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Olivier Faure, Et Samuel Hahnemann inventa l’homéopathie. La longue histoire d’une médecine alternative, Paris, Aubier, 2015, 395 p.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Desmars, Bernard

Olivier Faure défend une histoire sociale de la médecine, c’est-à-dire une façon d’aborder le domaine de la santé qui ne soit pas consacrée à la seule histoire des découvertes scientifiques ou des professions médicales, mais qui prenne en compte à la fois les acteurs sociaux, y compris les patients, les institutions et les politiques sanitaires, les enjeux économiques, notamment ceux liés au marché des médicaments. C’est sur ces principes, déjà éprouvés dans ses précédents ouvrages (par exemple Les Français et leur médecine au XIXe siècle, Paris, Belin, 1993), qu’il s’appuie pour proposer une histoire de l’homéopathie, non pas en cherchant à intervenir dans le débat qui oppose ses partisans et ses adversaires depuis plus de deux siècles, mais en s’efforçant de reconstituer les conditions sociales, culturelles, politiques et économiques de son apparition et de son développement. L’ouvrage couvre principalement l’Europe (y compris la Russie-URSS) et les États-Unis ; mais il apporte également quelques informations sur le Brésil et l’Inde, où l’homéopathie est aujourd’hui « massivement présente » alors qu’elle touche peu la Chine et le continent africain (p. 361).
Cela commence dans le monde germanique, autour de Samuel Hahnemann (1755-1843), qui entre 1790 et 1810 met au point les « piliers fondamentaux » de la doctrine homéopathique : « la loi des semblables, le traitement individualisé et l’expérimentation sur l’homme sain » ainsi que la pratique de « la dilution » pour les remèdes (p. 31). Dans ses premiers chapitres, Olivier Faure étudie la façon dont l’homéopathie se diffuse au XIXe siècle. Il analyse les relations entre Hahnemann et ses disciples, le premier faisant l’objet d’un culte de la part des seconds. Il essaie aussi de caractériser les milieux qui recourent à l’homéopathie : des groupes sociaux assez différenciés (certes, des habitués des salons mondains et des cours princières, mais aussi des patients issus de milieux plus modestes) et pas nécessairement des croyants convaincus, mais des patients qui, pour certains, consultent tantôt des homéopathes, tantôt des allopathes. Si certaines instances scientifiques lui dénient tout caractère scientifique (par exemple, en France, l’Académie de médecine, en 1835) et si les établissements universitaires l’excluent généralement de leurs programmes, l’homéopathie est cependant pratiquée sans véritable obstacle juridique : en France, un médecin, pourvu qu’il ait le doctorat ou le diplôme d’officier de santé, peut soigner ses patients selon la méthode qu’il préfère. Dans certains États allemands et italiens, des homéopathes obtiennent la fonction de médecin particulier du prince. Aux États-Unis, l’exercice de la médecine est libre.
Le chapitre IX (« Une minorité déchirée ») étudie l’affaiblissement du « camp » homéopathe, lié, au moins autant, nous dit Olivier Faure, aux divisions internes et à un repli « sectaire » – avec dissidences et excommunications –, qu’aux progrès scientifiques (les découvertes pastoriennes) de la médecine « officielle » de la fin du XIXe siècle. Les XXe et début du XXIe siècle sont au contraire une période de développement de la pratique homéopathique, période étudiée dans les trois derniers chapitres. Les partisans de l’homéopathie ont changé d’attitude ; ils la présentent, non plus comme l’adversaire de la médecine traditionnelle à laquelle elle devrait se substituer, mais comme une méthode médicale parmi d’autres, qui peut d’ailleurs être ponctuellement utilisée par des allopathes, même si l’Académie de médecine, en France, renouvelle en 2004 sa condamnation de cette « méthode imaginée il y a 200 ans à partir de fondements non scientifiques » (Communiqué de l’Académie, cité p. 273). S’appuyant sur des associations de patients et sur une puissante industrie pharmaceutique (dont les laboratoires Boiron), l’homéopathie a réussi à obtenir une place en n’étant plus contre, mais à côté de la médecine allopathique, et même parfois avec, quand des praticiens allopathes prescrivent quelques granules de la pharmacopée homéopathique.
Le chapitre V, « Homéopathie et utopies » (p. 105-137) montre comment l’homéopathie s’est trouvée liée à différents courants idéologiques, en particulier aux disciples des socialistes français de la première moitié du XIXe siècle, aux réformateurs libéraux et radicaux au Royaume-Uni et aux États-Unis, ainsi qu’à certains milieux catholiques (en France, avec l’appui de congrégations ; en Bavière) et protestants (dans plusieurs États germaniques). Les partisans de l’homéopathie, ne parvenant pas à convaincre les milieux scientifiques et médicaux, « ont eu la bonne idée de déplacer le lieu du débat et de saisir l’opinion éclairée au moment où les problèmes médicaux entrent dans l’espace public » (p. 105).
