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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Le Radeau Utopique. Une expédition artistique, architecturale et citoyenne à la recherche de l’île d’Utopie.
Article mis en ligne le 21 septembre 2016

Cinq cents ans après la publication de la célèbre « Utopie » par Thomas More, un collectif d’une douzaine d’artistes, comédiens, architectes, ingénieurs et scientifiques en relation avec « l’École Parallèle Imaginaire » (association qui porte depuis un an et demi le projet), s’est élancé le 3 juillet 2016 de Rennes, en Bretagne, sur le canal d’Ille-et-Rance, juché sur un radeau. Cette installation, spectaculaire et précaire, constituée de quatre plateformes de bois d’environ 5 mètres sur 4, arrimées à des bidons recyclés pour en renforcer la flottaison, a été conçue et réalisée par une trentaine de bénévoles impliqués dans ce projet. Ceci en vue d’une mission bien précise : découvrir la fameuse île d’utopie et sa « société idéale » imaginée par Thomas More en 1516.

Après 40 jours de navigation au fil de l’eau, le radeau, ses onze membres d’équipage (et ses deux poules), propulsé par divers procédés (pédales, rames, voile ou encore halé par un cheval de trait sur une partie du canal), est arrivé le 8 août à St-Malo, après avoir effectué une douzaine d’escales dans différentes localités bordant les voies navigables, et qui s’étaient associées à cette aventure.

Chaque escale était l’occasion de rencontres et de partages. À terre, diverses activités étaient proposées par les Utopiens aux jeunes et moins jeunes venus à leur rencontre, comme la participation à un Bureau de Cartographie imaginaire (permettant à chacun de dessiner son île d’Utopie), ou encore un Jeu de Rôle pour inventer des modèles de sociétés utopiques. Grandes tablées collectives et buffet utopique (où chacun venait avec des plats à partager), dans la bonne humeur et le plaisir de l’échange. À chaque escale, une chorale intercommunale animait en soirée les bals utopiques, et un atelier recueillait les chants traditionnels des territoires traversés en vue d’écrire un chant polyphonique intercommunal qui voyagera jusqu’en utopie.
Une Radio Utopique itinérante émettait également chaque soir durant deux heures, faisant le récit des étapes passées et permettant d’établir, dans un rayon de trente kilomètres à la ronde, une communication avec les zones réelles et imaginaires.

Avec un radeau qui avançait à 900 mètres par heure, les membres d’équipage purent ainsi voir d’une autre manière les paysages traversés, pas toujours idylliques, parfois même très pollués.

Après avoir franchi près d’une cinquantaine d’écluses dont celle du barrage de l’usine marémotrice de la Rance, puis celle du port de St-Malo, nos aventuriers (fatigués mais heureux) débarquèrent sur le quai Vauban et reprirent contact avec la terre ferme avec, à la Maison de la Poésie de St-Malo, le vernissage de l’exposition des matériaux recueillis au cours de leur périple, constitués en particulier de photos et des cartes imaginaires réalisées aux escales).
Dans la soirée rendez-vous était donné pour une tablée utopique aux amis et sympathisants utopiens ; des membres des Nuits debout malouines se joignirent à ce repas collectif.

Le 10 août 2016, après avoir volontairement échoué leur embarcation de fortune sur la plage Bon secours, au pied des remparts de la ville corsaire, les Utopiens offrirent une représentation face à une foule d’amis et de curieux rassemblés sur la plage : récit épique et haut en couleur du livre de bord de la première étape de Rennes à St-Malo, épopée et évocation de la quête et du rêve d’utopie porté par les divers membres de l’équipage…

Puis se fut le départ du radeau vers la haute mer, d’abord tracté par un navire de la SNCM (Sauvetage en Mer), pour un voyage d’une année à la recherche de la fameuse île d’Utopie. Et nous avons bien voulu les croire, comme à leur promesse de refaire dans un an le chemin inverse, pour nous livrer un compte rendu filmographique, livresque et oral de leurs recherches et découvertes, qu’on ne doute pas fructueuses et riches en expériences.

Eric Coulaud.

