogénéité a probablement contribué à favoriser le développement d’un discours sur l’uniformisation des logements et l’enrégimentement de leurs habitants. En revanche, la « tour d’ordre » avec son télégraphe de Chappe, greffée sur la silhouette du château de Versailles dans un compromis d’architecture sociale et palatiale, a probablement excité l’imagination des Goncourt et de Théophile Gautier pour qu’ils évoquent une « Babel d’industrie » et une « Babylone de l’avenir ».

Bien que Fourier ait dès l’origine affirmé que des plans du phalanstère sont « indispensables quand il s’agit de dispositions inusitées en architecture [7] », ce n’est que dans le Nouveau Monde industriel paru en 1829 que deux plans généraux sont portés à la connaissance de ses lecteurs [« Illustration 3 », p. 82]. Fourier assure que la raison de ce retard est due à des difficultés matérielles et financières. Le 28 juin 1832, dans le cinquième numéro du journal Le Phalanstère, paraît une vignette anonyme et fort mal gravée d’un vaste édifice en perspective [« Illustration 4 », p. 83]. Il semble emprunter certaines de ses caractéristiques architecturales au Moyen Âge, ce que corrobore peut-être le texte de Fourier qui l’accompagne. Il est fait un parallèle, au plan terminologique, entre le monastère des moines et le phalanstère de la phalange. Tout en soulignant que cette représentation est nécessaire, Fourier tient à prévenir ses lecteurs que « l’édifice dépeint serait beaucoup trop fastueux pour un début et un essai [8] ».

C’est en 1834, dans Destinée sociale, que Victor Considerant fait paraître la planche connue sous le titre Idée d’un phalanstère pour y servir de frontispice [« Illustration 5 », p. 83]. Le phalanstère y est représenté en perspective, de face, entouré de bosquets, dans une plaine cultivée ; cette représentation est reprise dans La Phalange et dans bien d’autres publications. Considerant l’a signée lui-même [9], en prétendant ne l’avoir dessinée que « parce que chacun ne lit pas aisément un plan [10] ». Il indique d’ailleurs qu’il a d’abord réalisé un plan et qu’il a ensuite « [mis] ce plan en perspective ». Il prend soin de préciser que sa « forme générale […] est exactement celle qui dérive du plan de Fourier », c’est-à-dire des deux plans du Nouveau Monde industriel.

Cette représentation a pourtant contribué à accentuer l’immensité de l’édifice, ce que redoutait Fourier en 1832 lorsqu’il commentait la première représentation en perspective parue dans Le Phalanstère. Le dessin de Considerant a en effet toutes les caractéristiques d’une restitution des volumes à partir d’un plan, ce que confirment certaines maladresses dans le rendu des lignes de fuite, notamment au niveau de l’épaisseur des corps de bâtiments. L’usage trop perceptible de la règle révèle un dessinateur malhabile qui n’était vraisemblablement pas un architecte professionnel. Considerant a bien laissé quelques dessins de sa main : il s’agit de portraits ou de caricatures griffonnées au dos ou en marge de lettres ou de brouillons. Des plans apparaissent exceptionnellement, pour des cheminées ou plus rarement encore pour des édifices [11]. Une feuille non datée juxtapose plusieurs croquis de visages et d’édifices avec des notes manuscrites [12]. Immédiatement sous un des croquis architecturaux, une note de sa main indique qu’il faut « aller chez le graveur Andrew », ce nom apparaissant précisément sous Idée d’un phalanstère, la perspective revendiquée par Considerant et gravée par « Andrew & Leloir » selon les mentions portées sur la gravure. Ces croquis pourraient donc être contemporains de cette gravure, c’est-à-dire du début des années 1830.

Deux dessins d’architecture figurent sur la feuille où apparaît la mention « aller chez le graveur Andrew ». Un des croquis représente ce qui paraît être une gloriette ou un kiosque dans un jardin, sous la forme d’un édifice circulaire recouvert d’une toiture en poivrière. S’agit-il d’un dessin de pavillon dans les jardins du phalanstère ? L’autre dessin est une coupe sur un corps de bâtiments qui comporte quatre niveaux. Le premier est constitué d’arcades qui pourraient être des magasins, d’autant que les façades de ce niveau sont occupées par des degrés qui mènent au rez-de-chaussée surélevé du bâtiment proprement dit. Il est triple en profondeur, la pièce centrale étant peut-être une galerie puisque les deux niveaux supérieurs, dans leur partie centrale, sont traités comme un passage à un étage recouvert d’une couverture qui semble devoir être une verrière. S’agit-il d’une rue-galerie inspirée des passages parisiens auxquels cette coupe peut faire penser ? À ce dessin à la plume ont été rajoutées des lignes courbes au crayon qui suggèrent un plan circulaire, comme une sorte d’amphithéâtre colossal. Il est difficile de déterminer si ce dessin constitue un projet pour le phalanstère.

