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Sabatier François (Marie Jean Baptiste), Sabatier-Ungher (nom de plume), apparaît comme Franz Sabatier, Francesco Sabatier, cité fautivement comme Sabatier d’Espeyran
Article mis en ligne le 2 décembre 2016
dernière modification le 7 mars 2017

par Guérin, Hélène

Né le 2 juillet 1818 à Montpellier (Hérault), décédé le 1er décembre 1891 à Lunel-Viel (Hérault). Propriétaire terrien en France et en Italie, rentier des mines de Graissessac et d’Anzin. Critique d’art et traducteur. Souscripteur et propagandiste fouriériste, collaborateur de La Démocratie pacifique, du Bulletin de la Société de colonisation européo-américaine au Texas, abonné au Bulletin du mouvement social.

À la recherche de François Sabatier

J’ai trouvé dans le Bhagavad-Gîtâ l’axiome du travail attrayant, je trouve maintenant celui de l’attraction passionnelle et du code des passions dans une théorie gnostique [1].

Que la pensée de Charles Fourier a éclairé la vie intellectuelle de François Sabatier, ces quelques lignes, rédigées en 1853, en témoignent. Une vie que Sabatier a consacrée à l’étude de l’art, de la philologie, de la philosophie et à la traduction. L’importance de ce personnage pour la vie artistique française du XIXe siècle et pour le fouriérisme se limite aujourd’hui à noter la publication de son Salon de 1851 dans La Démocratie pacifique [2], et à souligner son exceptionnel mécénat fouriériste [3]. Cela est dû principalement au recours à un texte, sans cesse convoqué comme source de première main, une biographie de Sabatier contenue dans l’Avant-propos anonyme du Faust de Goethe traduit par Sabatier et publié en 1893 [4]. Ce qui vient éclairer à présent d’un jour neuf la trajectoire de François Sabatier [5], c’est la recension d’une historiographie en quatre langues, démontrant que Sabatier est loin d’être un inconnu en Europe, au XIXe siècle comme aujourd’hui, mais que ces historiographies sont parallèles et ne font pas le lien entre les différents François-Franz-Francesco Sabatier. C’est, ensuite, le dépouillement et l’analyse d’une extraordinaire bibliothèque comptant plus de 6000 volumes, léguée par Sabatier à la bibliothèque de Montpellier en même temps qu’une collection d’œuvres léguées au musée de Montpellier, au Louvre et au musée de Marseille. La collection d’œuvres rend compte de l’insertion de François Sabatier dans le milieu artistique car elle comporte de nombreuse pièces offertes et aussi de ses goûts et intérêts pour les débats contemporains : le philhellénisme, la diffusion de la mosaïque, l’architecture médiévale. La bibliothèque, quant à elle, est un laboratoire de travail [6], les ouvrages sont truffés de notes, comportent des dédicaces, des mentions marginales permettant de reconstituer les réseaux littéraires, artistiques, intellectuels et politique du légataire. Enfin, ce legs comporte également un ensemble de manuscrits jusqu’ici peu, voire pas, utilisés. Et si certains viennent d’être exhumés [7] d’autres sont encore introuvables alors qu’ils permettraient de préciser encore le rôle et l’importance de Sabatier [8]. L’ensemble de ces sources révèle les modalités de son adhésion au fouriérisme et son engagement, voire parfois son prosélytisme, y compris en Toscane.

