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Utopie numérique
Michel Lallement L’âge du faire : hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil, collection La couleur des idées, 2015
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Guillaume, Chantal

Dans L’âge du faire, hacking, travail, anarchie, Michel Lallement ouvre un champ nouveau et fécond d’étude des utopies concrètes en proposant une enquête et réflexion sur ce qu’il nomme le monde de l’utopie numérique ou celui des hackers ou des hackerspaces. Il pose que ces communautés de bidouilleurs et créatifs de l’informatique qui privilégient « le faire » introduisent dans leurs modes d’organisation, dans leur éthique une nouvelle utopie. Il ne propose pas une théorie modélisée mais interroge ces collectifs de partage de savoirs et pratiques informatiques qui sont traversés de tensions, de contradictions. Proposent-ils une autre manière de faire société ? Sont-ils des laboratoires du changement social et inventent-ils de nouvelles formes d’organisation du travail ? Les réponses apportées par le sociologue ne sont nullement univoques et closes. Le présupposé intéressant de ce travail est que la sociologie des utopies concrètes ne peut se réduire à d’interminables commentaires de textes. L’auteur a d’ailleurs réalisé une enquête empirique durant un an (2011-2012) dans des hackerspaces de Californie ; il a partagé la vie au quotidien d’une communauté, Noisebridge, dans la baie de San Francisco, il a interrogé des hackers pour compléter cette plongée dans le milieu du « faire ». La démarche de ce sociologue est aussi de traquer l’utopie expérimentée, bricolée dans la société actuelle. Il est convaincu que l’imagination sociale n’est pas morte et que le temps de l’utopie pourrait même revenir. Ces espaces dans lesquels s’inventent d’autres manières de faire lien, de travailler sont-ils potentiellement émancipateurs ? Ne sont-ils pas comme le dit l’auteur « des ilots d’illusion dans un océan de réalisme » ? Que penser de cette utopie numérique ? Il est sans doute possible de questionner, voire de réfuter, quelques postulats et certitudes qui déterminent ces espaces.
Michel Lallement commence par faire une histoire des hackers en montrant qu’ils composent un monde hétérogène, à pas confondre avec les crackers (pirates de l’informatique) ou les geeks (fous d’informatique jusqu’à la pathologie). Si le mouvement est mondial et commence à Berlin en 1992, l’auteur privilégie les hackers de la côte ouest des Etats-Unis. Certains de ces Hackers à l’esprit libertaire sont dans la filiation de la contre-culture des années 60, du mouvement hippie et yuppie, d’autres sont des informaticiens de génie qui sont à l’origine de la Silicon Valley. L’histoire des hackers se confond donc avec celle des progrès des ordinateurs et des langages de programmation, mettant en exergue le hacking comme virtuosité technologique. Il est aussi dans son esprit premier associé à l’open source et au logiciel libre. Ainsi ce mouvement se transforme-t-il au gré des progrès techniques de l’ordinateur. Le hacking est passé du PC (personal computer) au PF (personal fabrication) avec l’imprimante 3D et la fabrication d’objets personnalisés. Autour de cette technique numérique qui s’invente aussi dans ces lieux alternatifs s’imposent de nouvelles formes de travail, de production de biens et de services. Les hackers et les hackerspaces (lieux d’échanges de ressources matérielles et de savoirs) invitent à penser une grammaire inédite du travail et d’autres modalités du vivre en commun. L’auteur précise cependant que les hackerspaces ne correspondent pas à ce que le sociologue Ferdinand Tonïes nomme la communauté intentionnelle car les hackers ne font pas communauté de vie permanente, d’habitation et de partage économique. Le hackerspace est une communauté relativement ouverte, dans laquelle le commun se construit autour de cette passion informatique mais aussi autour de pratiques sociales et militantes, (conférences-débats, fêtes et rituels qui consolident la communauté) lorsqu’il s’agit d’un hackerspace libertaire. Il produit de la collaboration fondée sur une implication fluide et volontaire. Le sociologue précise même que c’est une façon singulière de faire communauté, seul en groupe car la pratique informatique dans son essence implique une certaine solitude. Ces lieux collectifs ou réseaux collaboratifs pourtant tissent des liens, se donnent des objectifs et missions communes mais sans établir une communauté de vie. Cet univers numérique crée et provoque des opportunités de rencontres et coopérations qui auraient pu ne pas déplaire à Fourier penseur de la multiplication des liens. Cette enquête dans la communauté de Noisebridge nous fait pénétrer dans le quotidien d’un hackerspace : un atelier culture de champignons, l’atelier cuisine, la pratique de l’allemand, ce qui prouve que le bidouillage informatique n’est pas la seule activité du collectif. Noisebridge est plutôt d’esprit libertaire ayant institué un fonctionnement en apparence ouvert et égalitaire. L’auteur ne va pas cacher les difficultés de ce collectif qui doit gérer les allées et venues des individus associés mais pas toujours membres de droit de la communauté. La volonté de prendre des décisions collectivement se traduit par des réunions interminables pour parvenir au consensus. Le sans règles ne fonctionnant pas, il faut en instituer et accepter des hiérarchies implicites.
