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SAMZUN Patrick (2013) : "Sexe, cosmos et société. Enquête littéraire et philosophique sur la formation d’une utopie sexuelle libérale chez Diderot, Restif de la Bretonne et Fourier"
Thèse de doctorat en littérature soutenue à l’université Stendhal (Grenoble), novembre 2013, sous la direction d’Yves Citton
Article mis en ligne le 20 janvier 2014

par Samzun, Patrick

Des éclairs de désir exaltants

Exposé de soutenance de thèse



Je voudrais commencer mon propos par une brève citation de Roland Barthes, qui vaut pour moi comme un hommage à sa compréhension si fine des textes de Fourier, et plus généralement de l’écriture utopique. Et j’ai quelque scrupule, mais vous verrez pas tant que cela, à trahir son désir d’utopie en l’amputant de sa part sadienne : Barthes disait que « ce sont les éléments, les inflexions, les détours, les recoins du système utopique qui reviennent dans notre monde comme des éclairs de désir, des possibles exaltants : si nous les captions mieux, ils empêcheraient le Politique de se figer en système totalitaire, bureaucratique, moralisateur ».

Je dirais que les textes de Diderot, Rétif de la Bretonne et Fourier, que ma thèse agence et fait coopérer, infléchissent et détournent la notion même de système utopique. Ils mettent en mouvement le genre utopique et son discours souvent figé sur la sexualité. Ils font ainsi revenir dans notre monde sexuel, à la fois moralisateur et saturé technologiquement, des éclairs de désir exaltants.

D’où provient cette exaltation ?

D’un triple usage de la fiction, qui fait utopie : je déploierai cet usage dans un premier temps.

D’une conjonction historique et littéraire étonnante, ensuite, qui entrechoque les contraires, les Lumières de Diderot et le Romantisme de Fourier, pour les associer à la singularité d’un texte illuministe de Rétif, les Posthumes : exaltation qu’une telle association fonctionne et redonne vigueur à chacun de ces trois auteurs, en les faisant voir sous un autre jour.

D’une pratique ludique de l’écriture, enfin, qui transmet son enjouement au lecteur.

Je commencerai en résumant le caractère utopique de mon trio fictionnel, que je me permettrai de nommer DRF par commodité mais aussi pour associer l’une à l’autre l’autorité (ou l’autorialié) respective de mes auteurs et ainsi la dépersonnaliser.

1° Le caractère utopique du trio DRF

Le trio DRF fait utopie par l’influx cosmique qui traverse ses dispositifs sexuels, par l’opération du merveilleux qui intensifie son libéralisme, et enfin par la gaieté qui l’empêche de se figer.

L’air, le ciel, le soleil libèrent la sexualité de ses coordonnées domestiques, égoïstes, étroitement « personnologiques » : en la branchant sur les forces et les flux du cosmos, molécules cinéraires ou océaniques, sel volatil actif émané du soleil ou arômes interplanétaires, Diderot, Rétif et Fourier pratiquent le nouveau genre de l’astrophysique sexuelle. Si cela peut sonner un peu surréaliste, plus Breton que Diderot, c’est bien Diderot-le-grand-écrivain-des-Lumières qui réhabilite les passions, médite sur les phénomènes de l’électricité et rêve d’attractions moléculaires. Le cosmos chez DRF est un opérateur d’utopisation : il permet de réécrire les coordonnées de la sexualité. Un « recoin » utopique, pour parler comme Barthes, ce n’est pas un petit coin ombreux où l’on cache ses hontes et ses provocations – tel le Château de Silling chez Sade – c’est un coin qu’on enfonce, une ligne de libéralité qu’on ouvre dans l’angle mort des couvents, des enclos et des ménages « illibéraux » de notre sexualité.

