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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

57-68
François Santerre et les siens
Une famille fouriériste au Texas
Article mis en ligne le décembre 1991
dernière modification le 22 avril 2007

par Verlet, Bruno

On sait que Considerant fonda au Texas en 1855 une colonie nommée Réunion, qui tourna rapidement au fiasco. Il n’y a pas place ici pour revenir sur les causes de ce projet ni de son échec.

Rappelons seulement que 300 fouriéristes européens s’embarquèrent en deux vagues, chacune de 150 migrants environ, l’une pendant l’hiver 1854-55, l’autre l’hiver suivant. La moitié d’entre eux regagna l’Europe à partir de 1857. L’autre moitié resta sur place, s’installant pour la plupart dans le village voisin de Dallas, qui ne comptait lui-même à l’époque qu’un nombre identique de 300 habitants.

Une seule famille s’enracina durablement sur le site de l’ancienne colonie (à 5 km à l’ouest de Dallas) et vécut intégralement de la terre pendant trois-quarts de siècle, la famille Santerre. D’où l’intérêt de suivre son parcours, d’autant que François Santerre (1809-1889) était un contemporain de Considerant (1808-1893). Nous insisterons sur trois points de son itinéraire au Texas.

Un fouriériste paysan

Alors que la majeure partie des fouriéristes de première et de seconde génération fut d’origine bourgeoise, petite bourgeoisie en général (bien souvent provinciale), le cas de François Santerre détonne, car il est de souche prolétaire et rurale : « En France j’ai travaillé pendant plus de trente ans dans les fermes comme journalier, batteur en grange, semeur et faucheur, et j’ai été soldat par dessus le marché. » écrit-il dans une lettre adressée aux socialistes de New York [1].

Avant de se décider à 45 ans révolus au grand départ pour l’Amérique, il a donc vécu dans le cadre étroit d’un petit village du Blésois, Maves, aux confins de la Beauce. Une vie aux champs coupée par son temps de conscription, pendant lequel il servit notamment en Belgique pour le siège d’Anvers (1832). De retour dans son hameau dominé par un châtelain réactionnaire, ses idées républicaines et laïques - qui le firent par exemple pratiquer l’union libre jusqu’après la naissance de son premier enfant - ne pouvaient que lui conférer l’image d’une tête chaude sinon brûlée : « Je me suis toujours moqué de l’opinion publique et je n’ai jamais voulu faire comme tout le monde » déclare-t-il dans la même lettre. Comment devint-il fouriériste militant ? Peut-être au contact de Cantagrel, élu en 1848 député du Loir-et-Cher, et qui sera le premier directeur de Réunion. Quand il décide de rejoindre avec sa famille la colonie naissante lors de la deuxième campagne d’émigration, il est déjà assez connu de l’équipe centrale pour que l’un des dirigeants du mouvement restés en France (qui n’est autre que Jean-Baptiste Godin, le fondateur du familistère de Guise) prenne la peine de venir s’entretenir avec lui dans sa ferme sur les risques de l’aventure. Il partira néanmoins avec ses six enfants pour se voir bientôt requis, à peine débarqué près de Houston au printemps 1856, de reprendre le bateau pour l’Europe, et ce sur les instances de Considerant qui, inquiet du tour pris par la situation à Dallas, cherche à couper l’immigration. Santerre refuse tout net, comme le rapporte l’un des chroniqueurs de l’expérience, alors sur le site de Réunion, le docteur Savardan :

« J’ai loué mes terres et vendu mon mobilier. Au moment de mon départ pour le Havre, j’ai reçu de la gérance, au nom de M. Considerant, une invitation de rester ; mais il était déjà trop tard : un cultivateur ne peut pas après les dispositions que je venais de prendre, se soumettre à de pareils changements d’idée, et je suis parti.

« Il est encore bien plus tard aujourd’hui, puisque je suis en Amérique... Que M. Considerant se tranquillise et qu’il remplisse aussi exactement que moi ses obligations, et il verra si je suis en peine de nourrir et d’élever mes enfants et de créer ma part de plus-value à ses terres... » [2]

Il fut un des seuls à savoir le faire. Entre autre sources d’incompétence et de gâchis qui accablèrent le chantier de Réunion, les cultivateurs maîtres de leur technique - et capables de la transposer en milieu aride - pouvaient se compter sur les doigts des deux mains, voire d’une seule. A Réunion comme ailleurs, il aurait fallu prendre garde à cette tendance répandue chez les fouriéristes à se croire polyvalents, jusqu’à ce que la nécessité les place au pied du mur et qu’on découvre alors à quoi s’en tenir sur eux. Il est fatal que la désillusion s’avère lourde de conséquence à 8.000 kilomètres de ses bases.

