Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

120-123
Jean-Yves Guengant, Pour un nouveau monde. Les utopistes bretons au XIXe siècle, Rennes, éditions Apogée, 2015, 270 p.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Desmars, Bernard

Jean-Yves Guengant est bien connu des lecteurs des Cahiers Charles Fourier, dans lesquels il a publié plusieurs articles ; il est aussi l’auteur de nombreuses notices de militants et sympathisants finistériens pour le Dictionnaire biographique du fouriérisme. Son dernier livre, après des études consacrées à la franc-maçonnerie, puis à l’école publique à Brest , porte sur les Bretons – en réalité surtout les Finistériens – qui ont cherché « un nouveau monde » au XIXe siècle. L’ouvrage est foisonnant, à la fois dans son contenu et dans son organisation. Le sous-titre annonce une étude sur « les utopistes », c’est-à-dire ceux qui « rêvent de sociétés nouvelles » et qui « veulent créer un monde plus fraternel, à partir d’entreprises agricoles ou industrielles collectives » (introduction, p. 5). Mais le livre va bien au-delà de ces projets de nouvelle organisation sociale : le premier chapitre porte successivement sur les souscripteurs bretons du « Champ d’asile » – une colonie fondée au Texas en 1818-1819 par d’anciens officiers de Napoléon Ier – et sur les manifestations anticléricales qui se déroulent à Brest en 1819 à l’occasion d’une mission dirigée par des Jésuites. Le deuxième chapitre commence par l’arrivée à Brest de trois hommes condamnés en Martinique pour y avoir dénoncé les inégalités entre Blancs et « gens de couleur » et par les manifestations de sympathie dont ils bénéficient lors de leur passage dans le Finistère ; il se poursuit avec le récit des actions menées par des Brestois qui contestent l’ordre monarchique et clérical de la Restauration. S’agit-il vraiment d’utopistes ? De même, à la fin du livre, plusieurs pages sont consacrées à Disdéri, qui séjourne pendant plusieurs années à Brest. Certes, il ouvre le premier atelier photographique de la ville et il est très actif parmi les démocrates-socialistes locaux. Faut-il pour autant en faire un « utopiste » ?
Cependant, l’essentiel du livre concerne les militants et les sympathisants des mouvements saint-simonien et fouriériste (les cabetistes ne sont pas étudiés ; probablement sont-ils peu nombreux dans la Bretagne occidentale ). Jean-Yves Guengant décrit leur activité dans le Finistère, mais aussi hors de Bretagne puisqu’il les suit tout au long de leur existence. Plusieurs personnages sont ainsi particulièrement étudiés : Charles Pellarin, chirurgien de marine, qui réside à la communauté saint-simonienne de Ménilmontant de juin à août 1832 avant de rejoindre l’École sociétaire dont il est l’un des plus éminents membres, des années 1840 jusqu’à son décès en 1883 ; Louis Rousseau, qui accueille avec sympathie les saint-simoniens, qui se rapproche ensuite des fouriéristes et pense à transformer son domaine de Keremma en « entreprise agricole et manufacturière » avant de se tourner vers le catholicisme social ; Paul de Flotte, officier de marine élu président du groupe phalanstérien de Brest en 1844, emprisonné à la suite de l’insurrection parisienne de juin 1848, député de la Seine en 1850-1851, mort en combattant pour l’Unité italienne au sein des troupes de Garibaldi ; Édouard de Pompéry, qui, avec ses frères, s’intéresse au développement agricole de la Bretagne, mais qui mène à Paris une carrière d’écrivain, avec des ouvrages, des articles et des conférences consacrés à « la science sociale » et à « l’association ». D’autres acteurs sont également présents dans le livre : Émile Chevé, chirurgien de marine, puis propagateur d’une nouvelle méthode d’enseignement de la musique ; Jules-Jean Feillet et Eugène Béléguic, officiers de marine, le second étant également un des pionniers de l’aviation ; l’écrivain Émile Souvestre ; Joseph Pouliquen, juge de paix à Plouzévédé (Finistère) et l’un des principaux animateurs du Ménage sociétaire de Condé-sur-Vesgre fondé en 1850 et consolidé en 1860 par l’achat du domaine. Certains de ces personnages se croisent et s’entrecroisent tout au long du livre, ce qui donne parfois lieu à des répétitions. Les informations sur la vie de Pellarin sont ainsi dispersées dans plusieurs chapitres, ce qui complique la compréhension de son itinéraire .
