Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

119-120
François Gaudin, Maurice Lachâtre, éditeur socialiste (1814-1900), Limoges, Lambert-Lucas, 2014, 470 p.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Cordillot, Michel

N’eût été son rôle dans la publication en français du Capital de Marx, Maurice Lachâtre serait sans doute tombé au nombre des grands oubliés de l’Histoire. Et pourtant, quelle vie étonnante que la sienne ! Professeur en sciences du langage et docteur en histoire, Christian Gaudin s’est pris de passion pour ce personnage romanesque et n’a eu de cesse, depuis la thèse qu’il lui a consacrée en 2004, de nous la faire partager.
Qui était donc vraiment Maurice Lachâtre, né Maurice de la Châtre et baron de son état ? Influencé par le saint-simonisme puis par le fouriérisme, démoc-soc quarante-huitard, puis socialiste, communard et finalement sympathisant libertaire, il côtoya et travailla en confiance avec nombre de militants et de penseurs sociaux de son temps, parmi lesquels Proudhon, Marx, Blanqui, Louis Blanc, Félix Pyat, ou encore Eugène Sue. Tout au long de sa vie, il déploya une activité d’éditeur hors du commun, publiant Louis Blanc, Zoé Gatti de Gamond, Alexandre Dumas, Louis-Napoléon Bonaparte (alors dans l’opposition), Eugène Sue et beaucoup d’autres encore. Journaliste et historien, il fut lui-même l’auteur de divers ouvrages d’inspiration socialiste, et d’une monumentale et très anticléricale Histoire des papes et des rois. Il fut ami d’Allan Kardec et lui-même spirite convaincu, et ses publications firent l’objet du dernier autodafé organisé à Barcelone en 1861, ville où il s’était réfugié durant son premier exil. Et, on l’a dit, il assura dans des conditions difficiles la publication du livre premier du Capital de Marx au lendemain de la Commune, alors qu’il avait été à nouveau forcé de fuir Paris après avoir échappé de peu à une exécution sommaire (son employé fut fusillé à sa place). Militant du livre soucieux de mettre la connaissance à la portée du peuple, il inventa des formes nouvelles de diffusion qui permirent à son entreprise de perdurer dans le temps.
Mais sa grande œuvre fut celle d’un lexicographe ayant à son palmarès la publication de cinq dictionnaires encyclopédiques rédigés avec des équipes de collaborateurs souvent marqués à l’extrême gauche. Cas pratiquement unique, son Dictionnaire universel, paru en livraisons sous l’empire autoritaire de 1852 et 1856, lui valut en 1858 une lourde condamnation à 6 000 francs d’amende et cinq ans de prison, assortie de la saisie et destruction de l’ouvrage. Mais il est vrai qu’il suffit de le feuilleter pour s’apercevoir qu’il s’agissait d’une véritable « machine de guerre sociale » revendiquant de façon insolente les valeurs quarante-huitardes et ne faisant pas mystère de son refus d’une société autoritaire, bourgeoise et cléricale.
Ceux qui s’intéressent plus particulièrement au mouvement sociétaire y apprendront encore comment Lachâtre fut durablement influencé par les idées fouriéristes, auxquelles il fit une large place dans ses dictionnaires successifs et dont l’influence est apparente dans son œuvre d’expérimentateur social, que ce soit sur ses terres d’Arbanats – avec la fondation d’une commune modèle qui reste mal connue, mais emprunte certains de ses aspects au phalanstère en même temps qu’à la banque du peuple de Proudhon –, ou encore dans ses réflexions sur l’habitat social (partiellement concrétisées en 1873 avec la construction à Paris de la cité des Immeubles industriels sous la direction d’Émile Lemesnil).
Enrichie grâce à la consultation de riches archives inédites conservées par divers descendants de Lachâtre, cette biographie extrêmement érudite de François Gaudin constitue un ouvrage de référence sur la vie d’un éditeur au parcours et à la longévité hors norme et une approche originale de la vie des milieux intellectuels progressistes dans la France du XIXe siècle.