Quand l’opération fut officiellement suspendue en 1857 et qu’un relais fut offert aux initiatives individuelles pour se substituer à l’action collective défaillante, après notamment l’abandon de poste de Considerant fuyant à San Antonio sans prévenir ses compagnons, François Santerre figura parmi les rares à relever le défi et à poursuivre l’opération sur place. Il n’avait guère d’autre choix, n’ayant ni l’argent pour se déplacer avec les siens, ni l’envie de réapparaître vaincu en Europe. Il montre alors beaucoup d’ingéniosité sur deux plans, sur celui des terres et sur celui du travail.

Pour ce qui est des terres, il se contente d’abord d’utiliser les lots vacants du domaine important acquis par la Société de colonisation européo-américaine au Texas, une raison sociale bien pompeuse pour une affaire qui réalisa si peu, sauf engloutir en achats fonciers hâtifs le million de francs collecté auprès des sympathisants de l’Ancien Monde trop confiants dans les aptitudes de Considerant à faire prospérer leur épargne dans le Nouveau. 25.000 hectares furent ainsi acquis, dont la majeur partie loin de Réunion ne connut même pas un début d’exploitation. Manquant de tout capital initial, à force d’âpreté et de patience, Santerre va au contraire en trente ans d’effort se constituer une ferme de 200 acres (soit 75 hectares ; 1 acre = 0,4 ha). De taille moyenne donc, mais bien gérée et surtout acquise à très bon compte. Car il négocie des parcelles en paiement différé auprès d’actionnaires de la Société qui ont récupéré sous forme de terres une partie de leur mise mais ne sont pas en mesure de les exploiter eux-mêmes. Il cherche à obtenir d’eux mieux qu’un fermage, car il veut la cession préalable des lots et les régler en plusieurs fois sur le produit de son faire-valoir. Comme ses interlocuteurs habitent en France, il obtient le plus souvent gain de cause. Il résume son mode de production dans la lettre déjà citée, au moment où il ne possède guère encore que la moitié (40 hectares) des terres qu’il exploitera plus tard :

« Nous faisons 100 acres de culture, 30 acres de blé, autant d’avoine ; le reste en maïs, sorgho, coton et jardinage. Nous élevons chevaux, bêtes à corne et moutons. Nous ne prenons pas de main-d’œuvre étrangère pour faire notre travail. »

En ce qui concerne celui-ci, Santerre s’organise sur une base strictement familiale, en équipe avec ses fils. Au début, il leur confie un troupeau récupéré de l’ancienne colonie. Puis il les met à travailler la terre avec lui, les plus jeunes continuant à garder les bêtes sur le plateau. Ses garçons se livrent aussi à des tâches marginales susceptibles de rapporter un peu d’argent frais : vente aux habitants de Dallas de bois coupé, de lapins attrapés au collet, de poissons pris à la nasse dans le cours de la Trinité (la rivière qui passe à Dallas), de gros gibier abattu au fusil et livré aux auberges. L’ensemble tenant lieu d’école de la vie plus que de formation livresque : « Tous mènent la charrue et usent plus de livres de poudre et de plomb qu’ils ne font de prières ; pour la chasse, ce sont de véritables Bas-de-cuir. » Leur père de son côté répugne à solder son dû comptant, préférant un troc en nature. C’est ainsi que, pour le loyer qu’il doit à la Société de colonisation, il envoie successivement fin 1860 100 puis 130 livres de farine et 5 gallons de mélasse, puis, en 1867, 80, 100, et enfin 91 livres de farine et un solde en viande, soit sept livraisons fractionnées pour une dette de $20 ! Inversement, quand il vend à l’armée confédérée 40 moutons en avril 1865, il tient à être réglé comptant à $10 l’unité, soit une rentrée de $400 en argent liquide [3].