Il ne s’agit cependant pas pour Jean-Yves Guengant de faire une galerie de portraits, de juxtaposer des itinéraires biographiques. L’auteur part à la recherche des « réseaux » (le mot, très souvent employé, n’est cependant guère défini ; une commune appartenance à une association, des relations épistolaires ou une proximité géographique semblent parfois suffire pour utiliser ce concept), des alliances familiales, des relations amicales ou professionnelles, des adhésions à une même société savante ou des collaborations à un même journal. L’auteur utilise de façon très probante les sources généalogiques pour identifier des liens de parenté que les patronymes ne permettent pas de soupçonner. Sa connaissance de la société finistérienne du XIXe siècle lui permet de contextualiser les activités saint-simoniennes et fouriéristes. Il présente les lieux et les réunions fréquentés par quelques-uns des saint-simoniens et des fouriéristes : l’École de santé navale, la loge maçonnique des Élus de Sully, la Société d’émulation, les soirées de Pontanézen … Il montre aussi l’activité des disciples de Saint-Simon et de Fourier : la mission de Charton et de Rigaud à Brest à l’automne 1831, les efforts de Talabot pour faire de nouvelles recrues dans le Finistère en 1832, l’organisation du groupe phalanstérien à Brest en 1844, la diffusion des livres fouriéristes grâce à la librairie Cuzent, la célébration de l’anniversaire de Fourier par un banquet, chaque 7 avril…
Le livre de Jean-Yves Guengant apporte donc de nombreuses informations sur les saint-simoniens et sur les fouriéristes du Finistère. Il souligne la pertinence d’une approche géographique pour comprendre la diffusion des idées socialistes dans la première moitié du siècle, qu’elle s’effectue à l’échelle locale, par exemple à Semur-en-Auxois , à l’échelle régionale, avec l’Alsace , ou à l’échelle départementale comme c’est le cas dans l’ouvrage analysé. Ainsi peut-on replacer l’activité des « utopistes » dans leur environnement social et observer leur insertion dans la cité.
Les fouriéristes finistériens participent aux initiatives philanthropiques, aux activités des comices agricoles ou encore aux réflexions des sociétés savantes (la Société d’émulation de Brest) et d’associations ayant pour objectif la modernisation de la région (l’Association bretonne) et de son agriculture (les comices agricoles) ; certains y jouent d’ailleurs un rôle éminent, comme Allanic qui préside pendant quelques années la Société d’émulation, dont le bureau comprend plusieurs de ses condisciples. Plusieurs siègent dans des conseils municipaux. Quels que soient les lieux où ils agissent, leurs interventions s’orientent dans trois directions : la lutte contre la pauvreté (les sociétés de secours mutuels, les établissements d’assistance, les boulangeries sociétaires) ; l’éducation (les crèches, les salles d’asiles – ou écoles maternelles -, les cours pour adultes, les institutions pour enfants abandonnés) ; le progrès agricole (emploi de nouvelles techniques).
Paradoxalement, l’implantation des théories associationnistes peut être facilitée – c’est une piste de réflexion que suggère la lecture du livre de Jean-Yves Guengant – par l’existence de structures sociales traditionnelles, caractérisées par des habitudes d’entraide pour les travaux agricoles (p. 175). Encore faut-il rappeler que les forces phalanstériennes les plus nombreuses vivent à Brest et exercent les professions de professeur, journaliste, libraire, architecte, officier de marine, etc.
Enfin, dès les années 1830 et encore davantage dans la décennie suivante, certains des fouriéristes les plus actifs dans le Finistère quittent leur région natale. Quelques-uns rejoignent des expériences phalanstériennes, à Cîteaux (Côte-d’Or), au Sig (Algérie) et à Condé-sur-Vesgre. Pour d’autres, leurs ambitions littéraires, leurs engagements politiques ou les nécessités professionnelles les incitent à rejoindre Paris. Ces départs affaiblissent peu à peu le fouriérisme finistérien. Le coup d’État du 2 décembre 1851 et la mise en place du régime impérial aggravent la dispersion des militants et empêchent désormais toute propagande. Les derniers militants phalanstériens brestois sont désormais isolés dans leur ville.
« Les utopistes ont disparu sans héritiers directs », note Jean-Yves Guengant (p. 250). Cependant – l’auteur l’a amplement montré tout au long du livre – ils ont contribué au développement agricole, éducatif et d’assistance de leur région, même si leurs efforts n’ont pas toujours été récompensés et s’ils sont parfois entrés en conflit ou en concurrence avec d’autres forces, comme l’Église catholique, très influente dans les campagnes bretonnes