En revanche, il témoigne du fait que Considerant est capable d’imaginer et de réaliser un dessin d’architecture, ce qui n’est pas étonnant compte tenu de son passage à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz en 1832. Même si quelques maladresses techniques et des incohérences constructives peuvent être relevées (épaisseur des planchers, liaison entre les emmarchements et les arcades notamment), il était parfaitement en mesure de dessiner le phalanstère. Or, de sa main, et revendiquée comme telle, il n’existe que l’Idée d’un phalanstère. Durant la première moitié des années 1830, les rares représentations du phalanstère sont dessinées par Fourier et Considerant. Il n’est semble-t-il pas fait appel à des architectes ou à des dessinateurs plus compétents pour leur confier le soin de parfaire ces dessins et encore moins pour les inciter à concevoir des perspectives, des élévations ou des plans détaillés. Non seulement Considerant n’a pas diffusé d’autres images plus habiles et précises, mais, surtout, il paraît s’être opposé à ce que d’autres le fassent.

Les représentations dissidentes

Néanmoins, la perspective signée par Considerant et publiée dans Destinée sociale en 1834 servit de matrice à la grande planche anonyme intitulée L’Avenir. Perspective d’un phalanstère ou palais sociétaire dédié à l’humanité d’après le plan de Ch. Fourier. Pourtant, cette gravure, accompagnée d’un extrait de description du phalanstère par Considerant, est vivement décriée dans La Phalange en mars 1838 [13], par celui-là même qui l’a inspirée. Considerant juge en effet que ce tableau est « la reproduction de son texte et la copie, quoique déformée et ridicule, de son dessin [14] », ce qui est faux, car elle est assez fidèle, nonobstant la disparition de l’avant-plan, des personnages, des arbres et des champs. Il est vrai que cela, ajouté au changement d’échelle, a pour effet d’accentuer encore davantage le caractère gigantesque et peu réaliste du projet. Mais les arguments de Considerant sont plus explicites encore dans le numéro suivant de La Phalange [15] où il est clairement écrit que cette image est en porte-à-faux avec les projets de réalisation.

Il est en effet question, dans ce même journal, d’un projet de César Daly et A. Maurize présenté et exposé au local de La Phalange [16]. Considerant, qui le présente, insiste beaucoup sur les discussions et les révisions dont ces documents ont fait l’objet, soulignant ainsi leur aboutissement. Il semble pourtant que tous ces plans étaient prêts depuis plusieurs mois puisqu’en 1837 ils avaient déjà été décrits avec soin dans La Phalange à la suite d’une réunion tenue le 20 août. La liste complète des vingt-cinq feuilles avait été donnée, les deux derniers numéros de la liste étant des vues générales. La dernière, ainsi qu’une note l’indique, devait être gravée [17].