Il fallait cette âpreté tenace pour tenir sur la frontière. Notre homme s’aguerrit en conséquence pour sauver les siens : ces bouches à nourrir qui lui causent d’abord tant de soucis, il les transforme bientôt, si l’on peut dire, en main-d’œuvre associée. Il réalise ainsi une sorte de mini-phalanstère autarcique, là où Considerant échoue dans ses projets grandioses et mal agencés. Le cas Santerre forme la contre-épreuve démontrant que l’expérience fouriériste au Texas n’était pas condamnée d’avance. Rien n’avait un caractère fatal dans la mésaventure agricole de Réunion, puisqu’avec un peu plus de méthode et de sens pratique - Santerre le prouve par les faits - un groupe mieux organisé pouvait réussir à s’implanter durablement au Texas et y vivre des produits du sol. Ce n’est pas la guerre de Sécession qui a tué l’entreprise communautaire, elle était morte avant ; c’est l’inaptitude de ses membres, certains d’entre eux tout au moins, et surtout l’incurie de celui qui prétendait marcher en tête, Considerant : « La campagne va s’ouvrir sous ma direction. Ma fonction et ma responsabilité sont celles d’un chef... Ma position naturelle en Amérique, par rapport à la Société, est celle d’un général chargé de la direction d’une opération lointaine [4]. »

Un fondateur nostalgique

François Santerre parvient donc assez vite à asseoir la situation économique de sa famille sur des bases durables. Socialement néanmoins, il restera toujours à l’écart sur son piton rocheux, rétif à toute assimilation, ne se faisant jamais vraiment à la vie américaine. A six reprises, il retourne pour des voyages d’un à deux mois en Europe en morte saison agricole et y aurait sans doute pris sa retraite - comme d’autres colons de Réunion fixés à Dallas - si ses enfants ne s’étaient pas tous établis sur place.

Dès 1859, il repart en France une première fois avec sa fille Césarine, de même qu’il y emmène sa deuxième fille Lucie en 1869 ; il est probable qu’il aurait préféré les voir éduquées et mariées là-bas plutôt qu’au Texas. Sur l’état d’esprit de Santerre, colon au fond déçu par la vie dans l’Ouest, il reste un témoignage éclairant, une série de lettres envoyées par un ancien notaire de Saint-Léonard près de Marchenoir, Auguste Houdin, en réponse à des lettres de Santerre aujourd’hui perdues. Ce Houdin, sympathisant fouriériste et actionnaire malheureux de la Société de colonisation, sert longtemps d’homme d’affaires en France à notre Texan d’adoption, de confident aussi et un peu de conseiller familial. Voici quelques extraits de cette conversation à une seule voix dans le Loir-et-Cher, dans laquelle nous percevons indirectement le trouble de Santerre par les réponses qui lui sont faites [5].

« Je crois toujours que votre retour en France ne peut être avantageux à votre famille. Je ne suis pas seul de cet avis. Plusieurs personnes d’expé-rience à qui j’en ai parlé croient que pour l’avenir de vos enfants, il vaudrait bien mieux rester aux Etats-Unis, sauf à changer votre résidence du Texas, si elle vous est devenue insupportable, contre une résidence où vous retrouveriez des relations sociales qui vous manquent. Par rapport à l’avenir de vos enfants vous ne sauriez prendre un plus mauvais parti et, si vous éprouvez le besoin absolu de vivre en compagnie de Français, vous pourriez en trouver beaucoup dans d’autres parties du Texas. Et surtout dans la Louisiane où beaucoup se sont fixés, les uns anciennement, les autres plus récemment. Il paraît que, depuis quelque temps, un courant très marqué d’émigration s’opère entre Bordeaux et La Nouvelle-Orléans.

