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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Boissonnet Estève-Laurent
Article mis en ligne le 2 avril 2014

par Desmars, Bernard

Né le 19 juin 1811, à Paris (Seine), décédé le 22 février 1902 à Paris (16e arrondissement, quartier de Passy). Officier d’artillerie et directeur de bureau arabe en Algérie. Administrateur de l’Union agricole d’Afrique. Abonné à La Rénovation. Souscripteur de la statue de Fourier.

Estève-Laurent Boissonnet est le fils d’André Barthélémy Boissonnet, un officier du génie fait baron sous la Premier Empire, et d’Anne Marie Collin Delatouche. Après des études au lycée d’Abbeville – il reçoit plusieurs prix d’excellence en version et en grec (1824), en rhétorique (1825) [1] – il entre à l’École polytechnique en 1830, puis rejoint l’École d’application de l’artillerie à Metz (1832 à 1834).

Officier arabophile en Algérie

Promu lieutenant en 1834, il est envoyé en Algérie, où il devient capitaine en 1840. En 1843 ou 1844 [2], il est nommé directeur du bureau arabe de Constantine ; un témoignage très élogieux de son action a été laissé par Salah el Antri, auteur au milieu du XIXe siècle d’une histoire de Constantine :

Les indigènes l’appelaient Bou Senna (l’homme à la dent). C’était un homme d’une belle intelligence, excellent administrateur, s’assimilant facilement les difficultés. Il connaissait bien les affaires arabes et aimait parler la langue des indigènes ; il s’intéressait aux questions musulmanes, lisait beaucoup de livres arabes qu’il comprenait fort bien. Il s’entourait de savants et de pieux lettrés, qu’il préférait aux autres personnages parce qu’ils s’interposaient toujours pour concilier les gens. […] Son attitude était passée en proverbe et on disait couramment : « Nous sommes au temps du général [sic] Boissonnet ; tu peux manger ta galette et être bien tranquille » [3], voulant montrer par là combien le capitaine était juste dans son administration, ne subissant l’influence d’amis ni de dissidents.

Auparavant, les caïds et les cheikhs étaient plus ou moins honnêtes dans leurs rapports avec leurs administrés, mais lorsque le capitaine prit le pouvoir, l’administration se fit impartialement, les affaires des indigènes furent instruites attentivement et bien examinées ; chacun apprécia la justice de ses décisions, la droiture de ses enquêtes, la sincérité de ses instructions.

Grâce à l’arrivée du capitaine Boissonnet au palais de la division, le despotisme et l’oppression des chefs arabes disparurent sans retour [4].

Sans doute faut-il accueillir avec prudence les jugements portés sur l’action administrative d’Estève Boissonnet, dont l’auteur est un proche. Mais ce texte souligne l’intérêt éprouvé par l’officier français pour la culture des populations soumises à la domination coloniale. Boissonnet apprend l’arabe et le berbère ; il rédige deux ouvrages en langue arabe : le premier est destiné à répandre l’usage des livres imprimés dans les petites écoles arabes dont il souhaite la rénovation ; l’autre, l’Annuaire arabe, a pour but de « familiariser les Algériens avec les notions les plus simples de nos sciences naturelles » [5]. Ses activités et ses opinions sur le devenir de l’Algérie le mettent en relation avec Ismaël Urbain, ancien saint-simonien interprète et conseiller auprès des autorités coloniales, avec qui il noue une solide amitié et échange une importante correspondance [6].

Il quitte le bureau arabe de Constantine et devient officier d’ordonnance du duc d’Aumale. En 1846-47, des fouriéristes forment une société, l’Union agricole d’Afrique, et s’installent à Saint-Denis-du-Sig, près d’Oran, pour fonder une exploitation agricole ; Estève Boissonnet est l’un des actionnaires de la société, tout comme son frère Alfred, officier du génie [7].

En 1848, quand Abd el Kader, prisonnier, est conduit au château de Pau, c’est Boissonnet qui organise son séjour ; les deux hommes ont de longs entretiens et Boissonnet publie une traduction des Poésies d’Abd el Kader et de ses Règlements militaires. Il accompagne encore le chef arabe à Bordeaux et à Amboise et lui sert d’interprète lors de sa rencontre avec Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 ; en 1852, Abd-el-Kader, après s’être engagé à ne pas retourner en Algérie, peut quitter la France pour Brousse (ou Bursa, en Turquie) ; Boissonnet l’accompagne dans ce voyage. Les deux hommes restent en relation épistolaire jusqu’à la mort du chef arabe, en 1883 [8].

Il se marie en 1853 avec Julie Ducos de la Hitte, fille d’un général de division (dont il a été l’aide de camp), député conservateur et ministre sous la Seconde République, puis sénateur sous le Second Empire. Trois filles naissent de cette union, dont Alice, qui se marie en 1881 avec le baron Henri de Lassus Saint-Geniès ; la cérémonie religieuse a lieu « en grande pompe », à la chapelle des Carmes dont le chœur est « rempli de monde appartenant à l’aristocratie et à l’armée » [9].

Boissonnet siège au conseil général du département d’Alger, et en est le vice-président. Il participe en 1856 avec son ancien condisciple Adrien Berbrugger à la création de la Société historique d’Alger et il est membre correspondant de la Société archéologique de la province de Constantine. Il est l’auteur de plusieurs travaux archéologiques et philologiques, à partir d’inscriptions trouvées sur le sol algérien, travaux mentionnés dans plusieurs revues [10]. S’intéressant au développement de l’Algérie, il est membre à partir de 1857 de la Société d’agriculture d’Alger.

