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Loïc Rignol, Les hiéroglyphes de la nature, Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle. Dijon, Les presses du réel, 2014.
Article mis en ligne le 1er février 2016

par Ucciani, Louis

La somme que nous livre Loïc Rignol est un ouvrage en bien des points remarquable. Il y a tout d’abord son ampleur (1150 pages), il y a ensuite la forme ou le style qui apparaît de prime abord comme un multiplicateur, comme un amplificateur. L’ensemble se donne comme un édifice compact que l’architecture dévoilée par la table des matières n’arrive pas à alléger. C’est ce point premier de la compacité qui, me semble-t-il, fait tout d’abord signe. Un livre avec ses exigences tournées vers un tout dire à l’époque du light généralisé qui impose la logique de la formule. L’entreprise est encyclopédique et trace méticuleusement les moments de l’émergence de ce que l’on peut nommer l’utopie socialiste. Le lecteur est amené à suivre la genèse issue de la Révolution de ce qui s’impose comme à la fois la pensée dominante actuelle et le fondement de sa possible subversion. En même temps que l’on voit comment naissent les dogmes sociaux et comment ils se convertissent en vérités politiques, nous sont livrées les discussions anticipant les dévoiements possibles. Et lire ce livre de là où tous les dévoiements ont atteint leur réalité lui confère un statut particulier. Confrontés que nous sommes aux racines, c’est bien une histoire qui nous est livrée, plus précisément une généalogie de la science sociale. Elle nous apparaît à travers les discussions et confrontations qui, à partir des débats nés de la condition concrète de l’humain, conduit à une concrétisation de l’utopie. Mais par delà tout cela s’esquisse la trame de ce qui en fait l’apport essentiel au saisissement philosophique : la possibilité du radicalisme. En effet, si notre époque brandit le mot et l’idée d’utopie, comme un étendard signe d’appartenance au groupe des bien pensants, ce n’est qu’une forme vide, qui ne trouve sens que dans un romantisme de posture. Le travail de Loïc Rignol nous aide à redéfinir la notion même de radicalité. En nous plaçant au cœur des débats qui ont présidé aux choix historiques, il nous permet de déceler les racines dans l’enchevêtrement des thèses mises en discussion. Ainsi saisie, la radicalité tout comme l’utopie n’est pas une attitude projetée vers le futur, mais une nécessaire présence au présent, au temps de la discussion et de l’élaboration. C’est ainsi que l’on voit par exemple se développer la question du savoir, de son expression et de sa mise en situation, autour de la condition ouvrière. Très rapidement, alors qu’apparaît la nécessité de la maîtrise de la langue, se fait jour le débat de son origine. Faut-il dire la condition ouvrière avec les mots du maître ? Ou bien faut-il s’engager dans une novlangue ? S’il est indispensable « contre le savoir extérieur, [d’]édifier un savoir propre, interne de l’ouvrier » (p. 198), cette élaboration suscite de nombreuses et complexes discussions – celle où par exemple Enfantin s’oppose à Proudhon (p. 199). Le savoir né et élaboré dans et par la classe bourgeoise peut-il parler, dire et défendre la classe ouvrière ? Contre Flora Tristan qui envisage bien qu’il faille parler aux ouvriers et pas simplement parler d’eux, mais jamais qu’il faille leur laisser la parole : « Ils doivent se taire pour recevoir, docilement, une vérité leur venant d’en haut et d’ailleurs, pour leur plus grand bonheur » (p. 200). Contre cette vision socialiste qui vise à éduquer le peuple pour mieux le conduire vers ses propres intérêts, Loïc Rignol dessine cette constellation du langage : « Parler des, parler aux, parler pour, parfois parler avec les prolétaires, mais ne jamais les laisser parler. » (p. 201) Le débat montre comment la classe ouvrière résiste à la dépossession de sa parole « au profit de ceux qui se croient investis du droit de décider à sa place de son destin. » (p. 201) Dans cette condamnation les ouvriers associés aux « phalanstériens, saint-simoniens, buchéziens, cabétistes […] ont appris la syntaxe de leur