Un riche héritier en rupture

François Sabatier est le riche héritier d’une famille languedocienne qui a constitué sa fortune au cours du XVIIIe siècle comme munitionnaire, puis actionnaire de la deuxième compagnie des Indes. Il est le cadet des trois fils du banquier Jean Baptiste Félix Sabatier et d’Aglaë Jeanne Hermine Fournier de Servant. Son père meurt quelques jours après sa naissance. Il est, ainsi que ses frères, placé dans différentes pensions [9] où il suit une scolarité houleuse qu’il quitte tôt et sans diplôme. En 1835, il se rend à Paris pour donner à lire à Alfred de Vigny ses premiers écrits dans la veine romantique. Là, il se lie d’une profonde et durable amitié avec les peintres Auguste Bouquet et Émile-Aubert Lessore, vivant avec eux barrière Pigalle, fréquentant Paul Chenavard. Il entame alors une carrière de peintre tout en se livrant à des essais de traduction de l’allemand dans le mètre et entreprend une série de voyages aux finalités artistiques qui le conduisent successivement en Belgique et en Italie [10]. Après un long séjour d’étude de la peinture et de la mosaïque à Venise, il rencontre à Rome les pensionnaires de la Villa Médicis, Dominique Papety, Auguste Ottin, Hector Lefuel avec lesquels il visite la Campanie. Possesseur d’un daguerréotype dès 1839, il réalise avec ses amis des vues de Rome et des environs, que Papety et Ottin vendent aux Anglais [11]. Le séjour se prolonge, Sabatier ne manifestant pas le désir de retourner en France. Il épouse en 1841, contre l’avis de sa mère [12], la cantatrice austro-hongroise Caroline Ungher [13] de quinze ans son aînée, alors au sommet de sa renommée. Le mariage, célébré à Florence, a pour témoins Léopold II grand duc de Toscane et le maire de la ville. En 1843, Sabatier est inscrit sur le livre de la noblesse toscane. Sa position sociale est celle d’un propriétaire à cheval entre la Toscane et le Languedoc où il possède vignes, oliviers, mûriers à soie et troupeaux, membre à la fois de la Société centrale d’agriculture de l’Hérault et des Georgofili de Florence. Il est également rentier de mines de lignite en France. En 1846, Sabatier séjourne en Grèce avec Papety pour un voyage d’études historiques et artistiques qui est tout autant un pèlerinage sur les lieux qui ont mobilisé les philhellènes. Les œuvres de Papety réalisées au cours de ce voyage témoignent de la variété des intérêts des deux voyageurs : de l’Antiquité, avec un regard archéologique, à l’actualité de la Grèce en passant par le Moyen Âge et au regard ethnographique sur les costumes. Ces œuvres sont ensuite récolées par Sabatier avec d’autres moments de la production de Papety pour former un album [14]. Ce voyage est interrompu pour Sabatier qui rentre à Lucques afin d’être présent au décès de son ami Bouquet. Caroline et lui recueillent sa fille, Louise [15], mais sans pouvoir l’adopter, en raison de la législation italienne. Désormais installé en Italie sur le modèle de la double résidence, palais Renai dans l’Oltrarno et villa La Concezione sur les hauteurs de Fiesole, Sabatier est, grâce à Caroline, en contact avec les grandes figures intellectuelles, politiques et artistiques tant germanophones qu’italiennes. Le poète Ludwick Tieck mais aussi Moritz Hartmann [16], Georg Herwergh [17], Meissner [18], tous trois députés au Parlement de Francfort et proscrits sont autant dans la bibliothèque que dans le premier cercle des relations du couple. Son réseau de sociabilité est un condensé de l’histoire italienne en train de se faire : Francesco Dall’Ongaro [19], Daniele Manin [20], Tommaso Gar [21], Pasquale Villari [22], Michele Amari [23], il héberge Alivise II Mocenigo en exil [24]. À cet entourage se joignent des historiens allemands comme Ferdinand Gregorovius [25], Carl Schnaase [26], la féministe et romancière Fanny Lewald [27], le peintre Ernest Hébert [28] et aussi l’homme politique hongrois Lajos Kossuth, l’américain Charles Sumner premier sénateur abolitionniste. C’est depuis Florence, laboratoire intellectuel de l’Italie qui se construit, qu’il entreprend une série de travaux, critiques et traductions, portant sur l’art, l’histoire, la littérature, la philologie et la philosophie. Ces travaux sont parfois commandités, peu souvent publiés ou cités, mais connus de ses contemporains. Il est l’un des cent vingt destinataires choisis par Charles Renouvier pour recevoir l’œuvre du philosophe Lequier [29].

Ses productions littéraires publiées, hormis le Salon de 1851, sont du domaine de la traduction : les Tombeaux des Papes de Gregorovius (1859), le Guillaume Tell de Schiller (1859) et de manière posthume la traduction du Faust de Goethe (1893). C’est cette dense et riche formation intellectuelle, artistique et politique, commencée comme une vie de bohème et placée sous le signe de la Bildung, qui éclaire son adhésion certaine et durable aux idées de Fourier.