L’auteur enfin distingue le hacktivisme à des fins non marchandes, à des fins militantes et le hacking commercial ou l’entrepreneuriat informatique. On retrouve cette réalité du créatif culturel qui cherche à vivre de son travail. Si les hackers se frottent par contrainte et nécessité à la logique du marché, d’autres s’y engouffrent, s’y perdent et y adhérent par appât du gain. Steve Jobs, Bill Gates, Steve Wozniak ont été des hackers créatifs passés au capitalisme marchand. Michel Lallement n’occulte pas cette réalité multiforme du monde des hackers qui révèle une diversité des valeurs et des idéologies qui le composent. Il pose cette question : les hackers sapent-ils le capitalisme ou inventent-ils d’autres formes d’exploitations inconnues ? Google appartient à cette mouvance numérique voire même à la contre-culture qui remet en question l’organisation du travail, les hiérarchies traditionnelles. En proposant des produits et des services nouveaux liés à la révolution numérique, cette entreprise promeut une innovation créatrice. Veut-elle notre bien en nous enserrant dans une logique marchande ? L’entrepreneuriat numérique peut-il être porteur d’une véritable émancipation ? Une certaine mutation structurelle du capitalisme est en accord avec cet esprit d’innovation par le bas, cet esprit libertaire. La récupération par le capitalisme de l’esprit artiste et créatif est réelle mais n’invite pas à condamner selon le sociologue ces pratiques collectives. Michel Lallement se veut lucide : ce capitalisme du XXIe siècle dit cognitif s’alimente aux sources de la contre-culture. La réussite du capitalisme façon Silicon Valley demeure néanmoins radicalement opposée à l’esprit libertaire.
Le hacker, en privilégiant le « faire » ou la do-ocratie, redonne au travail du sens et en même fait une fin pour elle-même. Le travail attrayant de Fourier trouve sa pleine expression dans cet espace collaboratif. Il se combine avec l’artisanat : l’hackerspace l’accueille, lui laisse une place dans cette logique du « faire » et de l’autonomie. La passion et l’idéal de perfection les rapprochent, et prouvent que l’objectif de ces pratiques est esthétique, artistique. Le hacker a entériné l’abolition du salariat en magnifiant la créativité et la virtuosité informatique. L’éthique hacker (les hackerspaces se dotent de chartes) défend la liberté et la résistance à la logique marchande. La désobéissance numérique en est la preuve. Si le hacker est viscéralement attaché à la liberté de créer, de partager il est pourtant confronté à la liberté du marché qui n’est pas de même nature. Le hackerspace ne poursuit pas l’efficacité économique mais interroge l’utilité sociale de la production et fabrication numérique. Tout ce mouvement à racine libertaire est prisonnier de ces tensions et ambiguïtés parce qu’il se situe dans une mutation post-taylorienne et postindustrielle capitaliste. Le cyberespace fait-il entrer dans une nouvelle civilisation ? Il serait illusoire de la dire immatérielle et de la penser émancipatrice sans réserve. L’auteur insiste d’ailleurs sur un présupposé que nous pensons discutable du monde des hackers : la technique bonifierait la société. Cette proposition repose sur un refus d’envisager que l’automatisation (comme le souligne Bernard Stiegler) est pharmakon, poison et remède. La vie algorithmique est-elle idéale et la multiplication des objets connectés contribue-t-elle à nous libérer ? L’utopie numérique fait un peu vite l’économie de la pensée critique de cette technologie.
Michel Lallement ne professe pas une pensée dogmatique. Il veut bien croire que l’expérimentation sociale s’inscrit dans ces tensions, dans ces accommodements avec le système mais finit toujours par le subvertir. La société idéale n’est à son avis pas extérieure à la société réelle. Ce qui peut déranger dans cette utopie c’est l’absence de critique de cette technologie qui semble être devenue une fin pour elle-même et une absence de pensée des enjeux écologiques. Le cyberespace est loin d’être une réalité immatérielle sauf à vouloir ignorer d’où il provient et la quantité d’énergie qu’il consomme. Cependant Michel Lallement a ouvert un champ d’étude qui mérite d’être exploré. Il cite d’ailleurs quelques ouvrages qui prennent au sérieux cette problématique de l’utopie numérique. C’est à suivre et à lire…