Avec cet influx cosmique, je donne l’impression que mes auteurs poétisent et qu’ils nous font pour ainsi dire du charme – mais pas de politique. Pourtant, s’il y a bien une dimension merveilleuse dans ce geste d’utopisation, je n’y vois pas seulement un charme ralliant mais bien une intensité politique transformatrice. Il faut que Rétif invente Multipliandre avec tous ses pouvoirs surnaturels pour qu’il le fasse voyager dans l’espace et ainsi expérimenter de nouveaux devenirs sexuels. Est-ce un hasard si c’est en redescendant du soleil qu’il propose un plan de république qui atténue libéralement ses penchants misogynes en reconnaissant à ses femmes le droit de choisir leurs amants ? Est-ce seulement une analogie quand Fourier compare les quadrilles polygames de son monde amoureux aux copulations ordonnées des planètes ? Le fluide aromal qui circule entre les planètes et au milieu des batailles gastronomiques est le fondement magnétique de son ontologie attractionnelle : le petit nom goûteux qu’en autodidacte gourmand il a choisi au croisement de l’Encyclopédie Panckoucke (Guyton de Morveau) et de la Physiologie du goût de son cousin bugiste, Brillat-Savarin.

Au voisinage de Rétif et Fourier, les conjectures sexuelles de Diderot, qui relèvent pourtant du délire dans le Rêve, paraissent moins merveilleuses : c’est plutôt d’une merveille fragmentaire et suppositive qu’il faudrait parler chez lui – comme d’une libération de l’imagination scientifique qui teste dans l’échauffement du dialogue bisexué les vertus de la masturbation féminine, de l’homosexualité et de la zoophilie eugénique. Quand Diderot se donne un Rêve et une île utopique en complément des Bijoux pour délimiter l’espace des merveilles sexopolitiques, Rétif les démultiplie à travers les mille et une anamorphoses de son délégué fictionnel de sexuation utopique, Multipliandre ; et Fourier en fait tout un monde et un champ de manœuvres nomades, dont il donne les coordonnées enchantées mi-orientales mi-opéra-comique.

Deux régimes d’utopicité s’associent donc pour intensifier la libéralité de la pensée sexuelle DRF : l’influx cosmique et l’opération du merveilleux. Mais le vent solaire ou stellaire qui traverse les machines sexuelles utopiques, thermomètres, mariages ou céladonies angéliques, l’intensité merveilleuse qui anime le théâtre rédempteur de Fourier ou la polyphonie romantique de Rétif : ces ingrédients ontologiques et politiques sont constitués ou plutôt pulsés par une matière-énergie littéraire, que l’affect de gaieté lance vers nous.

La sexualité devient ainsi un champ d’expérimentation ludique, jouant avec les normes et le sérieux de la morale sexuelle. Elle se transforme, pour reprendre les termes de B. Preciado, en une « praxis queer », à la fois cosmique, merveilleuse et gaillarde : le bizarre côtoie la charlatenerie chez Multipliandre, ce héros « volant-métempsycosant », disciple bourguignon de Cagliostro et Casanova ; une malice espiègle et mystificatrice anime la gaillardise de Jacques le poly-dépucelé – sans parler des maniaques fouriéristes que Freud aurait rangés dans la catégorie des pervers, mais qui gardent la trace attendrissante et même amusante des aveux prosaphiens de Fourier lui-même. La gaieté ludique et baroque de l’utopie DRF, c’est ce qui l’empêche de se figer dans le moralisme des grandes prescriptions pater- ou maternalistes : c’est une force affective de libéralisation.

2° Pourquoi DRF, pourquoi 1759-1822 ?

DRF, l’acronyme sonne bien, mais ne sonne-t-il pas creux ? 1759-1822, la période semble délimitée avec le plus grand soin, mais quelle est sa substance historique ? Pour encadrer mon propos, il faut préciser que je ne pratique pas le genre de l’histoire littéraire substantielle, je veux dire par là un compte-rendu chronologique qui se voudrait « représentatif » des œuvres et des auteurs d’une période donnée, à la fois littéraire et historique, en l’occurrence « le tournant des Lumières ». Mon travail ne porte pas sur la pensée sexuelle utopique au tournant des lumières, mais sur certains événements de pensée qui contribuent à reconfigurer la notion de tournant des Lumières, à l’embranchement des savoirs cosmogoniques et illuministes, du conte merveilleux et du voyage utopique, de la Révolution des mœurs et de la question sociale.

