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Clouzot, Henry
Article mis en ligne le 19 janvier 2014
dernière modification le 23 décembre 2014

par Surget, Eric

Né le 27 juillet 1811 à Cluny (Saône-et-Loire), décédé le 19 janvier 1901 à Brûlain (Deux-Sèvres). Professeur, puis libraire et banquier à Niort. Participe dans les années 1840 à l’Unité, société générale d’encouragement, de crédit et d’assurances pour l’agriculture, l’industrie et le commerce, société fondée par le fouriériste François-Victor-Stanislas André.

Jean-Marie Clouzot (1788-1849), le père d’Henry, est ouvrier cloutier quand il est incorporé dans l’armée. Blessé à la bataille de Wagram en 1809, dont il garde une jambe infirme, il revient à Cluny pour s’y marier le 21 octobre 1810 avec Marguerite Brevet [1] et y prendre aussitôt le métier de cabaretier. Héroïque et passionné, mais aussi ivrogne et mal avisé en affaires, il connaît plus tard la prison pour dettes [2]. Après leur fils Henry, le couple Clouzot a deux filles : Jeanne (1818-1900) et Antoinette (1820-1870) [3].

Du collège au commerce des livres, 1831-1843

Après de très bonnes études accomplies dans sa ville natale, Henry Clouzot, jeune bachelier en 1828, se trouve une place de répétiteur au collège d’Auxerre quand il est remarqué par Jean-Louis Burnouf, alors Inspecteur-général de l’Université. Ce dernier lui obtient en 1831 le poste de régent de 6e dans les collèges de Luçon et de Fontenay-le-Comte en Vendée. Deux ans plus tard, le régent est promu professeur de 5e au collège royal de Niort, chef-lieu du département voisin des Deux-Sèvres, à l’époque une ville moyenne d’environ 17 000 habitants intra-muros où l’enfant de Cluny fonde sa famille.

Il est probable que le premier

portrait que l’on conserve de lui date de cette époque [4]. Une petite huile anonyme, d’exécution un peu gauche, montre en effet un beau jeune homme assis en habit, au visage fin cerclé de lunettes, un livre à la main, dans une pose assez romantique ou rêveuse. C’est le portrait d’un professeur encore célibataire plutôt que celui d’un libraire. Il a alors 22 ou 23 ans.

Henry Clouzot change alors brusquement de vie, une première fois. Il se marie en 1834 avec Marie-Louise-Thérèse Brémault, dite « Elisa », une jeune fille dont la famille s’est enrichie dans la tannerie et la mégisserie, secteurs d’activité sur lesquels continue alors de reposer en grande partie la prospérité de la ville [5]. En complément de la dot, le jeune couple reçoit aussi la moitié d’une avance de succession que le père de la mariée veut faire à ses deux enfants. Cette gratification importante permet à Henry Clouzot d’acheter le brevet d’un libraire de Niort [6], le 12 février 1836, et d’abandonner sa carrière professorale à peine commencée. Quelques mois plus tard, le couple a un garçon, prénommé Léon [7], à qui il revient plus tard de faire de la librairie paternelle l’une des meilleures officines provinciales des années 1870-1880, ayant ajouté à ses activités d’imprimeur et d’éditeur, le commerce de livres anciens.

Pour l’heure, et durant les six années suivantes, Henry Clouzot s’attache à exercer le mieux possible son nouveau métier, courant les fournisseurs de Paris mais aussi et surtout ceux de la région, traitant avec les éditeurs, les libraires, colporteurs et autres papetiers d’Angoulême, de Saintes, Limoges, Poitiers, Bordeaux ou Nantes. C’est bien à ce moment précis que le jeune libraire de Niort retrouve deux de ses anciens condisciples du collège de Cluny, Louis Passot [8] et un certain Charles Poncet, tous les deux alors commissionnaires en librairie. En tout cas, les trois amis se mettent régulièrement en affaire, à Niort et à Paris. Pourvu de l’autre partie de la succession paternelle, Arthur Brémault, beau-frère d’Henri Clouzot, s’essaie également au commerce des livres tantôt à son profit, tantôt à celui, conjoint ou non de Clouzot dès 1837. Une association formée à cette époque entre les deux beaux-frères est cependant dissoute au début de l’année 1840 [9].