Une ambition intellectuelle dans le sillage de Fourier

Sans doute gagné à celles-ci depuis sa rencontre avec Bouquet [30], Sabatier étudie avec passion les textes de Fourier à partir de 1842. Signe de cette étude, il reconstitue un recueil en cinq volumes des Manuscrits publiés dans la Phalange de 1845 à 1849 truffé des extraits recopiés de la Théorie des quatre mouvements qui sont cités afin de restituer un texte complet, repaginé, avec un sommaire manuscrit [31]

Deux pages du recueil truffé par Sabatier (cliché H. G.)

Dès lors, il se livre à un travail considérable sur les concepts, notions et termes forgés par Fourier, dans lequel il cherche à suivre la voie de la création lexicale en consacrant des notes à l’égotisme et l’hétérisme ou allilisme qu’il rapproche de l’autruisme de Comte et de l’otherness d’Emerson [32]. Deux thèmes l’intéressent particulièrement, la liberté et l’amour. À l’instar de Fourier, et sans les pudeurs des disciples, Sabatier revendique la liberté sexuelle des femmes, dénonce l’institution du mariage, écrit sur le « familisme, cause chronique du crime [33] ». Il se déclare contre la peine de mort, panthéiste et citoyen du monde. Il ne cesse de commenter les définitions de la liberté, de réfléchir à sa possibilité politique et à l’héritage laissé par la Révolution française. Laverdant, Considerant, Le Rousseau lui dédicacent leurs ouvrages, il annote ceux de Muiron, Barat, Barrier. Il lit attentivement le saint-simonien Jean Reynaud, dont il juge l’œuvre comme un premier pas vers une philosophie de l’unité. La perception des débats français par les Allemands lui importe également ; il possède l’édition originale de Lorenz Stein sur l’histoire du mouvement social en France, premier livre de sociologie en langue allemande. Sabatier est aussi prosélyte auprès de ses amis historiens comme Villari et Montanelli comme auprès du grand-duc de Toscane [34]. Peu à peu, ses travaux s’inscrivent dans une nouvelle ambition. Devenu grand connaisseur et traducteur de la philosophie et de l’esthétique allemandes, en particulier celles de Schiller, de Vischer et de Hegel, il entreprend de doter le fouriérisme d’un appareil conceptuel à même de disputer avec d’autres systèmes de pensée, tout au moins de fournir ce qui lui manque d’après lui, une métaphysique. Afin « que la vérité devienne irréfutablement claire et démontrée », il se propose « de développer Fourier par Hegel ; car tout est dans lui [35]. ». C’est en poursuivant le même projet qu’il se livre à l’étude des textes de la philosophie et des grands récits de l’humanité, profitant d’y saisir des rapprochements pour y trouver des arguments et des preuves nouvelles de la validité des idées phalanstériennes car, selon lui :

Nous ne tenons pas à être originaux, et nous ne demandons pas un brevet d’invention, mais un décret d’application pour nos idées. Plus nous trouverons de raisons à donner à leur faveur et plus nous serons satisfaits. Fourier et l’âge moderne n’ont pu envisager la question qu’au point de vue pratique, empirique, économique. Le point de vue métaphysique a dû principalement frapper les hommes de la société alexandrine et orientale, loin de toute action, car toute action était impossible aux esclaves du despotisme romain. La théorie phalanstérienne ne deviendra maîtresse du monde, des choses et des esprits que lorsqu’elle aura été parfaite au point du vue pratique, économique, politique, religieux, moral et métaphysique [36].

Ce travail vient accompagner une lecture attentive de nombreux historiens contemporains anglais, français, allemands et italiens, où il n’hésite pas à vérifier les sources comme par exemple celles que mobilise Louis Blanc quand il écrit son histoire de la Révolution française : « Moi j’ai vu ces terribles reçus ; j’ai parcouru cette formidable comptabilité et L. Bl.[anc] ne s’est pas donné cette peine. Car Labat m’a dit que L. Bl[anc] n’avait pas mis les pieds dans ses archives... [37] ». Parallèlement, son inlassable activité de traducteur lui fait traduire « sur le calque » dès 1849, suivi d’une nouvelle version en 1854, le roman des luttes grecques, L’histoire de Souli et Parga de Perrevòs. Sabatier y célèbre dans sa présentation l’efficace de la poésie dans les révolutions [38].