Les documents originaux ont disparu. La gravure de la vingt-cinquième planche pourrait être la lithographie réalisée d’après un dessin de Jules Arnout, lui-même conçu « d’après les plans de Morize [sic] [18] » [« Illustration 15 », p. 89]. Cette belle perspective gravée est une transcription fidèle du dessin de Considerant, mais elle est probablement réalisée à partir d’une aquarelle conservée au Musée du temps à Besançon [« Illustration 22 », p. 93]. Elle inverse en effet cette représentation – conséquence probable de la gravure – et la simplifie en éliminant les arbres du premier plan. Cette aquarelle est-elle issue des dessins présentés par Daly et Maurize en 1837 ? Rien ne le certifie. Les bâtiments, le paysage et les personnages font l’objet d’un traitement très poussé. Pourtant, cette représentation bien propre à entraîner des adhésions à la cause phalanstérienne n’a pas été largement diffusée, ni même véritablement commentée.
Une autre gravure mérite d’être citée. La Vue d’un Phalanstère, village français, d’après la théorie sociétaire de Charles Fourier a été dessinée par Charles Daubigny et « composée d’après les théories de Ch. Fourier par H. Fugère » [« Illustration 17 », p. 89]. Cette estampe très intéressante est peu souvent citée par les membres de l’École sociétaire. Elle propose pourtant une représentation très précise et très réaliste de la rue-galerie, sous la forme d’une galerie à l’étage noble, partiellement en encorbellement, munie de stores à la manière d’un balcon continu. D’autres éléments sont particulièrement significatifs. Un chemin de fer passe au loin, le télégraphe de Chappe fait écho à d’autres tours disséminées dans le paysage et, au premier plan, des barges et un bateau à vapeur de type Inexplosible, renvoient à une représentation du progrès industriel qui semble dater des années 1840. Les personnages font aussi l’objet d’un traitement soigné, avec, au premier plan, des groupes d’enfants qui pourraient évoquer les « petites hordes » de Fourier, ainsi que des réunions assez discrètes d’adultes des deux sexes sous des tentes plantées dans le jardin. Un homme âgé au premier plan pourrait être une représentation de Fourier lui-même, inspirée par le portrait de Jean Gigoux.
Cette gravure est pourtant très mal documentée. La raison tient peut-être à ce qu’Henri Fugère avait tenté de fonder son propre « Institut sociétaire » en 1837 à Besançon en s’adressant directement à Fourier. Celui-ci avait d’abord favorablement accueilli ce projet puis s’était rétracté, vraisemblablement sous la pression de Considerant. Entre 1840 et 1845, Fugère, graveur de son métier, était installé à Paris et il animait un cercle auquel Charles Nodier participait régulièrement [19]. Il a également contribué à rapprocher Eugène Sue de ce cénacle. La personnalité dissidente de Fugère est sans doute responsable de la mise à l’écart – et peut-être même à l’index – de cette image qui a probablement été réalisée durant son séjour parisien ou peut-être à son retour à Besançon, vers le milieu des années 1840 [20].
Les deux grandes perspectives d’Arnout et Fugère ont donc connu une faible diffusion. Par ailleurs, les différents plans dessinés en vue de réaliser le phalanstère semblent avoir disparu. En 1843, César Daly est ainsi chargé de dessiner des plans pour la deuxième tentative de Condé-sur-Vesgre [21]. Un devis subsiste dans les archives sociétaires [22], extrêmement détaillé, établissant des prix pour toutes les parties d’un « phalanstère d’enfants ». Le plan de cet édifice a été exposé aux bureaux de La Phalange [23], mais il a disparu. Rien ne subsiste non plus des tentatives texanes, alors que César Daly y a participé ainsi que d’autres architectes liés au mouvement, François Cantagrel et Charles Antoine Colombe Gengembre. Les projets dérivés du phalanstère ont souvent connu le même sort. Victor Calland et Albert Lenoir ont soumis à Jean-Baptiste-André Godin un projet dérivant de leur Palais de familles, dont ils avaient publié plusieurs descriptions. De cet édifice qui devait être construit à Beau-Site près de Melun, on ne connaît d’ailleurs qu’une planche gravée en perspective qui ne livre aucun détail sur sa distribution [« Illustration 21 », p. 92] et quelques éléments de plans [24]. Le projet conçu pour Godin et rapidement rejeté, n’a pu être retrouvé. En l’absence d’informations sur ces disparitions, plusieurs hypothèses peuvent être avancées. On ne peut exclure une volonté délibérée de la part des opposants au fouriérisme de les faire disparaître. Mais les réactions de Considerant lui-même laissent penser que des enjeux de pouvoir sous-tendaient la publication de ces images. Contrôler leur réalisation et leur diffusion permet de conserver la maîtrise d’un mouvement traversé par des tensions de plus en plus vives.
Plus généralement, la réalisation d’une image du phalanstère semble poser problème à ses promoteurs, quels que soient les circonstances et les contextes. Il est probable qu’une des raisons est que l’image est une forme de réalisation. Diffuser le projet d’un grandiose phalanstère ne peut conduire qu’à des déceptions. Multiplier ces images en différents projets met en évidence des dissidences et souligne les échecs successifs. C’est le sens des remarques de Fourier qui accompagnent la première publication d’une perspective de l’édifice en 1832. La tradition littéraire de l’utopie n’a jamais fait grand usage de l’image, ainsi que le prouve le texte fondateur de Thomas More qui décrit des dispositifs spatiaux sans autre image que celle du frontispice. La question de la réalisation de l’utopie par l’image est trop complexe pour qu’on puisse espérer la circonscrire ici. Il est néanmoins probable que Fourier était réticent à l’idée qu’une représentation puisse fixer dans la rétine et dans l’esprit cet édifice si complexe et si analogique, ce Tourbillon de passions empreint d’harmonies secrètes.