Lorsqu’il doit se rendre brusquement à Cluny, entre le 7 et le 13 juin 1838, pour régler une fois pour toutes des affaires familiales que la faillite de son père a un peu embrouillées [10], les correspondances conservées ne disent encore rien d’éventuels contacts sur place avec les adeptes fouriéristes, hormis un passage par Paris en compagnie de Louis Passot qui participe l’année suivante, en août 1839, au premier congrès phalanstérien organisé à Cluny par Stanislas Aucaigne, et les autres clunisiens Prudent Forest et Camille Chomel. On doit légitimement penser qu’Henry Clouzot est au moins informé de la naissance de ce mouvement par son réseau d’amis et d’anciens condisciples de collège. Cependant, à la fin de l’année, des difficultés imprévues autant que redoutables, surgissent devant notre libraire encore un peu novice : pour avoir en effet vendu à des colporteurs des livres dont le contenu est alors jugé licencieux, il est traîné en justice par le Ministère public. A son grand soulagement, la cour d’assises de la Vienne, seul tribunal compétent en dernière instance dans la région pour ce type de délit, le condamne seulement au paiement d’une amende de 10 francs, ainsi que des dépens, et à la confiscation de la marchandise incriminée. Dans le Journal de la librairie figure un extrait du jugement, le seul en cette matière qui frappe jamais Henry Clouzot et qui a l’intérêt de présenter l’inventaire des titres que le libraire niortais a vendu aux frères Porterié :

Par arrêt de la cour d’assises de la Vienne, du 12 décembre 1838, devenu définitif, les sieurs Jean-Antoine Porterié, Jean-Bertrand Porterié, tous deux marchands colporteurs, et Henri Clouzot, marchand libraire, ce dernier demeurant à Niort, prévenus d’avoir mis en vente, en l’année 1838, sur la voie publique, les ouvrages dont les noms suivent :

Le Théâtre gaillard, 2 vol. in-12° avec 12 gravures ; Le Libertin de qualité, 2 vol. in-12° avec 12 gravures ; Le Rideau levé ou l’éducation de Laure, 2 vol. in-12° avec 6 gravures ; Recueil de poésies diverses de La Fontaine, Piron, Voltaire et Grécourt, 1 vol. in-32° avec 6 gravures ; La Guerre des dieux, 1 vol. in-18° ; La Vie du chevalier Faublas ; Le Bon Sens du curé Meslier ; Les Œuvres badines d’Alexis Piron ; et le tome V des Œuvres de Parny, contenant La Guerre des dieux, ont été condamnés chacun à 10 fr. d’amende.

Le même arrêt a ordonné, en outre, que les dits livres et gravures seraient saisis, confisqués et mis au pilon [11].

Malgré ce coup de semonce, son commerce, ses affaires, ses fréquents déplacements plus ou moins longs à Paris et dans les villes voisines ont déjà fait de lui un homme assez recherché dans la bonne société niortaise où brille une assez éclatante activité culturelle. La ville dispose en effet d’un théâtre où se produisent parfois des artistes renommés comme la célèbre Marie Dorval en 1841 [12], mais aussi d’une bibliothèque publique [13] et d’un collège réputés dans la province, d’une société savante et d’un musée [14], de plusieurs sociétés ou cercles littéraires, de deux ou trois cabinets de lecture, et enfin d’une société philharmonique brillamment conduite par ses fondateurs, Désiré Martin-Beaulieu (1796-1863), élève de Méhul et Premier Grand prix de Rome ainsi que William Norès, ancien élève de Kreutzer. Ces institutions contribuent largement à l’animation intellectuelle et artistique du chef-lieu des Deux-Sèvres. Le romantique Jules Sandeau y a même sa famille qu’il visite régulièrement. Henri Clouzot sympathise avec plusieurs représentants de cette petite société niortaise, notamment avec le publiciste et ancien libraire Jean-Baptiste Morisset, le musicien William Norès et son épouse qui tiennent un salon, auxquels se joint une figure de l’agronomie régionale, l’avocat-laboureur Jacques Bujault, auteur d’un almanach illustré qui tire à 150 000 exemplaires et qui s’efforce, souvent sous le mode distrayant du conte dialogué, de convaincre les paysans et les propriétaires de s’adonner avec bon sens aux pratiques les plus modernes de l’agriculture et de l’élevage.