Mes auteurs, en tant qu’ils ont su se placer, ou déplacer certains de leurs délégués fictionnels, sur les nœuds de cet embranchement, font événement à l’intérieur de cette période : ils lui impriment (Rétif était imprimeur) un nouveau rythme – 1759-1802-1822 – , et lui donnent un souffle cosmique, merveilleux et ludique qui aère et égaye les salons blasés de la mondanité libertine.

1759 c’est seulement le début de la correspondance connue entre Diderot et Sophie Volland : c’est donc une année arbitraire. Ce qui m’intéresse est la lettre du 15 octobre 1759, et même un fragment de cette lettre, paradoxe sur l’éternité du sentiment et de la vie, qui fait bien rire les convives de Diderot au Grandval : ce paradoxe, Diderot l’avait déjà formulé à la fin de la Lettre sur les aveugles (1749), dans le délire de Saunderson. Ce n’est pas cette théorie vitaliste qui m’intéresse, c’est sa transformation en chimère amoureuse : c’est le moment où la lettre, de paradoxale, devient lyrique, où le lyrisme amoureux transforme un paradoxe matérialiste en chimère sexuelle. Il y a là un saut dans l’imagination scientifique de Diderot, comme si l’acte d’une écriture adressée et vibrante échauffait l’image de Sophie et transmettait cet échauffement à la pensée de Diderot. En m’inspirant des heccéités ou événements de Deleuze, je propose d’appeler ce saut une seccéité. Une seccéité, c’est un événement sexuel qui a ses cordonnées spatio-temporelles mais participe à la logique ou plutôt à la dynamique attractive de la pensée sexuelle utopique.

Chez Diderot, il me semble que cette seccéité déclenche après 1759 un abandon progressif du régime libertin d’écriture et de pensée de la sexualité, qui marquait encore la première rédaction bavarde et gazée des Bijoux (1748) : comme si Diderot opérait grâce aux lettres à Sophie Volland la fusion passionnelle, attractive, entre son matérialisme énergétique, sa pensée sexuelle libérale et son travail fictionnel. À partir de 1760, les topoi libertins de La Religieuse sont détournés par un montage mystificateur ; après 1761, la figure libertine du Neveu de Rameau s’évide dans le cynisme et la bouffonnerie : le champ est libre pour les seccéités expérimentales du Rêve en 1769.

Mais pourquoi avoir connecté ces seccéités avec celles de Rétif-1802 et de Fourier-1816-1822 ?

Avant de parler de Rétif, qui est entré plus tard dans mon corpus, je dois expliquer la présence d’un socialiste romantique, Fourier, à l’autre pôle de mon corpus : comment peut-on associer deux figures aussi dissemblables que Diderot et Fourier, l’écrivain-philosophe à la plume malicieuse et déliée et l’anti-philosophe qui méprise la frivolité de cette plume au nom de l’utilité sociale de ses plans de phalanstère ? Ne dit-on pas avec raison que le genre utopique prend un virage social et politique après la Révolution française, et qu’il devient de plus en plus programmatique et de moins en moins fictionnel ? Fourier voulait fonder une science sociale. C’est pourtant lui qui est à l’origine de ma thèse, lui qui en est le foyer politique, lui l’orientation sexuelle si j’ose dire. Et si ma relecture de Diderot a penché vers la fin du Rêve, vers le Supplément et la rêverie de 1759, c’est parce que l’attraction passionnelle et les copulations aromales des planètes travaillaient en moi : Fourier est comme l’attracteur passionnel de tout mon corpus, l’arôme qui s’est diffusé sur mon geste de lecture. Mais inversement, le passage par l’inventivité fictionnelle de Diderot m’a incité à réévaluer ou du moins à nouer un dialogue fécond avec les morceaux de fiction disséminés dans le Nouveau Monde amoureux : il fallait en faire autre chose qu’une série de chromos orientalisants.