Colonel en 1860, il parvient jusqu’au grade de général de brigade (juillet 1870), puis de division (1871) après avoir participé aux combats de Champigny, où il est gravement blessé [11]. Il est ensuite membre du Comité de l’artillerie, puis inspecteur général. Fait chevalier de la Légion d’honneur en 1844, et promu officier (1853), puis commandeur (1864), il reçoit le titre de grand officier de l’ordre en 1876. Par ailleurs, il est fait baron héréditaire par décret impérial en 1869 [12].

Passé au cadre de réserve en 1876. Il séjourne désormais tantôt à Paris (avenue d’Eylau, dans le quartier de Passy), tantôt (généralement l’hiver) en Algérie, où il possède une résidence (appelée parfois villa, parfois château de la Touche, ou encore « gentil cottage » [13]) et un domaine de 350 hectares, à El Biar, près d’Alger ; il siège pendant plusieurs années au conseil municipal de ce « coquet village » [14]. Il est aussi propriétaire en Champagne. Pour ses produits agricoles, il reçoit plusieurs prix lors de l’Exposition universelle de Paris (1867) et de l’Exposition générale algérienne (Alger, 1877) [15]. Il siège par ailleurs au conseil d’administration de la Société des Forges et Aciéries de la marine et des chemins de fer [16].

Une présence publique tardive dans le mouvement sociétaire

Alors qu’il était semble-t-il resté à l’écart de l’École sociétaire (à la fois d’après les archives sociétaires et d’après son dossier militaire, qui ne mentionne pas d’activité ou de sympathies fouriéristes) – ou alors son engagement était très discret – et qu’on ne l’avait guère vu que dans les listes d’actionnaires de l’Union du Sig, il s’abonne en 1879 au Bulletin du mouvement social [17].

Il suit désormais activement la marche de l’Union agricole du Sig. Il entre en 1878 au conseil d’administration (son frère Alfred, qui y siégeait depuis 1875, vient d’en démissionner) ; ce conseil est alors confronté à de nombreuses difficultés financières et à la contestation d’une partie des actionnaires, ce qui entraîne la démission de Victor Considerant et d’Henri Gautier en 1880 et 1881. Henri Couturier essaie de transformer l’exploitation agricole en un établissement philanthropique et crée la société des Orphelinats d’Algérie. Boissonnet est l’un des actionnaires de cette œuvre [18]. Il continue à siéger au conseil d’administration de l’Union agricole du Sig : il y est réélu en 1881, en 1884 et à nouveau en 1887, mais démissionne la même année en raison de dissensions parmi les administrateurs. Il y revient en 1889 et ses fonctions sont renouvelées en 1894 [19].

Parallèlement, il continue ses travaux savants en participant aux activités de la Société d’ethnographie, dont sont d’ailleurs membres plusieurs disciples de Fourier [20]. Il assiste en 1899 au congrès national des sociétés de géographie, qui se tient à Alger [21]. Il figure parmi les adhérents de la Société des études algériennes, à Paris.

Dans les années 1890, il apporte sa contribution à la réalisation de la statue de Fourier, « en souvenir de ses chers amis phalanstériens d’autrefois, les Blondel, Considerant, Garnier, Gautier, Guillet, Lamarque, Pélissier, Richard, ses camarades de l’Ecole polytechnique, de régiment ou du Conseil de l’Union de Sig » [22]. La Rénovation le présente cependant comme un « condisciple » qui après s’être « autrefois beaucoup intéressé à l’essai sociétaire de l’Union agricole du Saint-Denis-du-Sig » n’a jamais « cessé de donner son aide et ses sympathies à notre école » [23].

Il est toutefois difficile d’apprécier les sentiments phalanstériens de Boissonnet, au-delà du compagnonnage qu’il a pu avoir, à l’Ecole polytechnique, puis à l’Ecole d’application de Metz avec plusieurs disciples de Fourier, et au-delà de l’intérêt qu’il a pu éprouver pour l’expérience menée à Saint-Denis-du-Sig. Les opinions politiques de son entourage et le peu que l’on peut connaître de ses propres opinions, penchent plutôt du côté conservateur : sa femme, fille d’un député antirépublicain, membre du parti de l’Ordre et favorable au coup d’Etat du 2 décembre 1851, est amie de la maréchale Mac Mahon ; son frère, le général Alfred Boissonnet, vote d’abord avec les monarchistes au Sénat – il y siège de 1876 à 1879 – avant de se rallier à une république conservatrice ; lui-même « fut un des abonnés de la première heure de notre Croix d’Algérie et lui fut fidèle jusqu’à sa mort ; souvent, il nous faisait part de la vive sympathie qu’il professait pour elle », écrit le très peu républicain et très antisémite journal catholique d’Alger [24]. La couple Boissonnet est aussi, d’après la presse, très actif dans le domaine charitable et dans la vie mondaine, à Paris comme à El Biar, certaines soirées étant animées par Alice Boissonnet, cantatrice, pour qui Fauré et Gounod ont écrit plusieurs œuvres.

Sa femme décède en 1898 ; lui-même meurt quatre années plus tard, à Paris. Son corps est inhumé à Sézanne (Marne), dont son père a été maire et son frère conseiller général. En 1905, son nom est donné à une rue d’Alger [25].