Heurs et malheurs d’un banquier sociétaire, 1843 - 1852

Les relations qu’il entretient avec Louis Passot à Niort et à Paris se trouvent très certainement à l’origine de l’aventure bancaire d’Henry Clouzot. Il fait preuve par ailleurs d’un incontestable engagement militant. Pour preuve de cet engagement, le journal fouriériste Le Nouveau Monde salue dès 1839 le prosélytisme du libraire de Niort qui donne en lecture aux habitants « tous les ouvrages de l’Ecole sociétaire ». Le même organe rapporte quelques mois plus tard qu’Henry Clouzot est prêt à s’engager à remettre une somme de 1 000 francs au groupe qui réaliserait une première expérience phalanstérienne [15]. Il est officiellement correspondant de la Librairie sociale [16]. D’autre part, cette aventure dans laquelle il se lance alors semble se présenter fort opportunément pour ce libraire provincial que la médiocrité de son commerce commence d’ennuyer beaucoup, son produit ne parvenant pas à satisfaire suffisamment ses ambitions sociales et financières. Les témoignages du temps s’accordent à le décrire comme un jeune homme bien tourné, à l’esprit brillant, à l’éloquence facile et à l’énergie débordante. Il s’applique d’ailleurs volontiers à ne pas faire oublier son premier métier de pédagogue et d’homme de lettres dans les meilleures maisons bourgeoises et les manoirs des campagnes environnantes où il est avantageusement reçu.

C’est à la fin de l’année 1841 ou courant 1842 au plus tard que Louis Passot réussit donc à convaincre son ami Clouzot de fonder à Niort l’un des premiers comptoirs provinciaux d’une Société générale d’encouragement, de crédit et d’assurances pour l’agriculture, l’industrie et le commerce, créée en commandite à Paris le 19 octobre 1841 sous le nom de L’Unité, par François-Victor-Stanislas André] [17]. Avec une dizaine d’autres du même type, le comptoir de Niort voit donc le jour en avril 1843 [18], sous la devise « L’union seule fait la force » et avec un Conseil de patronage de dix-huit membres notables dont le vicomte de Saint-Jal, alors président de la société départementale d’agriculture, une demi-douzaine de conseillers généraux et municipaux, quelques médecins et propriétaires bien en vue. Henry Clouzot s’impose en directeur-gérant du Comptoir, prenant avec lui comme administrateurs deux de ses amis, les propriétaires Jean-Louis Moreau de Melle (alors sous-préfecture des Deux-Sèvres) et Jean-Baptiste-Théophile Bonfils de Niort, ce premier bureau étant acté le 28 avril 1843 par Louis Passot lui-même en qualité d’« inspecteur-divisionnaire ». Des annonces bien orchestrées dans la presse locale, la distribution de prospectus et le démarchage à domicile pour recueillir des adhésions, vendre des actions, susciter des placements sans risques au taux promotionnel de 4% constituent l’essentiel du labeur prospectif des trois gérants.