« Je crois que vous jugez trop défavorablement, d’après les échantillons viciés avec lesquels vous êtes en contact, la race américaine qui a produit les Washington, les Franklin, etc. Il n’est pas étonnant qu’après les malheurs récents de la guerre civile, l’ordre et la police n’aient pas immédiatement raison de tous les vauriens et les brigands que de pareilles circonstances suscitent en tout pays, témoins ceux qui ont infesté la France à la suite de la Révolution et particulièrement nos pays. Mais quant à la cupidité, à la déloyauté commerciale, à l’hypocrisie que vous leur reprochez, il est impossible, cher Mr Santerre, je le dis avec une profonde douleur, qu’elles surpassent celles qui déshonorent de plus en plus nos compatriotes. »

Suit dans la même lettre un développement en termes voilés sur les contraintes que vit la France sous un Second Empire encore autoritaire ; puis Houdin revient sur les réticences américaines de Santerre :

« Quoique vous disiez que la constitution des Etats-Unis n’existe que sur le papier, je ne suis point de votre avis. La liberté est comme la santé, il faut en être privé pour en connaître le prix. Je mets au premier rang la liberté religieuse et la séparation de l’Eglise et de l’Etat... Vous reprochez aux Américains de professer un nombre infini de religions et de ne croire à aucune ; mais du moins la liberté de réunion et de discussion n’est point en question, de là naîtra la vérité. »

Autre lettre d’août 1868 :

« Vous avez toujours l’intention de revenir en France mais aussi sans y ramener vos enfants aînés : vous avez bien remarqué que je n’avais point compris dans ce sens vos premières lettres. Bien qu’il soit pénible de vivre en dehors de sa patrie, il y a des circonstances où il faut bien s’y résigner et je crois toujours qu’il leur sera plus avantageux de rester par là ; je continue d’avoir plus de foi dans l’avenir des Etats-Unis que dans celui de l’Europe. Je regrette seulement pour votre famille que les malheureuses circonstances aient voulu que votre résidence ait été fixée dans un des Etats les moins avancés en progrès de tout ordre et dans des temps si pénibles à traverser. »

Le Sud se remet lentement à cette date des suites de la guerre de Sécession. Au tour de Houdin de se montrer peu optimiste cinq ans plus tard sur les débuts de la Troisième République en France :

« Je ne vous parle point politique : quoique vous vous montriez toujours bien peu enthousiaste au sujet de l’Amérique, j’en trouve cependant les institutions bien préférables, je ne dirai pas aux nôtres, puisque nous n’en avons pas, mais à notre situation dont vous trouverez l’exposé dans vos journaux et qui inquiètent tous les esprits libéraux [6]. »

Autre trait montrant combien il est difficile à Santerre de se détacher du passé, du moule de la culture française : son pli de lecteur invétéré. Ce paysan perdu au seuil du désert, dans un cadre de vie des plus frustes, a besoin de livres. De même qu’il lui faut, dans les pires conditions d’inconfort au début, retrouver de temps à autre l’air de l’Europe, il ne manque pas d’en rapporter à chaque fois des livres qui s’ajoutent à ceux qu’il avait dans ses bagages en immigrant. Sa famille a légué en 1935 sa bibliothèque française à la Dallas Historical Society, et la liste en figure en annexe du livre de son fils George [7] : sur quelque 200 volumes, la moitié sont parus après 1856, date de son premier passage en Amérique.

La déchirure intime de François Santerre, comme de beaucoup d’émigrés, tient à ce qu’il ne parvient pas à choisir entre deux pays. D’un côté il jette les bases d’une fondation réussie au Texas pour lui et les siens ; d’un autre il ne peut détacher son esprit ni son avenir de la France. Est bien révélateur de cette attitude le fait qu’il s’attache à placer en France les économies qu’il réalise peu à peu au Texas. Paradoxe qui n’échappe pas à Houdin (lettre de février 1869) :

« Je me demande pourquoi, puisque vos enfants (si je comprends bien) paraissent disposés à rester établis à Réunion, vous n’employez pas (au moins en majeure partie) vos ressources pécuniaires en acquisition de ces terres dont vous constatez le bon marché. Je regarde comme presque certain que les Etats de l’Union, étant maintenant délivrés de la question de l’esclavage, vont suivre une voie de plus en plus progressive, et que le peuplement se fera plus rapidement que par le passé et que les terres que vous achèteriez, quand même vous n’auriez pas pour le moment les moyens de les cultiver et exploiter, deviendraient par le seul fait de leur plus-value ultérieure, un moyen d’accroissement de votre patrimoine plus efficace qu’une acquisition de terres dans nos contrées [8]. »

François n’a cure de ce conseil et après avoir envoyé 1000 francs pour placement à l’ancien notaire, il lui fait parvenir les deux années suivantes plus de 5000 francs. Son dernier relevé de compte chez Houdin début 1870 avant la guerre franco-allemande se présente ainsi :