Devenir un « artiste-théorique » : fournir au fouriérisme une critique

Depuis la lecture d’Auguste Schlegel, Sabatier a découvert la possibilité d’être un « artiste-théorique » c’est à dire un critique et c’est dans ce sens qu’il entend contribuer au fouriérisme et donner corps à l’entreprise de doter la critique fouriériste des moyens de la philosophie allemande.

La première exposition formelle de son projet consiste en la commande d’un décor, qui est une critique du salon bourgeois, pour son palais à Florence. Véritable mécénat dont bénéficient Ottin, Papety et Bouquet, « les travaux Sabatier [doivent fonder leur] gloire et [leur] fortune [39] ». Commencé en 1842, cet ensemble s’achève par la pose d’une cheminée monumentale exécutée par Auguste Ottin, auparavant présentée au Salon de 1851. Le thème est profondément original : le portrait en entier de grands artistes entouré de leurs œuvres, celles-ci rappelées en toutes lettres, sur fond d’or venant entourer la figure de Fourier traité comme un portrait funéraire antique de type républicain.

Le salon Renai (cliché H. G.)
Le salon Renai, 2 (cliché H. G.)

Le programme repose sur des références plurielles, labiles à plusieurs niveaux. Ainsi la cheminée porte la devise « Vos omnes frates estis » à la fois titre de La Démocratie pacifique et affirmation durable de l’engagement de Sabatier, référence chrétienne à une doctrine et non à une institution, donc cohérente avec les idées de Sabatier, et tout autant premier vers du chant le plus célèbre de la Neuvième Symphonie de Beethoven, elle est un hommage à Caroline Ungher. Plus qu’un projet commun d’artistes fouriéristes, Sabatier s’en revendique le commanditaire. Sous le patronage de Fourier, ce qui lie les personnes représentées et justifie leur présence est une idée philosophique. C’est Sabatier lui-même qui l’explique dans un manuscrit qui nous renseigne sur les intentions du commanditaire :

Ces créations sont des faits sociaux. Don Juan, Tartufe, Faust sont à jamais acquis à l’humanité et lui sont nécessaires, comme Ulysse, comme Hamlet, Desdemona et Don Quichotte. Ces noms résument des faits immenses, des idées, des révolutions sociales [40].

Tous ont su créer avec leurs personnages de fiction des types individuels qui puissent exprimer l’Idée de l’Humanité. Ces types individuels sont à la fois faits sociaux, vérité historique et modèle. L’art leur donne une qualité supérieure, les soustraire à la mort. Le décor réalisé prend une valeur d’enseignement sous la forme d’une chapelle « laïque » qui fait usage des procédés de l’art byzantin.

C’est à partir de 1850, quand débute sa collaboration de critique d’art à La Démocratie pacifique, qu’il tente de gagner le lectorat fouriériste aux théories de l’esthétique et de la philosophie allemandes. Publié par La Démocratie pacifique et réuni sous forme d’opuscule disponible à la Librairie phalanstérienne, le Salon de 1851 [41], fait de nombreuses références à Fourier et à ses écrits. Il s’appuie d’ailleurs davantage sur Fourier que sur le fouriérisme. L’exercice de sa critique est cependant clairement placé sous le modèle allemand de la critique littéraire de la fin du XVIIIe siècle [42]. La théorie des passions y est citée davantage dans le but de créer une complicité avec les lecteurs. Le véritable projet est de fournir « une philosophie transcendantale de l’art » comme Sabatier s’en explique au collectionneur Alfred Bruyas :

En lisant ce travail fait très à la hâte, je vous prie de ne pas oublier qu’il m’était interdit, par sa destination même, d’aborder les questions élevées de l’esthétique et d’aller jusqu’au fond de mon sujet. Je m’adressais, il est vrai, à des hommes dont l’esprit était dégagé et libre de bien des préjugés sociaux qui pèsent sur la plupart des hommes ; mais si le public, assez restreint d’ailleurs, était assez avancé socialement parlant, son éducation artistique était encore à faire. Je ne pouvais que lui parler le langage qu’il était habitué à entendre, sous peine de n’être point compris ; et si je voulais qu’il me lût avec quelque intérêt, il fallait bien aussi que je lui présentasse mes idées par le côté qu’il lui en était familier [43].