J’y ai vu la combinaison expérimentale du cosmos et de la sexualité. Car si on se fait la cour dans le Nouveau monde amoureux, à la mode des preux chevaliers – c’est à l’échelle du globe entier, avec des saintes matrones et des grandes manœuvres, qui opèrent sur les grands nombres, les petites manies et tous les éléments : l’éros chez Fourier est transversal. Le réarrangement utopique des relations sexuelles va de pair avec l’harmonie de la production et de la consommation – et avec le climat de la Terre, qui s’en trouvera modifié, assure Fourier, en bon théoricien-de-l’anthropocène. Pas étonnant que ce cosmo-socialisme sexuel, bizarre, visionnaire et hyper-optimiste, ait suscité incompréhension et incrédulité, y compris chez les propres disciples de Fourier. C’est ce qui explique la date finale de mon corpus : après la rédaction inachevée du Nouveau Monde Amoureux, entre 1816 et 1820, Fourier publie en 1822 son grand Traité qui en applique partiellement les leçons au monde de « l’association domestique-agricole ». Commence alors selon la légende d’Épinal ou de Besançon « la chasse au candidat » : pour attirer le mécène, il lui vend les vertus sonnantes et trébuchantes du Monde industriel et sociétaire (1829), caricature les « pièges et le charlatanisme des sectes de Saint-Simon et Owen » (1831), avant de sonner le glas aigre et amer de la Fausse Industrie (1835-1836) : après 1822, le système tourne à vide, c’est-à-dire à plein régime publicitaire et pamphlétaire.

Reste à expliquer le choix de Rétif de la Bretonne comme point d’articulation entre Diderot et Fourier, c’est-à-dire aussi bien l’exclusion de Sade de mon corpus. L’éviction de Sade paraît énorme, indéfendable : même Barthes l’apprécie autant que Fourier et vante conjointement leurs mérites de scénographes minutieusement numériques, leurs talents distincts mais convergents de logothètes utopiques, qui créent l’écriture jouissive du menu détail quotidien. J’aime chez Barthes la jouissance communicative de son textualisme : il nous transmet, avec bonheur et délicatesse, les Plaisirs du texte sadien et fouriériste, à rebours de toute pose transgressive ou pamphlétaire. Mais le texte pour moi – comme pour Barthes je crois – est aussi une texture, et chez Sade, elle est âpre et rapeuse ; sa rugosité s’oppose à la douceur acidulée, et parfois rose bonbon de la texture-Rétif. La légèreté ondoyante de la matière diderotienne ; le rococo des décors fouriéristes de même jurent avec la pâte de Sade.

Cette texture est ensuite comme le filtre d’une voix et d’un ton : chez Sade, l’imprécation procède du cinglement des sentences solennelles (« Français encore un effort… ») ; le matérialisme s’y fait prône et pamphlet, quand il se propose comme un paradoxe amical le soir au coin du feu chez Diderot. Plus didactique chez Rétif, l’exposé est cependant naïf et bancal. N’oublions pas que Rétif et Fourier, tous deux autodidactes, sont fils de paysans et de commerçants de province, et de son côté Diderot fils de coutelier, quand Sade porte la robe débraillée certes, mais tout l’éthos de la Noblesse, avec le ton qui sied aux meilleurs écoliers de Paris : c’est une question de classe, de caste, c’est-à-dire d’allure.

Et tout cela enfin, à travers la texture de la voix, s’explique sans doute par les variations de l’affect textuel dominant : le texte sadien décharge une bile rageuse et vengeresse, qui finit par une extinction de voix (les 120 journées de Sodome), ceux de Diderot, Rétif et Fourier regorgent de gaieté facétieuse.

