Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Guillaume Chantal, Charles Fourier ou la pensée en contre-marche, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 2013, 96 p.
Article mis en ligne le 19 janvier 2014

par Ucciani, Louis

Ce petit livre est plus grand qu’il n’y paraît – ou encore : ce court essai a une grande portée. En un style toujours clair et précis Chantal Guillaume a le mérite de repositionner la réflexion fouriérienne. En empruntant un axe de lecture peu pratiqué, souvent inédit, elle renouvelle ce que l’on nomme de façon récurrente l’actualité de Fourier. Si cette actualité s’est longtemps lue au prisme du bouleversement des mœurs dans l’après 1968, ou dans celui de l’idéalisation théorique d’un modèle utopique, jamais Fourier n’a été abordé sous l’angle de la critique issue de l’écologie radicale. On a certes vu apparaître sous forme d’intuitions plus ou moins affirmées des esquisses de thèses d’une telle liaison, notamment autour du mouvement communautaire issu du courant hippie de la fin des années 60, mais rien qui puisse rattacher Fourier aux développements récents des mouvements alternatifs. C’est donc avec intérêt que l’on voit ici les écrits de Fourier confrontés aux thèses de la décroissance. Chantal Guillaume s’entoure de toutes les précautions méthodologiques nécessaires à ce genre d’exercice, qui consiste à lire une problématique actuelle sous l’angle d’approche d’un auteur du passé : « L’historien pourrait rechigner et montrer que vouloir éclairer une pensée historique avec des catégories qui lui sont étrangères, la croissance/décroissance, aboutit à la travestir. » (p. 9). Mais bien vite un constat s’impose comme une évidence, trop ignorée jusqu’ici : Fourier « est bien le contemporain de la naissance du capitalisme thermo-industriel qui conduit à l’objection de croissance. » (p. 10) En restituant les fondements de la pensée de Fourier, de l’écart absolu à la théorie des passions, de la critique sociale à l’invention du phalanstère, Chantal Guillaume opère une lecture qui restitue la clairvoyance de Fourier dans le domaine économique. Elle montre qu’en entrevoyant le devenir catastrophique de ce qui est en train de naître sous ses yeux, Fourier peut être rapproché de ceux qui constatent les premiers effets de la catastrophe. Elle rapporte le contenu de cette lettre de Jean-Baptiste Say de 1828 où, se référant aux conceptions de Fourier, il délimite deux modèles théoriques pour l’économie, celui duquel relève Fourier (« il a cru, comme ses devanciers, qu’elle avait pour objet la bonne direction, le bon gouvernement de la société ») et celui que défend Say : « Il a été prouvé qu’une science n’a pas pour but de faire (c’est objet de l’art) mais de dire ce qui est. » (p. 16) Chantal Guillaume souligne que Fourier n’adhère bien évidemment pas à ce qui se structure en science et forge pour cela le néologisme d’économisme (« l’économisme est la science qui apprend à enrichir, à accroître les richesses mais cet enrichissement repose sur l’artifice de la spéculation et de l’endettement opposé à l’économie des besoins. », p.18) Elle remarque que le corollaire de l’économisme est, dans la construction de Fourier, ce qu’il nomme l’industrialisme (« l’économisme entretient l’industrialisme puisqu’on est condamné à produire et produire encore sans se rattacher à des besoins et des fins sociales », p. 20). Parcourant les textes que Fourier consacre à sa critique de l’économie, de la richesse, de l’agriculture, elle repère des éléments anticipateurs des critiques contemporaines. Ainsi, en ce qui concerne l’industrialisme du produire sans fin (« production en démesure, hubris industrielle : produire et vendre au-delà des besoins des marchandises de médiocre qualité », p. 23), elle note que « Fourier anticipe une économie du gaspillage qui ne va pas cesser d’être mise en question au XXe siècle par divers précurseurs des objecteurs de croissance comme Thorstein Veblen, Vance Packard ou Jean Baudrillard. » (p. 22) Puis, analysant la théorie de la richesse de Fourier, elle montre comment les concepts propres à Fourier comme « luxe en positif » ou « luxe en négatif », auraient avantage à « trouver une place dans une pensée de l’objection de croissance qui n’a pas vocation à abolir les plaisirs. » (p. 25) C’est pourquoi, si Fourier peut être « découvert » dans les critiques actuelles, elles auraient à leur tour tout intérêt à puiser dans la foisonnante théorie de Fourier. Comment en effet penser une agriculture d’où le plaisir serait exclu ? On connaît les thèses fouriéristes en gastrosophie ; on peut les repérer comme sous-jacentes chez des acteurs contemporains (Chantal Guillaume cite la formule éclairante de Carlo Pettrini « Un gastronome qui n’est pas écologiste est un imbécile et un écologiste non gastronome est un triste sire. » p. 34). On sait moins comment, face à une « agriculture dévoyée » (p. 32), la solution des « communautés agricoles » (p. 36) et l’implantation locale (p. 35) anticipent les exigences de relocalisation. C’est ce que développe le dernier chapitre, « Expérimentation de l’utopie locale » (p. 41-53) ; il y est rappelé que « la réflexion des objecteurs de croissance repose sur l’idée présente déjà chez Fourier que le territoire ou la bio-région est l’échelle propice pour tester un autre mode d’organisation économique. » (p. 47) L’ouvrage, qui s’inscrit dans la collection « Les précurseurs de la décroissance » dirigée par Serge Latouche, a aussi pour but de donner à lire un choix de textes (p. 57-94). Sélectionnés par Chantal Guillaume et orientés dans l’axe de lecture signalé, ils offrent une cohérence étonnante qui valide la thèse proposée.