Le texte a une visée classificatoire et historique. Au-delà de la défense de Gustave Courbet et de l’attention portée à l’architecture, Sabatier s’intéresse à l’examen du Beau sous la saisie de l’idéalisme platonicien en suivant les critères du criticisme allemand. Il ne suit pas la voie de la critique voulue par Fourier mais une critique bienveillante qui est aussi une posture philosophique [44]. Poursuivant les exercices de création lexicale, Sabatier fait apparaître dans le texte le néologisme affect. Ce mot dans sa forme est un emprunt à l’allemand « affekt », où il signifie « mouvement ou état affectif impétueux » mais également au moyen français où il était une réfection d’ « affet » par emprunt au latin dans le sens d’ « état, disposition de l’âme ». Il avait disparu de la langue française, Sabatier le convoque en lui donnant un autre sens, celui de « dispositions affectives élémentaires ». Le texte du Salon de 1851 est publié une seconde fois, dans un ordre différent et avec des coupures éliminant les digressions politiques, dans la revue L’Artiste du Nord [45] qui en retient la portée théorique et historique plus large ainsi que l’intention pédagogique.

En 1854, Gustave Courbet lors d’un séjour chez Sabatier, en observateur attentif de la vie de son hôte, réalise de celui-ci un portrait au crayon dans l’attitude qui le caractérise le plus, la lecture [46].

Portrait de M. François Sabatier par Gustave Courbet (1854) - © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes

Traduire et inventer le Texas

En 1855, à la demande de Victor Considerant, il traduit la constitution du Texas en l’accompagnant de trois commentaires en marge qui attirent l’attention des destinataires sur le délicat montage juridique de l’opération envisagée au Texas. Puis il donne les traductions des textes relatant l’expérience des colons allemands, agrémentés de remarques agronomiques issues de sa propre expérience [47]. La traduction des textes sur les colons allemands est publiée partiellement en quatre livraisons dans le Bulletin de la société de colonisation européo-américaine au Texas.

Manuscrit du texte de présentation d’"Etudes sur le Texas", par François Sabatier

Le texte de présentation de son travail n’est pas repris dans le Bulletin de même que celui de la traduction de la constitution et les commentaires sur cette dernière ; par contre les remarques optimistes de Sabatier sur la culture de la vigne sont conservées [48]. C’est par l’entremise du fouriériste Alphonse d’Espinassous qu’il suit ce projet de colonisation pour lequel il s’enthousiasme, même si ses notes personnelles laissent apparaître un doute sur le rôle de Considerant :

Le livre de Considerant est déplorablement écrit et j’ai peur que cela ne nuise fort à l’excellente idée qu’il nous a présentée. Celle-ci est fort pratique, complète, et son exposition est on ne peut plus vague filandreuse et obscure. Sous prétexte qu’il peut nous parler le langage de la théorie, puisqu’il ne s’adresse qu’à des phalanstériens, il se sert d’une phraséologie de son invention aussi étrangère à la nomenclature de Fourier qu’à celle de la philosophie civilisée et qu’à celle du bon sens. Tout cela est entortillé, prétentieux et vide. Il pose des prémisses qui sont du vent et en tire des conclusions vides et insaisissables. Je ne sais pas trop ce qu’il veut faire, ni comment il veut le faire. […] Mais comment compte-t-il former sa société, et quelle garantie offrira-t-elle à ceux qui lui donneront leur argent ? Quels seront les statuts de la compagnie et les attributions du conseil ? Quels seront les droits des sociétaires et des souscripteurs. Veut-il fonder un petit gouvernement absolu sous son autocratie ou un petit conseil des dix dont Considerant, le centre de la Rue de Beaune et quelques américains [sic] privilégiés feront partie ? [49]

Autant François Sabatier est réservé sur le montage juridique et pratique de l’opération, autant il contribue à l’image d’une nature texane généreuse.