-Achat de 2 pièces de terre : 1050
 Un prêt à intérêt : 500
 Dépôt à la banque Michault, Orléans, pour emploi : 430
 Total : 5850 francs

Dans sa première lettre après les hostilités, qui ont été rudes sur les bords de la Loire avec l’épisode de l’armée Chanzy, Houdin écrit à Santerre (juin 1871) :

« J’ai été fort inquiet au sujet de la maison de banque où nous avons tous les deux des fonds, vu qu’Orléans a été plusieurs fois en danger d’être bombardé et pillé. »

Houdin, vieillissant, va alors se livrer à une des occupations favorites de la bourgeoisie dans les campagnes françaises au 19e siècle, le prêt aux particuliers, lequel se pratiquait sur gage hypothécaire. Mais imprudemment, il va effectuer deux opérations sans garantie, donc de vrais découverts, l’un avec son propre neveu « dont la solvabilité et la moralité vous offrent d’ailleurs toute garantie » (dixit l’oncle) ; l’autre avec le frère de Mme Santerre. Au début, tout se présente pour le mieux, puis le paiement des intérêts se fait attendre et Houdin les capitalise avec le principal. En 1876, la balance en capitaux de Santerre chez Houdin paraît favorable sur ce chapitre :

-Prêt à Fauconnet : 4200
 Prêt à Launay : 2500
 Total : 6700 francs

Ensuite, tout bascule. Les débiteurs font soudain défaut, et Santerre, mal placé pour les poursuivre à 8000 kilomètres de distance, tempête, mais encaisse le coup. Non sans en vouloir à Houdin, dont le ton se durcit et les lettres s’espacent. Se référant à un voyage du premier fin 1887-début 1888, le second lui écrit, peiné, une lettre (février 1888) qu’il trouve à son retour à Dallas.

« Mon jardinier Louis m’a raconté qu’il vous avait revu le matin de votre départ à votre passage à Marchenoir et que vous lui avez exprimé le regret que je vous eusse pas averti de la mauvaise position de Narcisse [Fauconnet]. Mais rappelez-vous, cher Monsieur Santerre, si j’ai servi d’écrivain pour faire les billets, ce n’est pas moi qui ait négocié ces prêts, pas plus pour Narcisse que pour Launay ; je voyais même avec une véritable contrariété la dette de Narcisse s’augmenter d’année en année ; je vous ai plusieurs fois engagé à faire de préférence ces placements en Amérique sous votre surveillance directe, je ne pouvais pas faire plus. »

Santerre se le tient pour dit. Il ne travaillera plus désormais par l’entremise de son compatriote. Mais, au lieu d’opérer en Amérique, il va continuer à placer ses fonds en France, donnant des ordres du Texas et ouvrant un compte dans une banque privée à Paris. Mal lui en prend. Si des obligations 3% de la Cie Générale Transatlantique s’avèrent un placement stable, il perdra une bonne partie des 10.000 francs qu’il envoie ainsi à Paris en achetant en 1888 des obligations à lots Panama, l’opération précisément qui fut à l’origine du scandale et de la chute de la Compagnie du Canal dont il a déjà acquis quelques titres à La Nouvelle-Orléans. Quand il envoie pour encaissement les coupons de ces derniers, il apprend sa déconfiture par une correspondance laconique [9].

« Monsieur F. Santerre, PO Box 159, à Dallas, Dallas

« Paris, 9 mars 1889

« Monsieur,

« Nous avons reçu votre lettre du 11 février et en avons retiré 7 coupons obligataires Panama que nous gardons dans votre dossier, car ainsi que vous l’avez appris sans doute, la Cie du Canal de Panama a suspendu le paiement de ses coupons.

« Agréez, Monsieur, nos civilités empressées,

« André Girod et Cie. »

Cette nouvelle perte assombrit sans doute les derniers mois de François Santerre qui meurt en décembre de la même année.

Il gaspilla de la sorte en France dans des opérations malheureuses plusieurs fois le montant de ce qu’il avait judicieusement investi en terres au Texas. On peut donc distinguer deux faces opposées à ses démarches financières : une extrême parcimonie dans l’acquisition lente, pour moins de 5000 francs-or, d’un domaine rentable au Texas ; une grande imprudence, pour ne pas dire une extrême témérité à placer trop hâtivement en France son épargne, à savoir plus de 20.000 francs-or d’excédents produits par ses terres américaines dont il perd l’essentiel, dilapidant ainsi sur l’ancien continent le surplus de sa ferme dans le nouveau.