L’originalité de l’établissement est certainement de se présenter à la fois comme une banque de placement à intérêt de titres ou de valeurs et comme une institution de crédit pour les actionnaires même petits de la société. Les risques doivent être couverts sur une période de 95 ans et jusqu’à concurrence de 100 000 francs par la société mère parisienne à qui revient cependant une part d’intérêt de chaque valeur déposée dans les comptoirs, lesquels comptoirs ne sont tenus à aucune solidarité entre eux, ce qui doit soi-disant contribuer à diminuer leurs risques financiers. Il s’agit en somme – dit-on aux « adhésionnaires » et aux actionnaires potentiels – « de faire d’une manière aussi sûre, mais plus simple, plus large et plus fructueuse, l’office des caisses d’épargne » [19].

Ce système d’apparence ingénieuse, fondé sur les principes les plus sérieux de la technique bancaire, fait-il pour autant de ses animateurs provinciaux des précurseurs philanthropes des banques locales d’investissement au milieu du XIXe siècle ? L’historien Louis Merle pour l’établissement niortais l’avance peut-être imprudemment :

[…] Cet universitaire [Henry Clouzot] avait également le génie des affaires, ce qui le conduisit à se faire libraire, puis banquier, après avoir embrassé les idées généreuses de Fourrier [sic]. C’est ainsi qu’il ouvrit à Niort un établissement de crédit et d’assurances qui portait le nom de l’Unité, dont les opérations, il faut bien le dire, participaient davantage du caractère philanthropique du Fourrierisme [sic] que d’un établissement de crédit, du moins tel que nous les concevons de nos jours. Il n’en reste pas moins que Henry Clouzot, premier du nom, doit être considéré comme le fondateur de la banque à Niort [20].

C’est oublier sans doute la création dans cette ville en 1835 d’une Caisse d’épargne, décidée par le maire Paul-François Proust le 12 février 1833 [21].

Dès les premiers mois, quelques irrégularités de procédure et certaines rumeurs, alimentées par le fait que les gérants ne donnent pas toujours de réponses claires et précises sur les garanties offertes, commencent à installer le doute et la suspicion autour de l’œuvre entreprise et à ralentir considérablement le recrutement des actionnaires et le nombre des adhésions. L’un des propriétaires, un certain Berny-Tarente, démarché et signataire d’un premier engagement décide subitement de ne pas l’honorer, en refusant de verser les sommes convenues. L’affaire est portée au Tribunal de commerce de Niort dont le jugement, favorable au Comptoir niortais de l’Unité, va en appel, interjeté par les représentants de la partie plaignante.

Le mal est fait et le succès de l’Unité déjà bien compromis, tant et si bien que, par prévention, Henry Clouzot et ses associés cherchent à passer un accord avec le siège parisien de la Société le 28 octobre 1843 afin de ne pas avoir à présenter un bilan trop négatif. Les gérants Clouzot, Moreau et Bonfils proposent d’avancer de leurs propres deniers la part des 4% due à la société-mère des 2619 premières actions souscrites et de payer ainsi une partie de leurs frais de gestion. Cette avance doit être remboursée par la Société mère au 1er avril 1846 après présentation des comptes. Après l’inspecteur-divisionnaire Louis Passot, le fondateur-gérant André accepte et contresigne cet arrangement le 27 janvier 1844 sous condition qu’il se limite aux frais générés seulement par les 2619 premières actions souscrites. Mais le jugement rendu en appel par le Tribunal de La Rochelle dans l’affaire Berny-Tarente précipite la catastrophe. Les juges relèvent en effet d’incontestables irrégularités dans certaines procédures et formalités utilisées par les gérants du Comptoir niortais et surtout mettent à jour le vice primordial du système qui rend les comptoirs entièrement dépendants, pour la couverture des risques, de la société générale parisienne. Or la garantie que présente celle-ci repose exclusivement sur les intérêts qui auraient dû être versés régulièrement par les 360 comptoirs dont on avait espéré la création alors qu’une quinzaine existent seulement. Dans la réalité, la Société mère ne dispose donc d’aucune autre ressource ce qui n’empêche pas ses gérants et ses fonctionnaires de vivre semble-t-il sur un grand pied, ne tenant par ailleurs aucun livre ni aucune comptabilité depuis la date de création de la Société en 1841. Il est difficile, à lire les factums et pièces diverses des procès, de démêler dans cette affaire ce qui relève de la pure naïveté, de la totale insouciance ou d’une probité incertaine.

