Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

De l’orgie de musée ou omnigamie mixte en ordre composé et harmonique
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Audoin, Philippe, Breton, André, Debout, Simone, Fourier, Charles

Catalogue de la XIe Exposition internationale du Surréalisme, L’Écart absolu, L’Œil, Galerie d’art, Paris, Décembre 1965 [1]

De l’orgie de musée ou omnigamie mixte en ordre composé et harmonique
Charles Fourier [2]

Le genre mixte est le lien universel du mouvement. Si quelque innovation présente des difficultés, il faut pour les aplanir mettre en jeu le genre mixte qui achemine doucement et insensiblement. Nous savons observer cette règle en médecine ; elle doit s’étendre à tout le mécanisme social.

Il est contraire au vœu de la nature de passer subitement du simple au composé, du composé au polymode et du polymode à l’omnimode ; elle veut qu’on mette partout en jeu les procédés ambigus de divers degrés qui de  [3]. (On aurait évité si l’on eût employé les voies d’acheminement, les procédés mixtes dans l’affranchissement des nègres et autres innovations ou le changement subi sans a causé tant de désastres.)

Appliquons ce principe aux amours omnigames et avant de parler d’une coutume aussi contradictoire avec nos mœurs que l’orgie amoureuse, je dois acheminer les esprits par un chapitre sur les orgies mixtes de l’harmonie.

On a vu que les genres mixtes ou ambigus sont bien nombreux. Je n’en citerai qu’un seul en fait d’orgie amoureuse. Je choisis le plus approprié aux préventions civilisées. C’est l’orgie de musée qui est mixte puisqu’elle ne procure pas la possession mais seulement les plaisirs de vue et d’attouchement ennoblis par le prestige de l’amour des arts et de la simple nature.

Plus un lien est vaste, plus la nature a dû ménager des moyens pour l’ennoblir à nos yeux et le revêtir d’illusions.

Or le plus étendu des liens d’amour étant l’orgie, c’est celui qui sert le mieux les vues de et qu’il a dû parer avec plus de soin.

Tous nos moralistes cherchent à exciter en nous l’enthousiasme du beau. Si nous attachons tant de prix au beau idéal que nous représentent les ouvrages de l’art, si une statue malgré sa nudité comme l’Apollon ou la Vénus excite notre enthousiasme, vingt statues de même perfection en exciteront davantage et l’aspect de vingt belles femmes nues devra nous charmer encore plus que l’aspect des vingt statues qui, n’étant pas plus parfaites en formes, auront du moins l’avantage de joindre une belle âme à un beau corps.

Laissant à part toute idée de cynisme et sans parler des avantages matériels qu’a une belle femme sur une belle statue, n’envisageant cette réunion de vingt femmes nues que sous le rapport de l’art, nous trouverons déjà dans cette orgie une illusion très noble. Si donc nous supposons une population exercée toute entière aux arts comme les harmoniens qui tous seront ou praticiens ou amateurs éclairés en fait de peinture et sculpture on concevra qu’ils puissent trouver sous ce rapport un charme très noble et très pur dans les orgies faciles à organiser dans une société exempte de rivalités d’intérêts qui nous divisent et familière avec les beaux-arts qui sont assez étrangers généralement à la masse des civilisés.

Déterminons donc le mode selon lequel l’orgie sera réglée sur l’enthousiasme de l’art ; il consistera à n’admettre que les beautés dignes de servir de modèle et telle sera en harmonie la composition de l’orgie de musée ou exposition de la simple nature. Tous les personnages y mettront à nu les beautés dignes d’admiration, une femme qui n’aura de beau que le buste et la gorge ne découvrira que le buste ; celle qui n’aura de beau que la croupe, la chute de reins ou même que la cuisse ou le bras ne découvrira que cette partie et ainsi des hommes. Chacun étalera ce qu’il jugera digne de servir de modèle aux artistes. Ce genre d’orgie a lieu dans toutes les stations de troupes ; une horde, une légion terminent leur séjour par l’exposition de la simple nature qui est réglée comme il suit.

Je suppose que sur une horde de mille hommes et femmes, il se trouve cent personnages doués de quelque beauté notable. Ce seront eux seulement qui figureront à l’exposition. Le tourbillon de son côté y fournira ce qu’il aura de plus remarquable, soit une centaine d’acteurs et actrices ; les deux cents personnages en étalant leurs beautés de modèle formeront un musée naturel où les personnes les moins belles assisteront vêtues et à titre d’amis de la simple nature et des modèles du vrai beau.

De telles réunions en civilisation ne seraient que des assemblées cyniques parce que le goût et la connaissance de l’art n’y est point général. Notre génération manque ainsi du premier germe qui peut ennoblir l’orgie amoureuse et surtout celle de musée. Nous manquons bien mieux de la bienveillance générale qui règnera parmi les harmoniens ; il n’est donc pas étonnant que le mot d’orgie amoureuse ne présente que des idées de crapule à exercer en secret.