Le choix de Rétif plutôt que de Sade est donc une question d’éthique et non de morale : car Rétif a aussi ses penchants despotiques et violents, mais il y cède avec moins de raideur, de morgue et de bile. Le pied affriolant de Fanchette décolle suavement du sol, et les femmes qu’on enlève, comme chez Sade, s’envolent aux bras de Sylphes qui ont des ailes d’anges - et d’angesses. Rétif pratique l’enlèvement queer. Et si Sade et Rétif abritent tous deux le sexe dans des enclos, gothiques ou rococos, chez Rétif seul, l’Enclos laisse passer l’air entre ses barrières, pour accueillir les Oiseaux : « L’Enclos et les Oiseaux », titre d’une de ses dernières œuvres, contemporaine des Posthumes, mais perdue, est comme le nom de code, choisi à dessein pour chiffrer son éthique sexuelle aérienne.

Dès lors se justifie le choix d’une seule œuvre de Rétif, Les Posthumes, quand d’autres semblaient se prêter aussi à l’analyse de l’utopie et de la sexualité. Il a donc fallu exclure la série des Graphes, c’est-à-dire des projets de réforme manifestement utopiques (Pornographe, Gynographes et surtout Andrographe) car la fiction y est seulement une enveloppe d’apparat : la pensée de Rétif s’y expose dans sa lourdeur archaïque, à la fois clanique, patriarcale et sévèrement méritocratique. C’est Sparte transplanté à Sacy, avec des bergères au foyer, mais pas d’oiseaux pour les envoler. La pensée sexuelle de Rétif ne travaille et ne s’accorde aux inventions libérales de Diderot et Fourier que dans le jeu intense de la fiction, quand Rétif s’amuse à créer des personnages qui débordent ses coordonnées biographiques pour s’envoler de leurs propres ailes : il aura fallu attendre les dernières années de sa vie, et très précisément 1802, pour que Rétif accorde enfin à son double autofictionnel la dignité et la générosité d’un être sexué non-humain, matrice vitale androgyne, ce soleil des soleils en lequel Multipliandre finit par se réincarner. C’est donc plus précisément le jeu gai et autodynamique de la fiction merveilleuse qui lui aura permis, sinon de dépasser son patriarchaïsme, du moins de le mettre à distance en le polarisant. À cet égard, les ailes de Victorin dans la Découverte australe de 1781, qui préfigurent en quelque sorte les pouvoirs de métempsycose de Multipliandre, n’en sont qu’une pâle imitation mécanique. Elles ne permettent pas d’expérimenter in vivo la dynamique de nouveaux devenirs sexuels, mais seulement d’élargir le périmètre de son impérialisme sexopolitique. Multipliandre est comme l’anamorphose cabalistique et queer du très straight Victorin.

3° Jeux de mots, jeux d’enfants

J’ai tenté de justifier les dates et les textes de mon corpus, mais ces trois lettres DRF forment-elles bien une coopérative convergente ? Les différences qui les séparent, en termes d’époque, de genre d’écriture, de mode de pensée, ne la font-elles pas éclater sous des pulsions contradictoires ?

Si Rétif est capable, par éclats, de libéraliser ses tendances patriarcales, sous l’effet d’êtres de de fiction qui pour ainsi dire l’attirent au-delà de lui-même, on verra difficilement en lui l’émule du socialisme fouriériste ; de même, quand Diderot décrit l’organisation socio-sexuelle des Tahitiens, son utopie se fait moins libérale : il cède alors à l’idéologie de la population, c’est-à-dire d’une sexualité procréatrice, et ne s’en défait qu’au détour d’un roman, Jacques le fataliste, comme malgré lui, par jeu sinon pour rire : nous avons pris ce rire au sérieux parce qu’il modifie l’allure de la pensée sexuelle de Diderot, mais il ne lui donne pas pour autant l’assiette, non nataliste, de celle de Fourier. Diderot, c’est Fourier se moquant de lui-même et n’apercevant le Nouveau Monde amoureux qu’entre deux éclats de rire ou deux clins d’œil mystificateurs.