discours chez les maîtres dont ils perpétuent souvent l’enseignement, […] prennent la parole pour porter celle des autres. » (p. 202) Voilà qui les discréditerait et leur interdirait à représenter la classe ouvrière dont ils sont cependant issus. C’est sur ce constat que l’on voit émerger un discours prolétarien qui se fonderait sur le nouveau cogito énoncé par Charles Noiret, simple ouvrier tisserand : Je souffre donc je pense (p. 202). Dès 183O, apparaissent des journaux prolétariens : « Les ouvriers créent leurs propres journaux pour dire eux-mêmes, la réalité de leur situation. (p. 202) » Ils ont nom Le Peuple, L’Echo de la fabrique, La Ruche populaire, l’Atelier etc. En même temps ce sont les dénominations mêmes de prolétaires et de prolétariat qui sont mises à la question, toujours dans cette méfiance vis-à-vis de leur origine ; qui nomme qui ? La situation, celle des origines de ce qui deviendra science sociale, mais aussi celle, plus tard, de la gestion de la parole du peuple par les partis, apparaît comme un vaste forum de discussions où sont anticipés les aboutissements que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre. La richesse du livre de Rignol avec son aspect quasi-encyclopédique, c’est qu’en nous livrant les minutes de l’éclosion de ce monde qui nous porte, il nous livre les clés de sa subversion. Qu’il permette de redéfinir la radicalité réside précisément dans le parcours des racines que toute radicalité se doit de faire. En ce sens il ne peut y avoir de pensée et d’action radicale sans l’effort de lecture des origines. C’est elle qu’opère Rignol. On en peut tirer, comme lecteur, la leçon suivante : il y aurait un renversement de l’axe des temporalités, où l’illusion de « l’action directe », comme inscription dans la présence immédiate s’avère une illusion. Une action sans retour préalable et éclairé sur sa généalogie ne conduit qu’à une fausse présence. La présence ne peut être conçue que comme une profondeur. C’est celle-ci que l’historien apporte à la compréhension philosophique.
La question de la radicalité trouve son second socle dans la reprise de la critique de l’utopie par Fourier. Et cela renvoie là encore à l’intégration de la logique de la présence. Fourier argumente : « L’utopie n’est pas ce qui doit advenir, dans un futur incertain, ou ce qui a existé dans un âge d’or perdu pour toujours. Mais bien ce qui existe pour le plus grand malheur de l’humanité. L’utopie n’est pas à atteindre, mais à quitter. » (p. 273) Le retournement paradoxal que pose Fourier conduit à une reformulation de la subversion. L’utopie réside dans le clinamen opéré par la société d‘avec la Nature : « là est son utopie, là est son malheur » nous dit Loïc Rignol, qui poursuit : « Il importe de faire un pas dans le sens contraire pour rentrer dans le cercle des lois universelles […] Il est temps de s’écarter de l’écart, de subvertir la subversion pour retrouver l’ordre immuable. » (Ibid.) Ici aussi donc s’exerce une même stratégie d’inversion de l’écoulement pour retrouver un flux autre. Que l’on soit dans la perspective de la critique ou dans celle de l’élaboration, les temporalités évidentes tournées vers le futur ou vers la présence apparaissent comme les obstacles à toute progression possible et cèdent devant l’analyse de la logique diachronique du mouvement qui les porte. En ce sens le texte de Rignol devient le socle possible du repérage des glissements qui ont conduit jusqu’au réel observable. Dans cette construction, le repérage historique qu’opère Rignol devient l’outil dont peut se saisir le philosophe. Les Hiéroglyphes de la nature deviennent ces points d’accroche où la philosophie peut se soutenir de ce que le réel concrétise. Ou, sous un autre angle, le monde de la production qui façonne le destin du monde social apparaît comme un hiéroglyphe, où la quête du sens trouvera ses expérimentations. (p. 233) C’est dans ce va-et-vient que l’on peut envisager ce livre comme le support possible à une « nouvelle » rencontre de la philosophie et de l’histoire, dans la double perspective d’une métaphysique de l’histoire et d’une généalogie du mouvement social.