Cette réalité qu’ignorent manifestement les représentants des comptoirs de province leur fait ouvrir les yeux sur ce qu’ils considèrent comme une extrême et impardonnable légèreté sinon une « flibusterie » pour reprendre le mot d’Henry Clouzot, relevé par Bourdon d’Ecalles, le représentant d’André en province dans une correspondance du 1er mai 1844. Ils se font immédiatement solidaires de leurs plaignants. La Cour de Poitiers confirme en novembre 1844 le jugement de La Rochelle en appel. Le 19 janvier 1845, MM Clouzot, Moreau et Bonfils présentent leur démission à leurs sociétaires qui l’acceptent tout en proclamant la dissolution du Comptoir de l’Unité de Niort. Auparavant, avec ses collègues de Versailles, de Lons-Le-Saunier et de Château-Thierry, le directeur-gérant du Comptoir de Niort a été désigné par l’assemblée générale des actionnaires de l’Unité comme secrétaire d’une commission interne d’enquête diligentée du 24 au 29 décembre 1844 sur les agissements comptables des dirigeants de la société mère et dont le rapport de 24 pages in-folio, très accablant pour l’ancienne direction, est présenté à Paris le 14 février 1845. La conclusion somme toute assez mesurée du secrétaire paraît bien dans le style de Clouzot :

De tout ce qui précède après avoir pesé en son âme et conscience les divers résultats de ses investigations morales sur les membres de la gérance de l’Unité, après un examen sérieux de tout ce qui constitue l’administration matérielle de cette gérance depuis sa création ; la commission conclut qu’il y a évidemment dans la marche de la gérance, des actes très blâmables ; qu’elle a eu l’intention d’éblouir le public par une fausse apparence de prospérité, qu’elle a trompé ses actionnaires, des agents et les comptoirs par des promesses qu’elle était hors d’état de remplir ; qu’elle a prodigué sans réflexions les fonds qui lui étaient confiés à divers titres, qu’elle s’est exposée par la maladresse de sa conduite ou sa cupidité peut-être à vingt procès nuisibles à la fois aux intérêts moraux et financiers de la société, enfin qu’elle n’a pas montré généralement dans sa conduite privée ce caractère noble et généreux, cette délicatesse de mœurs qui attirent [sic] l’estime et la confiance [22].

C’est qu’il faut alors préserver l’avenir de la société et celui de ses quinze comptoirs. On ne sait pas si Clouzot, désormais bien fâché avec Passot, continue encore longtemps sa collaboration à l’œuvre. Il sort en tout cas la tête haute de cette fâcheuse aventure dont il juge sans doute qu’elle l’a suffisamment aguerri pour la continuer autrement. Très vite, il crée sa propre société bancaire, la société Clouzot, Bonfils et Cie, mais il n’est plus le seul sur la place de Niort à faire le métier : les Bernard-Chambinière, les Nourry-Elies créent aussi leur propre société de crédit. Néanmoins, il connaît très vite le prix de sa réputation et de sa notabilité. En 1845, le conseil municipal lui fait une place au sein de la Commission pour l’extinction de la mendicité.

Par ailleurs, sans doute depuis le redémarrage de la loge maçonnique niortaise dans le courant de l’hiver 1841-42, Henry Clouzot s’est fait admettre, dans les rangs des Amis de l’ordre, loge de rite écossais [23]. Il en est devenu le trésorier, lorsque quelques semaines avant les journées de février 1848, il prononce un discours promouvant la fin de toute guerre fratricide, et le souvenir d’une France sacrifiée après qu’elle eût insufflé l’esprit de liberté aux peuples de l’Europe :