A sa mort on divisa ses terres de Réunion entre ses enfants, en six lots. Elles furent estimées à des fins fiscales $1640 ($1 équivalait alors à 5,20 francs), mais valaient en fait plus de 20.000 francs. Après liquidation de ses intérêts en France sa famille se répartit un solde de $1050, soit 5500 francs. La plus-value de Réunion compensa ainsi ses moins-values en France, un résultat qui put surprendre outre-tombe le vieux lutteur obstiné à maintenir sa garde haute dans son pays d’adoption et à trop la baisser dans son pays d’origine. Ainsi vécut-il, tiraillé entre les deux, montrant de la résistance envers un monde et de la nostalgie envers un autre, qui n’étaient d’aucun côté ce qu’il avait espéré.

Un famille obstinée

Le vrai point fixe, le succès de François Santerre, qui le retint finalement au Texas et empêcha ce nomade dans l’âme de trop se disperser, ce fut sa famille. Nombreuse, elle tint bon sur le site de Réunion et continua au moins pour sa partie mâle à travailler la terre. Le tableau donné en annexe traduit ce double ancrage.

Ceci posé, les problèmes d’assimilation ne manquèrent pas dans la durée ; même si les enfants apparaissent plus ouverts que leur père à suivre le modèle américain, ils n’en resteront pas moins attachés à leurs racines françaises et proches des autres familles fouriéristes habitant Dallas. Les deux filles aînées ont respectivement 17 et 11 ans lorsqu’elles débarquent en Amérique ; inversement, seul le dernier garçon naît au Texas, ce qui le fait d’emblée citoyen des Etats-Unis. Le premier problème de transition à régler avec la société dans laquelle on s’insère est celui de la langue. Au foyer de François Santerre, on continue à parler français ; comme le noyau familial est large, de type patriarcal, cela concerne beaucoup de monde. Césarine, une fois mariée et n’ayant pas d’enfant, continue à parler français avec son mari Emile Rémond. On ne sait ce qu’il en fut chez les Voirin ; par contre dans le second ménage d’Ernestine - son mari Raphaël décédé, elle épouse un autre Français d’origine, mais n’ayant rien à voir avec Réunion - on parle anglais pour faciliter l’assimilation des enfants, de même que chez Gustave, le dernier fils Santerre (sous l’influence de sa femme, elle-même fille d’une mère d’origine suisse qui tenait à ce que les siens s’habituent vite à la nouvelle langue). Sur le plateau de Réunion, il n’y eut jamais d’école, même aux premiers jours de la colonie. A Dallas, le système scolaire resta longtemps primitif.

En fait d’éducation, anglaise aussi bien que française, on peut donc dire que la génération des enfants de François Santerre fut une génération sacrifiée. A titre d’exemple, voici un spécimen d’écriture de Césarine, dans une lettre qu’elle envoie à son père alors qu’il est en France pour la troisième fois, au sujet d’un de ces procès fonciers usuels dans l’Ouest des débuts :

« Dallas city, 19 septembre 1876.

« Chéri père,

« Vous êtes parti croyant avoir fini avec les troubles de court ; vous vous êtes tromper. Les héritiers Coombes ont mis en court ce qu’ils menaçait depuis si lontemps.

« Raphaël a apporter l’assignastion hier portez chez vous par le député shérif samdi. Vous n’êtes pas seul, vous avez des compagnons d’infortune...

« N’oubliez pas mes petits journaux ; mon abonement est fini : Les Bons Romans (1311), Journal de la Semaine (1491) ; si vous n’avez pas réabonner au Journal de la Semaine, remplacez le par le Journal du Dimanche ou le Passe-temps ; si le Journal de la Semaine publie le Juif errant, je ni tient pas, l’ayant déjà lu.

« Mes frères ont fini de ramasser leur maïs. Emile [Rémond, son mari] se dépêche de construire sa maison, il en est aux solives.