Cette même année, il développe avec le professeur de médecine Charles Martins, traducteur des écrits scientifiques de Goethe et directeur du jardin des Plantes à Montpellier, ce qui peut être considéré comme une des premières expériences « écologiques » d’agriculture, l’élevage de vers à soie en plein air au lieu de les confiner dans des magnaneries. Le confinement serait, selon Martins et Sabatier, à l’origine de la maladie du ver à soie. Cette expérience dure deux ans pendant lesquelles Sabatier reproduit les protocoles scientifiques utilisés par Charles Martins au Jardin des Plantes de Montpellier. Il s’engage également dans le projet d’une édition commentée de Condorcet accompagnée de textes de Fourier qui fournirait une bible de la transformation sociale, projet qui ne voit pas le jour [50].

De la critique à l’histoire de l’art

Il ne renonce pas pour autant à son ambition de critique et, malgré la disparition de La Démocratie pacifique, l’Exposition universelle de 1855 est l’occasion d’interroger le sens d’un tel événement et du choix de présenter les œuvres par écoles nationales.

L’art est un des facteurs de civilisation et un des signes caractéristiques de l’état social. Quelle est la portée de l’art moderne ? Voilà la question que je voudrais résoudre. Je la poserai du moins [51].

Ce long séjour à Paris lui permet de revoir ses camarades, notamment Lefuel avec qui il s’entretient longuement de ses travaux au Louvre. François Sabatier s’enquiert du parti pris de l’architecte pour les mansardes de l’aile du Louvre ; il souhaite « que quand Napoléon tombera on mettra à la porte du Louvre tous ces ministères et ces bureaux et que l’on pourra rendre ce grand édifice à sa véritable destination qui est d’être le palais des arts [52] ». Ce manuscrit est également une critique de l’Exposition universelle, mais surtout un impressionnant effort théorique pour classifier toute la peinture présente et passée en l’indexant vers le réalisme.

Mon intention d’ailleurs est moins de faire le tableau de l’exposition universelle, fait déjà par des plumes plus habiles que la mienne, que de jeter un coup d’œil sur l’état de la peinture européenne en 1855. L’exposition me sert de prétexte et de motif plutôt que de sujet. J’y trouve un cadre de classification empirique tout fait, synoptique et analytique en même temps, qui correspond assez exactement à la diversité des faits, à la variété des tendances et des écoles, pour me dispenser de chercher une classification méthodique, toujours épineuse, et qui, à elle seule, exigerait un grand travail. Mon but est d’appeler l’attention des artistes sur les questions de principes, trop négligées en France à mon sens, et d’étudier les théories esthétiques dans leurs résultats pratiques, c’est à dire dans les œuvres conçues sous leurs influences diverses [53].

L’ambition philosophique est plus manifeste encore que dans le Salon de 1851. Dans ce texte, Sabatier proclame le « droit à l’art dans la cité » mais pour jouir de ce droit « il faut pouvoir en apprécier l’objet ». Hegel, Schiller, Carrière [54] sont explicitement mentionnés, Fourier n’apparaît pas. Sabatier dispute l’idée reçue du réalisme en exposant un « réalisme réel », un « réalisme vrai » et un « réalisme idéal ou poétique ». C’est toute la peinture européenne qui est saisie au travers de la théorie esthétique. Le texte est envoyé en deux versions, octobre 1856 et mars 1857, à Charles Sauvestre directeur de la Revue Moderne [55], qui annonce ses publications à venir dès le premier numéro. Mais il n’est pas publié et c’est la Philosophie du Salon de 1857 de Jules Castagnary qui est donnée à lire.

Sans aucun doute, Sabatier s’est trompé de format. L’ambition des textes fournis ainsi que leur volume ne correspondaient pas aux intentions de Sauvestre.