Après trente ans de combats acharnés, la France est rentrée dans ses anciennes limites ; après avoir fait de si énormes sacrifices à la cause de la liberté, que lui est-il resté ?... Rien..., rien que la conscience d’avoir si bien mérité de l’Humanité ; rien que d’être devenue le phare de la Civilisation, le Palladium de la liberté ; rien que de voir se tourner vers elle tous les peuples, grands ou petits, qui veulent secouer quelque servitude, et monter d’un degré dans l’échelle des nations libres ; rien, enfin, que d’entendre planer sur l’Europe entière, comme un murmure de liberté et d’émancipation, dont l’écho lui renvoie la formule magique qu’elle proclama la première au monde étonné : Liberté, Egalité, Fraternité [24].

Trois mois plus tard, le maire de Niort, ayant décidé de répondre favorablement au décret du 7 mars 1848 qui encourage la création d’un comptoir national d’escompte dans chaque ville industrielle et commerçante de la République, en crée un dans sa ville avec un capital social de 1200 000 francs.

Henry Clouzot vers 1850

Ses actionnaires désignent le 30 suivant, les trois candidats dont Henry Clouzot qu’ils jugent aptes à remplir les fonctions de directeur. Et c’est bien ce dernier qu’un décret ministériel nomme le 5 avril 1848 à la tête de l’Etablissement [25]. Il y reste quatre ans.

L’exil lyonnais et la retraite de La Bernière, 1852-1901

Au commencement de son aventure bancaire en 1843, Henry Clouzot a laissé sa librairie en gérance à son épouse. Dans le cours de l’année 1851, il prend des dispositions pour préparer son départ de Niort, achetant notamment une propriété sur la commune de Saint-Didier-au-Mont-d’Or, près de Caluire (Rhône) où il a encore une partie de sa famille (sa mère et sa plus jeune sœur). Il met aussi en ordre ses affaires afin de ménager l’avenir de sa femme et surtout de son fils Léon qui doivent demeurer à Niort et continuer la librairie paternelle. Le 6 mars 1852, il dépose à la Mairie, après avoir démissionné, les registres et diverses pièces encore en sa possession du Comptoir national d’escompte [26]. Une semaine plus tard, le 15 mars, la diligence de Tours l’emporte, lui, et deux femmes, la mère et la fille.

Depuis quelques années, Henry Clouzot a en effet de plus en plus de mal à cacher sa liaison avec une jeune femme de Saintonge, Jenny Pauline Gaultreau (née en 1822) dont la famille réside à La Villedieu, sur la route de Saintes, à une trentaine de kilomètres au sud de Niort [27]. De trop nombreux amis communs, la crainte que le scandale d’une double vie finisse par entacher la réputation des siens et compromettre l’avenir de son fils, sans doute aussi la volonté de vivre plus librement son attachement amoureux tout en sauvegardant ses intérêts, le décident de prendre la décision de quitter le Poitou après avoir convaincu son épouse de supporter les conditions morales de leur séparation.

De fait durant plusieurs années, il entretient une correspondance régulière avec sa femme puis à partir de 1855, avec son fils Léon, essentiellement pour prodiguer des conseils de gestion, voire ordonner un certain nombre de décisions comptables et financières qui sont pour la plupart suivies au bénéfice de la librairie de la rue des Halles, où il garde une part d’intérêts. Dès que Léon Clouzot est en âge d’être juridiquement associé à l’entreprise, en 1856, il a des rendez-vous réguliers à Paris avec son père à qui il présente ses livres de comptes. Cependant, au fil des années, les conseils paternels orientés vers la plus grande prudence se trouvent contrebattus par les initiatives de plus en plus hardies du fils dont Henry Clouzot a largement sous-estimé l’intelligence et l’énergie.