« Mes meilleures amitiés,

« Votre fille Césarine Santerre femme Rémond. »

On ne croirait guère se trouver en présence d’une femme de 37 ans qui a dû suivre normalement l’école en France autrefois, même si elle vit au Texas depuis vingt ans ; qui a épousé un Français et qui montre de surcroît un intérêt pour la lecture. Qu’eût été le résultat autrement... Mieux vaut ne pas songer à ce qu’aurait été la lettre si elle avait dû être écrite par un des fils Santerre.

En dehors de la langue qui constitue, au niveau oral sinon écrit, un lien toujours solide à la seconde génération, une autre attache unit les Français originaires de Réunion, le mariage entre descendants. Cette endogamie peut être vue comme une sorte de défense instinctive contre un milieu dans lequel on s’implante mal, le fait est qu’elle existe. Les six enfants Santerre mariés firent six mariages avec des enfants de colons fouriéristes. Beau tir groupé. Pour les quatre garçons, on songe à l’exemple inverse donné un siècle plus tôt par cet autre immigrant français qu’était Hector Saint John de Crèvecœur dans sa célèbre évocation de l’homme nouveau [10] : les quatre fils ont des femmes de quatre nationalités différentes, dont une seule de sang français. Dans le cas présent, c’est le contraire ; le creuset ethnique n’opère pas ; le melting pot, ce mystérieux alambic, est hors de chauffe.

Outre la langue et l’endogamie, on décèle cet héritage culturel, cette ethnicité résiduelle dans d’autres traditions. Au moins pour les deux premières générations : à partir de la troisième il y a brèche, l’assimilation fait son chemin comme le confirment d’autres études spécialisées [11]. N’en retenons qu’une marque, la plus symbolique, la sépulture commune. Les deux parents et trois de leurs enfants, dont la fille aînée avec son mari Rémond, et les deux fils Germain et Emmanuel qui s’occupèrent le plus de l’exploitation de leur père, sont enterrés dans l’ancien cimetière fouriériste de Fish Trap, le seul signe concret qui reste aujourd’hui visible de la colonie.

Par ailleurs, à la mort de Césarine en 1923, sa part des terres paternelles et celles de son mari reviennent à ses frères. On reste en circuit fermé, deux-tiers de siècle après l’immigration de 1856. Il faut le décès en quelques années (1932 à 1939) des quatre enfants Santerre survivants - Lucie, Germain, Emmanuel et Gustave - pour que des problèmes de succession se posent à leurs vingt-sept descendants de la troisième génération et que ce front foncier éclate. Toutes les terres familiales sont vendues en l’espace d’une vingtaine d’années, mais la tribu reste enracinée sur place. Comme le dit dans sa thèse universitaire de 1936, la seule descendanteencorevivantelocalement de la quatrième génération : « Au cours desquatre-vingts ans écoulésdepuis la fondation de la colonie, plus de cent-cinquante descendants de François et Marie Santerre ont vécu dans le comté de Dallas [12]. »

Un siècle après la mort de ce chef de famille, Dallas est devenue une métropole : un million d’habitants, trois avec sa banlieue au sens large jusqu’à Fort Worth. Dans le dernier annuaire téléphonique de la ville figurent toujours neuf membres du clan Santerre.

Pour conclure sur leur ancêtre, plus qu’à Considerant c’est à Lincoln - né comme lui en 1809 - qu’il peut faire penser, au moins par sa ténacité, son sens pionnier à faire face. Un solide fond paysan hérité des vallons du Kentucky pour l’un, des coteaux du Loir pour l’autre. Même enfance difficile, même besoin intérieur de dépassement.

La comparaison s’arrête là. Santerre n’a jamais fait de politique active, ni même songé pour lui à une carrière publique - contrairement à Considerant qui y a échoué - ni bien entendu à un destin national - contrairement à Lincoln qui a réussi le sien. Si Santerre est peu représentatif du fouriérisme par son origine rurale, il l’est davantage par d’autres traits. Il reste ainsi jusqu’au bout fidèle à ses convictions. A 65 ans, il déclare encore [13] :

« Je suis partisan de l’organisation de la commune agricole et industrielle, libre et volontaire [...]. Je suis partisan de l’association intégrale [...]. J’espère toujours un avenir meilleur. »

Terre individualiste s’il en fut, le Texas est resté sourd à son appel.

Annexe : La famille Santerre au Texas