Une autre architecture : l’« architectonique »

L’architecture, telle qu’elle est comprise par ses contemporains, doit paraître bien limitée aux yeux de Fourier qui est plus intéressé par ses proportions cachées que par la culture historiciste propre à l’esthétique de la première moitié du XIXe siècle. Une des raisons de l’aporie qui marque la figuration du phalanstère est probablement la défiance envers les architectes dont les vues sont à la fois trop restreintes – sur ce que doit être l’architecture – et trop fastueuses – sur les formes et les décors. Lors de la réalisation de Condé-sur-Vesgre en 1833, Fourier s’emporte contre l’architecte Gengembre, lequel dilapide les ressources financières, sans prendre en compte toutes les dimensions et tous les enjeux de cet essai [25]. Dans Destinée sociale, Victor Considerant n’évoque pas le rôle des architectes et il préfère employer le mot « architectonique » plutôt que celui d’architecture. En 1845, Désiré Laverdant stigmatise les architectes qui construisent « de bons carrés superposés, des casiers où l’on emboîte l’homme : le système cellulaire appliqué au groupe de la famille ». Il dénonce leur pratique du projet qui consiste à « diminuer la garantie de solidité jusqu’à la limite de la police correctionnelle, accroître le rétrécissement de l’habitation humaine jusqu’à la limite de l’étouffement physique et de l’abrutissement moral […]. Toute l’imagination de l’architecte s’épuise à figurer, à peu près sur la façade, les ordres en étagères, à orner des frises et à friser des supports de fenêtres [26] ». François Cantagrel, architecte lui-même, consacre des pages peu enthousiastes aux productions architecturales de son temps [27]. Dans Le Fou du Palais-Royal, il met en scène le personnage de « l’architecte ». C’est lui qui est d’abord le plus rétif aux idées fouriéristes exprimées par « X ». Mais dans la seconde partie du livre, il est absolument convaincu, au point que ses propos enthousiastes doivent être tempérés par celui même qui l’a converti afin de ne pas effrayer les autres protagonistes du dialogue [28].
Les architectes sont donc coupables d’être ignorants des véritables pouvoirs de l’architecture sur la société, et, quand ils en sont conscients, de vouloir construire un édifice grandiose sans tenir compte de la nécessité de l’expérimentation qui doit passer par des « essais ». César Daly et A. Maurize, les auteurs des plans exposés en 1837, sont des hommes politiques, des journalistes et des hommes de plume bien davantage que des architectes professionnels même s’ils peuvent en revendiquer le titre. En 1856, Jean-Baptiste-André Godin rejette les plans de Victor Calland et Albert Lenoir pour le familistère qui devait dériver de leur Palais de familles [29] parce que les bâtiments lui semblent trop luxueux [30]. Dans son utopie de 1869 encore, Tony Moilin loue le gouvernement socialiste qui décida de ne pas suivre l’avis « des architectes ». Au lieu de démolir tout Paris pour réaliser leurs « maisons-modèles [31] », on choisit de percer les façades pour créer des rues-galeries.
Les fouriéristes privilégient les dispositifs spatiaux plutôt que l’esthétique architecturale. Claude-Nicolas Ledoux, en 1804, attribuait à la vue le pouvoir d’impressionner l’esprit des habitants de son utopie, et à l’architecture celui de provoquer ces effets visuels sur le corps social. Si Fourier a apprécié les édifices de Ledoux, ses textes évoquent bien davantage les proportions des espaces que le dessin des façades. Il s’agit de créer les conditions physiques de la réforme sociale par l’organisation spatiale. Quand il évoque les Modifications à introduire dans l’architecture des villes, il envisage tous les sens, la vue certes, mais aussi, l’odorat et l’ouïe pour déterminer leurs caractéristiques. Si l’architecture est un « art pivotal », c’est parce qu’il permet de coordonner les « séries » de passions, ce dont seul l’opéra est aussi capable. Il s’agit d’atteindre une « unité harmonique » qui règnera dans l’organisation sociale comme dans les formes architecturales [32]. Mais ces formes architecturales ne sont pas celles que peuvent comprendre les architectes. Significativement, Fourier conclut son aperçu des Modifications à introduire dans l’architecture des villes sur des chiffres précis pour établir les plans des maisons, leur isolement, leur hauteur et leur jardin [33]. D’une façon plus générale, les fouriéristes misent sur des « dispositifs » au sens que Michel Foucault et Giorgio Agamben donnent à ce terme, voire sur des « situations » pour utiliser un autre anachronisme [34].