A Saint-Didier-au-Mont-d’Or, Henry Clouzot devient une sorte de notable, « écouté dans le village comme un oracle, et je crois quelque peu conseiller municipal » dit de son aïeul l’historien d’art Henri Clouzot dans son mémoire de 1905 [28]. Il prend aussi ses habitudes à Lyon où il a manifestement gardé des contacts et des amitiés. En 1863, lui vient une fille que lui et sa compagne prénomment Marcelle. La mort d’Elisa Brémault survenue brutalement à Niort le 12 mai 1868 décide Henry Clouzot à légaliser quelques mois plus tard son union avec Mlle Gaultreau [29], au vif déplaisir de son fils Léon qui a gardé fort longtemps l’espoir d’une réconciliation de ses parents. Dans le petit carnet intime de sa mère, que Léon Clouzot a conservé, on trouve ces mots qui trahissent une douloureuse résignation, dont l’inspiration chrétienne ne fait aucun doute :

Le rôle de la femme sur la terre est un perpétuel sacrifice. Si elle n’est pas heureuse, qu’elle n’oublie pas que les regrets les plus amers sont plus légers à porter que le moindre remords [30].

Aussi lorsqu’en septembre 1870, au plus fort de l’avancée des Prussiens dans l’Est de la France, Henry Clouzot décide de replier sa petite famille à Niort, il n’y trouve pas l’accueil espéré. Léon Clouzot interdit en effet à son père et à sa belle-mère de jamais pénétrer dans les appartements qu’il occupe avec sa propre famille [31] et où il a vécu, seul avec sa mère, durant près de quinze ans. Le père et le fils décident là-dessus de rompre définitivement leurs relations. Hommes de caractère, il semble qu’ils s’en tiennent tous deux jusqu’au bout à leurs positions de principe.

C’est en définitive à La Bernière, petit village situé sur la commune de Brûlain, entre Niort et La Villedieu, sur laquelle les Gaultreau ont gardé des propriétés, qu’Henry Clouzot, sa femme et sa petite fille, ainsi que sa belle-mère, doivent désormais habiter et où ils vivent encore longtemps, semble-t-il très retirés, jusqu’à leur mort. Aucun article de la presse locale ne fait état de la disparition d’Henry Clouzot [32]. Seul, l’aîné de ses petits-fils, Henri Clouzot (avec un i) adresse une courte nécrologie à la rédaction de la Revue de Saintonge et d’Aunis [33].

Dans une des lettres écrites à son fils en 1862, et conservée dans sa famille [34], Henry Clouzot s’amuse à dresser le portrait moral de sa personne. Dans sa façon de dire la très haute opinion qu’il a de lui-même, l’analyse qu’il fait de ses qualités et de ses défauts est menée dans le style et la manière des meilleurs théoriciens de la doctrine, assurément lus et médités :

Le trait fondamental et distinctif de mon organisation morale, c’est l’habitude du commandement, qu’elle tienne à un sentiment sans doute trop exagéré de ma valeur personnelle, qu’elle vienne du milieu dans lequel j’ai vécu ou des personnes au milieu desquelles j’ai passé ma vie, toujours est-il que toujours et partout j’ai commandé, j’ai dominé, j’ai imposé ma volonté. D’un autre côté, il est très vrai et incontestable que je n’ai jamais eu d’aptitude pour le commerce. Il faut s’entendre pourtant et ne rien exagérer. Je crois que le mécanisme du commerce, la théorie des éléments qui le composent, ce qui peut s’apprendre par l’étude et l’analyse, tout cela m’était assez familier ; peu de libraires étaient mieux à même que moi de savoir qu’elle était la valeur matérielle et intellectuelle d’un livre ; peu de libraires achetaient aussi bien que moi ce qu’ils achetaient, mais ce que je ne savais pas, c’était acheter ce qui était de vente facile. Rarement, je rencontrais juste. J’achetais toujours ce qui méritait d’être lu et non pas ce qui était certain d’être vendu. J’achetais bien la chose que j’achetais, je ne savais pas acheter la chose qui devait se vendre. Quant à ce dernier chapitre vendre, je n’y ai jamais rien compris. Cela tenait-il à mon caractère impérieux et tranchant,… cela est probable. En fait, j’écartais la clientèle plus que je ne l’attirais.