Extrêmement déçu par le refus de Sauvestre, Sabatier est bientôt absorbé par un important travail en Sicile qui le fait séjourner deux fois dans l’île. De 1858 à 1860, à la demande de l’historien arabisant Michele Amari [56], alors en exil, il réalise une série de relevés d’inscriptions et de sites, permettant la première restitution de la forteresse d’Entella, haut-lieu supposé par Amari de la résistance arabe aux Normands mais comportant une strate antique remarquablement relevée par Sabatier [57]. Les autres contributions majeures de Sabatier à l’œuvre d’Amari sont la découverte des vases dits de Mazara et sa participation décisive à l’attribution du palais arabo-normand de la Zisa à Palerme. Sabatier construit une solution pratique qui lui permet de recueillir des inscriptions sur des merlons situés à 32 mètres de hauteur. Mais plus encore, son analyse du bâtiment et des distributions permet de l’affirmer normand, et non arabe.

En 1861, il devient le 22e membre initié de la Loge Concordia fondée à Florence au lendemain de la mort de Cavour [58]. Puis, successivement orateur et maître de cérémonie, il fait partie de la commission exécutive qui ratifie en 1864 l’élection de Giuseppe Garibaldi comme Grand maître du Grand Orient d’Italie [59]. Sans rompre avec le fouriérisme, son engagement humaniste prend d’autres voies. Il participe à la fondation d’une banque du peuple la « Società Concordia – Banco del Popolo », lutte pour l’abolition de la peine de mort et pour la réquisition des couvents. Avec son ami, le médecin Henri Chambion [60], il contribue à la première bibliothèque circulante de Toscane à Sesto Fiorentino. En 1865, Louise Boucher épouse Michele Amari, devenu sénateur du Royaume. Le couple s’installe dans la villa des Sabatier-Ungher.

Jusqu’au bout, Fourier

En 1870, il est l’hôte d’Athénaïs et Jules Michelet venus se reposer à Florence selon les conseils d’Amari [61]. Il exécute lors de ce séjour un portrait de Jules Michelet dont il est un admirateur et un lecteur de longue date et :

Qu’importe qu’il s’intitule ou non phalanstérien ? Les noms ne font rien à la chose. Il veut ce que nous voulons tout en croyant vouloir autre chose (…) Michelet combattant Fourier est socialiste. Proudhon prêchant le socialisme n’est au fond qu’un réactionnaire individualiste, un économiste égoïste, un soldat de l’insolidarité [sic], un adversaire de l’harmonie humaine future [62].

Michelet rédige chez Sabatier le texte de La France devant l’Europe. Sabatier accompagne le couple lors de son retour en Suisse par le col du Simplon.

Lors de ces années, Sabatier est en relation avec un couple de fouriéristes qui sont à Florence, les Cailhabet. Par leur intermédiaire, Sabatier est abonné au Bulletin du mouvement social [63]. Il soutient aussi financièrement l’existence de la Librairie des sciences sociales, en s’engageant à donner 50 francs [64].

La mort de son épouse Caroline en 1877 l’affecte profondément, même si la même année il participe encore au congrès des orientalistes à Florence aux côtés de Renan et d’Amari. Il se consacre désormais à ses traductions et travaux de linguistique, en particulier ses traduction du Faust de Goethe et des poésies d’Homère. Il reste cependant toujours en contact avec l’École sociétaire [65] et membre de la Concordia.

En 1888, il se remarie avec Marie Boll, veuve également, fille de grands négociants-propriétaires en Champagne, et séjourne plus fréquemment en France pour régler l’endettement de sa propriété de la Tour de Farges [66]. C’est dans ce domaine que Sabatier décède d’une embolie pulmonaire. Suivant ses volontés, sa dépouille est transportée au cimetière de San Miniato à Florence sur la terrasse de la noblesse toscane, rejoignant la chapelle familiale et le corps de Caroline Ungher. Il lègue au musée du Louvre les dessins de Papety du voyage en Grèce, à la ville de Montpellier un ensemble d’œuvres et sa bibliothèque, une somme de 10 000 francs à l’université de Montpellier « au cas où elle serait légalement constituée au jour de [sa] mort », la même somme « à la première association coopérative constituée légalement en raison du travail et du capital sous forme de participation aux bénéfices ». En 1893 paraît sa traduction du Faust dans le respect du mètre, c’est un extrait de cette traduction que Rudolf Steiner choisit en 1894 pour le texte en exergue de sa Philosophie de la liberté. Un hommage qu’aurait apprécié François Sabatier qui a inscrit sa vie sous le signe du Beau, de la Vérité et de la Liberté.