Mais on se tromperait en ne voyant Fourier qu’en prophète imbu de lui-même, récitant avec pompe ses versets utopiques : Fourier est un génie de la parodie et du détournement ; et c’est d’abord un génie de la néologie. Néologies étymologiques ou archaïques, quand il nomme « escorbaderies » les tromperies qu’induit le « mariage constitutionnel » ; néologies adjectivales, quand il ne résiste pas au plaisir de qualifier un mouvement de « pivotal » ou d’ « aromal » - Fourier produit consciemment des mots nouveaux pour rendre sensible la nouveauté de son utopie. Mais c’est en même temps un acte de délectation gourmande, qui vaut pour lui-même, pour le plaisir de jouer avec les mots, leurs sons et leur graphie. Je retrouve ce plaisir chez Rétif qui, au moment de raconter l’apothéose solaire de son héros, parle humoristiquement de « chef d’œuvre des connaissances divino-intellectuelles » : il y entre une pointe d’ironie mais aussi, indiscernablement, un goût naïf et heureux pour la composition verbale. Rétif en est coutumier. À cet égard, le Diderot qui joue avec les connotations du nom de Bigre père et fils n’est pas en reste, mais il n’est pas non plus en pointe : le manteau des humanités habille ses mots d’une suprême élégance qui leur retire une part de naïveté. Quand Diderot se joue des formes académiques à force de maîtrise ; Rétif et Fourier improvisent comme ils peuvent, maladroits ou balourds, mais toujours heureux, un transformisme verbal échevelé.

Les différences d’époque, de style, de pensée qui séparent mes auteurs laissent donc transparaître une affinité d’esprit – comme on parle de mot d’esprit – ou encore d’éthos, qui s’exprime pour moi dans la malice des jeux d’enfants. Je ne parle pas d’enfantillage, même si le verbe de Rétif et Fourier fait souvent la mine ou la moue, effronté, boudeur, agaçant ; je parle des jeux de mots de l’enfance, des ratés d’une orthographe pas encore bien genrée et des calembours plus ou moins volontaires. De tout ce qui explique l’hétéro-graphie utopique de Rétif et Fourier, et le tonus du verbe diderotien. Et je me demande si ce travail du verbe, particulièrement dense chez Fourier, sur les noms du sexe (« tact » désignant le toucher et peut-être aussi la délicatesse) et des pratiques sexuelles (gratte-talon, flagellistes, prosaphiens, etc.), ou encore sur le genre des fonctions sexuelles utopiques (matrones et matrons, etc.) ne concentre pas une des plus fortes intensités d’utopisation sexuelle.

On retrouve aujourd’hui une telle intensité dans l’écriture hybride et inventive de Donna Haraway : en mêlant le vocabulaire des sciences, les images et les personnages de la science-fiction aux catégories revisitées de la politique socialiste et féministe, elle crée de nouveaux syntagmes qui font, à l’instar de Fourier, œuvre utopique.

Or de tels syntagmes, présents chez Fourier comme Rétif, et des images aussi hybrides, qu’on trouve chez Diderot, sollicitent l’attention du lecteur et exigent du critique un travail singulier d’écriture. Plus précisément, il est difficile de ne pas « défaire » son propre genre d’écriture, au sens littéraire et sexuel, au contact des textes et des mots si joueurs de Diderot, Rétif et Fourier.

Je me souviens d’une récente présentation de mon travail au cours d’un séminaire de thèse : je m’étais laissé aller à des jeux de mots très douteux sur le cas d’un violeur de vieilles femmes analysé par Fourier. Je n’avais pas bien lu son texte, sa texture, ses rythmes et ses modulations – et n’avais pas su dès lors traduire sa délicatesse et son enjouement. Apprendre à lire et peut-être aussi à écrire avec une joyeuse délicatesse, par-delà les frontières génériques du masculin et du féminin, de la philosophie et de la littérature : telle est sans doute la possibilité la plus exaltante qu’offrent les mots de Diderot, Rétif et Fourier.