Le pouvoir de la technique

Ils relèvent de configurations spatiales mais aussi d’inventions techniques. Godin, qui comptait parmi les souscripteurs des tentatives de Condé-sur-Vesgre et du Texas, est un parfait représentant de cette rationalisation technique [35]. Abandonnant l’idée de série passionnée [36], il se saisit avec opportunisme des analogies de Fourier pour tenter de les traduire en réalités domestiques. Quand Fourier glose sur la gastrosophie et le rôle des nouvelles saveurs, Godin, lui, fabrique des poêles. Considerant avait déjà initié le processus, ainsi qu’en témoignent des dessins de cheminées pour améliorer leur pouvoir calorifique [37].
Charles Harel travaillait aux mêmes buts. Ce proche compagnon de Considerant [38] avait participé à la deuxième tentative de Condé-sur-Vesgre. « Blanchisseur à la vapeur », il était connu pour avoir inventé un procédé de cuisson des aliments dû à un nouveau système de fourneau [39]. Cette « coquille » ou « fourneau potager » [40], rendait possible une certaine économie dans la tenue du ménage, tant par les qualités calorifiques de l’appareil que par la facilité de sa mise en œuvre. Harel lie ses inventions à l’institution d’un « ménage sociétaire » de deux cents célibataires à établir aux portes de Paris, mettant en commun leur revenu d’environ mille francs [41]. Il démontre qu’un célibataire pourrait aisément, grâce à l’acquisition de la « coquille », se passer de cuisinière au profit d’une simple femme de ménage [42]. La cafetière de son invention est particulièrement recommandée à ces hommes seuls qui pourront ainsi se dispenser de fréquenter les cafés. Sa conception réalisatrice de l’utopie fouriériste est pragmatique. Elle s’étend jusqu’aux plus infimes détails de la vie quotidienne, ce que traduit sa devise commerciale : « Au meilleur emploi des hommes et des choses [43]. »
Les visées hygiénistes sont mises en œuvre par des inventions et des dispositifs. Dès 1839, Harel propose des ratios de cubage d’air pour les chambres à coucher et dénonce les fenêtres ouvertes sur les courettes [44]. Mais il prescrit également les doubles vitrages, qu’il a lui-même fait installer dans ses commerces et ses résidences. Il donne des modèles de toits plats en terrasses engazonnées [45]. Son ouvrage traite longuement du ménage bourgeois « morcelé » et des améliorations que lui apporteront ses appareils de cuisine. Ils doivent peu à peu conduire au « ménage sociétaire », c’est-à-dire à l’association des familles sur le mode de Considerant, Bonnard, Calland et Godin. Il semble donc proposer, par le biais de sa critique acerbe de la cohabitation entre maître et domestique, de se passer progressivement de personnel, grâce à ses inventions, pour accéder enfin au bonheur de la collectivité sociétaire. Cet état permettrait d’obtenir une hygiène parfaite, l’acquisition de denrées saines et la jouissance d’une alimentation totalement contrôlée [46]. Charles Harel, Arthur de Bonnard ou Jean-Baptiste-André Godin ne croient donc pas au pouvoir de l’art architectural et encore moins à ses images fallacieuses. Ils accordent leur préférence à des dispositifs qui permettront une modification des hommes et des sociétés. Le rôle de l’architecture est alors restreint à l’organisation des espaces de vie et de travail, à l’accomplissement de la perfection sociale par la distribution des espaces.
Il est pourtant fréquemment affirmé qu’il existe une relation étroite entre les individus et le cadre architectural, entre les sociétés et la forme urbaine. Considerant ne cesse de le répéter dans ses Considérations sur l’architectonique, multipliant les constats accablants de la relation entre crise sociale et décadence architecturale. Cette relation organique entre l’homme, la société et son milieu architectural a incité Désiré Laverdant à faire du « tact » le sens qui correspond à l’architecture [47]. Il touche au corps comme à l’esprit et, d’une façon indirecte, rend compte de cette imbrication du social et de l’individuel. Parce qu’elle relève du toucher, la fonction sociale de l’architecture est d’être tout à la fois l’empreinte d’une société et le moule qui la façonne. L’architecture est un « moule social [48] » selon l’expression de l’architecte fouriériste Victor Calland, ce qui implique qu’elle soit conforme aux besoins de l’homme, mais surtout qu’elle conforme l’homme à cette nouvelle organisation sociale, par con-« tact », pour reprendre l’idée de Désiré Laverdant. Cette correspondance étroite entre architecture et société est établie par Considerant à partir du constat critique porté sur les villes : de telles conditions de vie ne peuvent que donner naissance à des individus débiles et à des sociétés informes. La relation entre l’homme et son milieu architectural relève d’une organicité parfaite et absolue.
Aucune image de cette adhérence ne peut exister : elle est si étroite qu’elle ne peut être visible. L’architecture est donc un art non visuel qui, pourtant, est considéré par Laverdant comme « le premier des arts » parce qu’il mobilise les autres. Il occupe un « rang central et supérieur » parce qu’il « enlace tous les autres arts dans ses bras, les recueille dans son sein » [49]. Il touche donc les hommes par sa nature physique même et, en accueillant toutes les formes de l’art, il impressionne tous les sens : « Le tact, contenant en quelque sorte en lui tous les autres sens, crée l’art architectural [50]. » C’est en ce sens que l’architecture est « pivotale ». « Ma foi ! L’architecture, c’est tout » s’écrie le fou du Palais-Royal dans l’ouvrage éponyme de François Cantagrel [51].
« Tout », elle n’est rien si l’on considère les représentations du phalanstère, peu nombreuses et peu diffusées. Mais comment pouvait-on rendre compte de la pensée de Fourier sans la déformer et évoquer sa globalisante totalité sans la réduire en détails insignifiants ? Les phalanstériens qui apparaissent dans les images du phalanstère ne permettent guère de s’en faire une idée. Considerant les représente sous la forme de personnages isolés, de couples, de petits groupes et surtout de deux grandes réunions d’une vingtaine de personnes. Il s’agit probablement d’évoquer les résultats de l’attraction passionnée. La vignette parue dans Le Phalanstère en 1832 montre, ainsi que l’explique Fourier lui-même, « un peloton de horde en demi-cercle, usage de la cavalerie enfantine » [« Illustration 4 », p. 83]. Jules Arnout fait apparaître beaucoup de personnages, parfois en cortèges, mais leur disposition et l’échelle choisie ne permettent pas de faire apparaître des détails significatifs, si ce n’est au tout premier plan où l’on voit un groupe de femmes, d’hommes et d’enfants, porteurs d’oriflammes et d’outils, partir pour le travail dans un joyeux cortège. Celle d’Henri Fugère est plus précise et présente nombre de cortèges d’enfants brandissant des bannières et des adultes réunis dans le jardin au premier plan. Mais elle échoue à montrer toutes les harmonies évoquées par Fourier. L’image est impuissante à rendre compte de cet immense système analogique de l’attraction passionnée qui organise la société et la lie à son environnement bâti.