Simon Gauchet un des initiateurs et acteurs de cette aventure spectaculaire, a bien voulu répondre à nos questions.

Le radeau utopique a été « porté » par l’EPI, école Parallèle Imaginaire… Peux-tu nous expliquer ce qu’est cette école ?

Cette école s’est créée quand j’étais à l’école du TNB (Théâtre National de Bretagne) à Rennes. Avec d’autres élèves, qui eux étaient en architecture ou aux beaux-arts, on se posait pas mal de questions sur ce qu’on avait réellement besoin d’apprendre et de connaître, pour créer. Au départ, c’était plutôt d’ordre artistique, théâtral… mais on ne pouvait pas rester juste dans sa discipline. On a d’abord pensé à une revue inter-écoles, autour de ces questionnements, mais comme on n’avait ni l’argent ni le lieu… on a finalement décidé de créer cette école imaginaire, qui peut surgir à tout moment dans le réel.
On est partis du postulat qu’on apprenait par l’expérience, et de l’idée du « maître-ignorant ». Chaque membre est donc à la fois maître et élève. On a créé des protocoles d’expériences et on les a transmis à d’autres pour qu’ils soient réalisés, avec l’idée que c’était un processus qu’il fallait transmettre et non un savoir défini et figé.
On a réalisé un certain nombre d’expériences qui ont pris des formes variées : des publications, des expositions, spectacles et performances pour voir ce que ça donnait. De fait, l’Ecole parallèle imaginaire est une sorte d’utopie, par le fait aussi de rassembler des gens très différents.
Au départ, on était trois, puis des gens nous ont rejoints, parfois via notre site. On a ainsi fonctionné par expériences, par projets. Ça a duré trois ans. Ensuite, on a un peu « légalisé » le cadre et on a créé une association. Mais tous ces projets tournaient toujours autour de la transmission et de la question de l’Utopie.
Un jour, lors d’une journée d’études, on a invité des gens qui pensaient que l’utopie était réalisable. On les a mis dans une pièce pendant six heures, pour voir si l’utopie devenait possible, et ça nous a donné des pistes de travail. Je me suis aussi intéressé au processus de la création d’une communauté qui doit survivre à une situation. Un peu comme du théâtre situationniste. En mettant les acteurs dans une situation forte… et c’est cette situation forte qui créé l’œuvre.

D’où le radeau utopique…

Le radeau s’est inventé à partir de ces expériences-là. Cette formulation de théâtre flottant partait de cette envie de fonder le lieu de nulle part. Par essence, d’ailleurs, le théâtre est le lieu de nulle part. Il se posait aussi la question de l’espace, si difficile à trouver quand on travaille.
La plupart des gens qui se sont investis dans cette aventure ne se connaissaient pas entre eux et venaient d’horizons très différents. Moi, je connaissais un peu tout le monde, mais deux personnes ont été recrutées par petites annonces. Le tout était de rassembler des gens qui pouvaient se prêter à cette recherche d’utopie.
L’axe Rennes-St Malo a commencé à s’inventer de par mes origines malouines.
Pour le radeau, on avait besoin de compétences très diverses.
Nous avons été trois à piloter le projet. Il nous a d’abord fallu rencontrer un architecte, pour la construction du radeau, pour que ça flotte, et quelqu’un qui s’occupe des modes de propulsion. Après, il y avait cette histoire d’exploration, de cartographie et l’idée de conserver des traces, et on a fait appel à un cinéaste…
On avait aussi besoin de bons navigateurs, parce que partir sur un radeau, ça ne s’improvise pas.
Le montage du projet a pris un an et demi.
On a décidé qu’un équipage de douze était un bon compromis, même si on aurait aimé embarquer plus de monde. Il fallait être assez pour le radeau, mais pas trop, et il y avait aussi des contraintes budgétaires. Au final, on est partis à onze, la douzième personne a préféré rester à terre. Onze personnes sur un radeau, ça n’est pas simple, question organisation ! D’ailleurs, le jeu de société qu’on a inventé, c’était justement pour permettre à un équipage de vivre ensemble et de créer son organisation.
Tout l’équipage s’est réuni au cours de l’année, à trois reprises, pour savoir qui fait quoi, définir les règles du jeu, la fiction, les dispositifs.
Pendant l’expédition, ce qui a simplifié beaucoup de choses, c’est qu’on n’avait pas à se préoccuper de l’argent. Tout le monde a été salarié et, finalement on n’a eu aucun échange d’argent pendant un mois et demi.
Le midi, les municipalités nous nourrissaient, mais le soir on se nourrissait nous-mêmes. On a essayé de mettre en place des tâches rotatives. Faire la cuisine, la vaisselle était réparti à tour de rôle. On a aussi testé le tirage au sort, mais dans la pratique, ça n’a pas marché du tout. Après, ça a été parfois très empirique. Il fallait s’organiser pour vivre sur le radeau, pour le rangement. Le radeau a continué à se construire tout au long de l’aventure, et il a beaucoup changé. Mais je ne sais pas si on a trouvé le mode d’organisation parfait !
Julian Beck, du Living Theatre, disait qu’il était illusoire de vouloir créer un autre système dans le système dans lequel on est. Dans le livre de Thomas More, cette société est parfaite pour lui et pour le contexte dans laquelle elle s’invente. Mais aujourd’hui elle peut paraître autoritaire, voire fasciste. Ce qui nous intéressait, c’était de formuler ce que pourrait être l’Utopie aujourd’hui.