Intéressons-nous ici aux socialistes, saint-simoniens et fouriéristes pour l’essentiel. Certains jouent un rôle important dans la diffusion de la nouvelle doctrine, comme le fouriériste Benoît Mure, « missionnaire homéopathique » (p. 67), ouvrant des lieux de formation à Rio de Janeiro – après l’expérience de la colonie phalanstérienne de Sahi – puis en Egypte (p. 117). Mais au-delà des engagements individuels, l’auteur s’efforce de mieux comprendre comment se rejoignent le projet de réforme sociale et celui de rénovation médicale. « Les relations entre l’homéopathie et le socialisme ne doivent pas être pensées en terme de rencontre ou d’alliance entre deux courants préexistants, mais en termes de symbiose et d’interaction » (p. 110). Le cas de Fleury Imbert est plus particulièrement étudié : saint-simonien, puis fouriériste, ce médecin lyonnais adhère à la phrénologie et se convertit tardivement à l’homéopathie, « dans le droit fil de sa double fidélité à l’observation et à la recherche de lois capables d’organiser les faits », lois dont la connaissance favoriserait des progrès sociaux et médicaux menant vers la société idéale. Aussi, « l’adhésion à l’homéopathie, au magnétisme, à la phrénologie, au saint-simonisme et au fouriérisme n’est pas le fait d’esprits dérangés ou de marginaux excentriques mais bien un des prolongements logiques de la médecine d’observation, qui n’a jamais séparé le soin du corps humain et l’amélioration du corps social » (p. 116). O. Faure présente aussi Léon Simon, dont il signale seulement l’engagement saint-simonien, alors qu’il rejoint ensuite le fouriérisme et devient le médecin de Fourier. Ce dernier, comme l’a montré Jonathan Beecher, est d’ailleurs un patient difficile pour un praticien homéopathe qui a besoin de la coopération du malade, puisqu’il refuse un examen complet et ne répond guère aux questions sur les maux dont il souffre .
De façon générale, l’auteur voit chez ces fouriéristes, saint-simoniens et catholiques spiritualistes une commune « volonté de régénérer la médecine et la société en réconciliant la science et la loi, le spirituel et le temporel, l’observation et la recherche de lois, la société nouvelle et celle de l’Ancien Régime » (p. 134). Pour les fouriéristes, il faudrait aussi ajouter la volonté d’établir des pratiques médicales nouvelles pour un « Nouveau Monde ». Un certain nombre de fouriéristes, médecins ou pas, sont à la recherche de nouvelles formes d’organisation médicale et de nouvelles pratiques thérapeutiques qui soient en accord avec le fonctionnement de la future société harmonienne. Ils en trouvent déjà quelques principes chez Fourier, selon qui la Civilisation n’a « pas su lier la médecine avec le plaisir, et surtout avec celui du goût. […] Une carrière bien neuve, mais peu fructueuse pour la faculté, serait la médecine du goût, la théorie des antidotes agréables à administrer dans chaque maladie. […] Cette médecine sera une branche de la science dite gastrosophique hygiénique, méthode préservative et curative à la fois » . Aussi les fouriéristes s’intéressent-ils des années 1830 aux années 1850 aux théories scientifiques et médicales (phrénologie, magnétisme, hydrothérapie, homéopathie, etc.) qui annoncent une rupture avec la « médecine civilisée » et promettent des façons de soigner moins traumatisantes que les opérations ou les saignées. Les publications fouriéristes, et en particulier celles des dissidents du Nouveau Monde, avec Déchenaux, Arthur de Bonnard, témoignent de ces recherches.
Sans doute peut-on aussi avancer d’autres éléments pour expliquer la « symbiose » entre socialistes et homéopathes. O. Faure mentionne Pierre Jaenger, médecin de Colmar, qui associe fouriérisme et homéopathie « par le biais de la théorie de l’analogie universelle » (p. 117). Peut-être y aurait-il lieu d’approfondir cette dimension et d’examiner les relations que certains ont pu établir entre la loi des similitudes et la loi de l’analogie universelle, qui, appliquée à la médecine, permettrait selon Fourier « la découverte de remèdes spéciaux à toutes les maladies. Il n’est aucun mal qui n’ait un ou plusieurs antidotes tirés des trois règnes ; mais la médecine n’ayant pas de théorie régulière pour procéder à la recherche des remèdes inconnus, elle est obligée de tâtonner pendant des siècles et même des milliers d’années […] La médecine ainsi que toutes les autres sciences va sortir de sa longue enfance » .
Les pages consacrées aux réformateurs socialistes sont également intéressantes parce qu’elles nous rappellent l’engagement de nombreux fouriéristes dans les mouvements novateurs de leur temps (comme Nathalie Brémand et Colette Cosnier l’ont montré à propos de l’éducation en général et de Marie Pape-Carpantier en particulier) . « L’écart absolu » revendiqué par Fourier apparaît chez ses disciples, non comme une rupture avec le savoir contemporain, mais comme une faveur accordée à l’innovation, qu’elle soit scientifique, technique, pédagogique, etc.
Pour revenir au livre d’Olivier Faure, il faut souligner la qualité de cette vaste synthèse qui réussit le pari d’une histoire de l’homéopathie, de sa genèse jusqu’à ses développements les plus récents, en se dégageant des affrontements d’écoles (mais en les éclairant) et en contribuant à l’analyse d’une doctrine qui « prospère aujourd’hui dans le monde entier » (p. 7).