L’organicité sociale aurait pu être représentée sous la forme d’un édifice empruntant à la nature biologique. Le Paris des saint-simoniens, selon la description qu’en donne Charles Duveyrier, est conçu comme deux grands corps masculin et féminin qu’animent leurs habitants [52]. Or Victor Considerant multiplie les analogies corporelles en évoquant la rue-galerie : elle « se ploie aux flancs de l’édifice sociétaire et lui fait comme une longue ceinture ; […] elle établit les rapports du centre aux extrémités, c’est le canal par où circule la vie dans le grand corps phalanstérien, c’est l’artère magistrale qui, du cœur, porte le sang dans toutes les veines […] [53] ». Mais aucune corporéité n’apparaît dans les représentations du phalanstère qui ont en commun d’être fidèles aux plans dessinés et publiés en 1829 par Fourier dans le Nouveau Monde industriel [« Illustration 3 », p. 82]. Il semble que ces deux plans, parce qu’ils sont inspirés du château de Versailles, ont empêché que soit créé le véritable type de l’architecture unitaire empreinte d’organicité sociale. Si cette conclusion était valable, les fouriéristes ne se seraient pas encore assez méfiés des images et de leurs trompeuses promesses ; à moins que la réalisation elle-même ne soit une aporie de l’utopie [54].