Thomas More choisit une île pour y installer son « utopie », et vous un radeau…

Pour des gens comme Thomas More, une île, c’est pratique. C’est un lieu où l’on peut installer tous ses fantasmes. Mais cette idée d’île nous a beaucoup questionnés. On a fait beaucoup de cartes de l’île Utopie. Mais en dehors de l’île, ça n’apportait pas de changements dans notre société. C’est plus facile de formuler un système parfait quand il est clos !
On s’est rendu compte progressivement qu’on a très peu de marche de manœuvre quand il s’agit d’affronter un système comme le système capitaliste actuel. On a très peu de possibilités d’agir, d’où l’idée de se dire que c’est au niveau des villages, des communes, qu’on peut tenter des expériences de gouvernances de sociétés différentes.
Lors des escales on s’est demandé comment faire pour amener les gens à venir discuter de ces choses-là. Quels dispositifs mettre en place pour faire surgir la parole et parler de l’utopie. D’où cet atelier de cartographie imaginaire, de chorale intercommunale où on récoltait des voix à chaque escale, ces invitations à manger ensemble pour se raconter ces aventures-là, et aussi un jeu pour inventer la société, qui permet à des petits groupes de formuler des sociétés utopiques.

Peux-tu nous en dire plus sur ce jeu ?

Ce sont trois ou quatre groupes qui jouent ensemble, et chaque groupe est sur un radeau. Il y a un paysage, une girouette qui donne une direction, des dés qui donnent des parcours, des radeaux qui dérivent… et à chaque fois, il est possible de faire une carte de l’organisation, une carte des événements, et petit à petit il y a l’histoire de ce petit groupe qui s’écrit, et une communauté qui se forme avec ses problèmes et sa façon de s’organiser. Quand deux radeaux se rencontrent, ça forme une île. Et du coup il faut mettre en commun les principes d’organisation et redéfinir des choses. Quand tous les radeaux sont rassemblés ça forme un continent. Les petits groupes commencent souvent avec cinq six personnes et il est arrivé que ça finisse avec plus de cinquante personnes. Et là se pose la question de comment discuter, comment se parler et s’entendre, tous ensemble…
Ce sont des problèmes auxquels ont aussi été confrontés les participants du mouvement des Nuits debout. Dès qu’on dépasse les quinze personnes, ça devient complexe.

Le radeau utopique, c’est aussi une scène, un théâtre utopique…

J’ai fait des études d’anthropologie mais je me suis très vite orienté vers l’éthno-scénologie. C’est l’étude des formes performatives d’une société. Je me suis intéressé à la danse et au théâtre en Indonésie ou au Japon dans des lieux où la pratique scénique avait d’autres fonctions et une autre puissance que ce qu’elle a aujourd’hui en occident. C’était intrinsèquement lié à la religion ; et à la façon de faire société. L’acte performatif avait une vraie fonction sociale.
J’avais commencé à faire du théâtre en France, et je me suis dit qu’il ne fallait plus faire de théâtre en Occident, parce que ça n’avait plus cette fonction…
Et puis je suis revenu dans ce lieu utopique, en me disant qu’il pouvait avoir une autre fonction qu’un simple espace de divertissement.
Cette notion de théâtre, de troupe, de répétition est essentielle pour moi. Tous
les projets théâtraux créent une communauté, qui est une communauté éphémère où il est possible de se questionner bien plus en profondeur que dans la vie de tous les jours ou même dans le militantisme.
Sur le radeau, pendant un mois et demi, c’était passionnant de se poser des questions collectivement sur cette utopie qui était forcément politique, ça crée un cadre qui n’existe pas dans la société. Aucun d’entre nous n’est militant dans un parti, mais beaucoup de membres de l’équipage sont des activistes.
Pour nous le terrain qu’il fallait occuper n’était pas tant le militantisme que de travailler sur l’espace de l’imagination en partant du principe qu’on est en train de traverser une crise économique, une crise écologique, une crise énergétique, une crise politique.
Mais il y a une crise qu’on formule très rarement qui est beaucoup plus grave, et qui est une crise de l’imaginaire. On est confronté à un système qui sabote complètement l’imaginaire des gens. Alors il faut peut-être chercher, trouver des armes, imaginer d’autres façons de faire.
Ce qui est assez inquiétant c’est que l’imaginaire définit l’expérience qu’on a du monde et à partir du moment où l’imaginaire est sclérosé, tout le reste l’est aussi.
Quand on débattait sur une société idéale avec les gens, lorsqu’on leur demandait qu’est-ce qu’une société idéale pour vous ? « C’est une société sans argent, le retour à la terre, les jardins partagés, etc. », il y avait bien un imaginaire, mais c’était tout le temps le même. Alors, ça pose question. C’est étrange de se demander si c’est vraiment ce qu’on veut, ou bien si c’est dans l’air du temps, des choses véhiculées par les médias… Ce serait donc ça, la vie saine ? On se dit qu’il y a sans doute un peu des deux.
La fiction travaille beaucoup avec l’imaginaire commun, l’inconscient collectif. Mais ce qu’on voit beaucoup, en ce moment, ce sont des fictions dystopiques, des contre-utopies qui dénoncent le mal ambiant, mais il n’y a plus d’alternatives…

Quelle est la suite du voyage, pour le Radeau Utopique ?

Après cette première étape du radeau qui a voyagé jusqu’à la mer, il va partir pendant une année en mer. Avec tout ce qu’on a récolté durant un mois et demi, ça va nous permettre de formuler à quoi ressemblerait cette île d’Utopie, même si ce n’est pas une île. D’aller voir d’autres expériences… On a plein d’hypothèses, maintenant, il faut les vérifier.
Tous les quinze jours, nous allons publier un rapport de l’expédition.
Dès le départ, il y avait cette idée de restitutions de ce voyage en radeau. Après, ça peut prendre des formes différentes : en faire un spectacle, bien sûr, mais aussi des récits, un livre, un film.
Dans un an, on va faire le chemin inverse, avec le radeau, jusqu’à Rennes. On reviendra dans chaque lieu dans lequel on est passé, voir comment les territoires traversés ont pu être modifiés, ou non.
Et quand on reviendra, dans un an, on aura découvert des choses, c’est sûr… Mais je ne sais pas si ce sera l’île de Thomas More !

Propos recueillis par Cathy Ytak et Eric Coulaud.

Pour suivre les informations liées au radeau et à sa quête d’utopie
Un site, avec la possibilité de s’inscrire à leur newsletter et être régulièrement tenu au courant de leurs activités.
https://radeau-utopique.com/
Sur facebook : https://www.facebook.com/leradeauutopique/

Et en savoir plus sur l’EPI (Ecole Parallèle Imaginaire)
http://www.ecolepi.com/