On pourra objecter que l’amour s’oppose à pareille exposition, mais ceux qui seront en amour exclusif ne s’y rendront pas. Rien n’est forcé en Harmonie et souvent le tourbillon exprimera des regrets sur l’absence de telle personne que l’amour égoïste et la jalousie empêchent de figurer au musée. Mais on a vu au chapitre des alternats (12e section 58) que cet amour jaloux est de courte durée en Harmonie, qu’il est d’ailleurs modifié par des trèves respectives ; souvent les deux conjoints orgueilleux de leur beauté transigeront pour aller figurer à l’exposition et y recueillir des suffrages utiles à ceux d’entre eux qui courront la carrière des avancements en grades amoureux. Or, c’est une carrière que tout le monde court plus ou moins en Harmonie.

Pour bien juger de l’orgie harmonienne il faut se rappeler de tout ce qui a été dit à la section du ralliement (7e majeure), peser tous les motifs qu’ont les harmoniens d’adopter l’esprit de bienveillance générale. J’indiquerai dans les chapitres suivants les autres liens spirituels qui font le charme de ces orgies, mais à ne parler que de la mixte ou orgie de musée par laquelle je débute, on ne saurait bien en apprécier le si l’on perdait de vue que les générations apporteront à ce deux qualités qui nous manquent, savoir, en matériel l’initiation générales aux arts de peinture et sculpture, et en spirituel la bienveillance générale, exempte des rivalités d’intérêts et des préjugés de moralité civilisés… [4]
Charles Fourier.

Qu’il rêve d’orgie ou de musée, Fourier reste fidèle à « l’écart absolu ». L’exposition qu’il imagine « s’éloigne en tous sens des routes habituelles ». « L’aspect de vingt belles femmes nues devra nous charmer encore plus que l’aspect de vingt statues » bien que l’on ait sur elles le seul droit de regard. La sexualité transfère son énergie au plus noble des sens, la vue, et se mue en sentiment esthétique. L’ambigu d’orgie et d’art indique l’ambiguïté essentielle et de l’amour et du beau : la sensualité la plus nue est déjà l’amour des beaux corps, tandis qu’au centre de l’art vit l’érotisme.

Les vues de Fourier sont abruptes. Le scandale qu’elles provoquent prend le masque du sourire : se moquer dispense de chercher le sens. Mais des idées baroques n’en sont pas moins des idées et tant mieux si elles nous sont données en images provocantes.

L’image de l’orgie de musée signifie que l’on cherche bien à tort le beau idéal au ciel pour ne pas le voir ébauché dans la nature où paraît la beauté comme un filtre sur la vie brutale et qui l’élève au-dessus d’elle-même.

Les orgies, les bacchanales et les festins sont une obéissance à la nature immédiate, mais la nature n’est pas simple, répète Fourier ; le rythme, le chant et la danse naissent du corps parvenu à l’extrême de ses possibles. Le luxe achève la sexualité : c’est la prodigalité du pollen des fleurs, ou la parure des animaux pour la fête sexuelle. Liés à cet obscur projet pour vaincre la mort, les hommes dépassent la vie : l’amour des beaux corps est sentiment de la beauté. Les orgies de musée prolongent le mouvement naturel : elles « engrènent » du sensuel à l’art.

Chacun ne montrera que ce qu’il a de plus beau, précise Fourier, le bras, la cuisse, les reins. Cet isolement bizarre d’une partie du corps vise à réunir la perfection singulière et l’universalité : la beauté d’un membre isolé se dégage de l’ensemble contingent, d’un corps moins parfait, ébauche le travail de l’artiste : la recherche d’une épure idéale, de l’imaginaire dans le réel.

A l’inverse et à la fois l’orgie de musée figure l’incarnation essentielle à l’art. Au musée d’Harmonie, on « apporte son corps ». De même l’artiste sensible manifeste et magnifie l’échange entre son corps et le monde.

L’angle inattendu sous lequel Fourier saisit la beauté et la vie ouvre des chemins salubres. Dans ce court et beau texte, l’étrange s’unit à la générosité : « Nous manquons bien mieux de la bienveillance générale qui régnera parmi les harmoniens ». Fourier surprend en nous une nostalgie cachée : la bonté n’est pas ce que l’on a cru, fade et morne, mais une fantaisie créatrice, une invention sans limite.

Simone Debout [5]

Outre le texte de Charles Fourier, l’article de Simone Debout et les Portraits harmoniques de Charles Fourier par Pierre Faucheux, plusieurs évocations de l’utopiste figurent dans le catalogue, nous les retranscrivons ci-dessous. Dans la partie Catalogue, on relève par ailleurs les numéros : 1. Anonyme : Portrait de Charles Fourier. Huile sur toile. 33 x 24 cm. et 36. Pierre FAUCHEUX : Cinq portraits harmoniques de Charles Fourier.

GÉNÉRIQUE par André Breton

[…] un tourbillon de feuilles qui peu à peu s’organise en un paysage montagneux à la Friedrich où vient centralement se camper, dans une pose détendue comme s’il était au terme de son trajet, de l’extrémité de sa canne taquinant l’herbe, le Législateur par excellence [6] :

La civilisation n’élève au bien-être qu’un trentième de ses enfants qui sont encore mécontents ! Lorsqu’on voit ce fruit honteux de tant de sciences, ne doit-on pas douter si elle est vraiment destinée de l’homme ou si elle est, comme le pense Montesquieu, une maladie de langueur, un vice intérieur, un venin secret et caché, un échelon de transition à franchir au plus vite ? Comment se fait-il, dit-on, que s’il y a une autre destinée à découvrir, tant de fameux philosophes d’Athènes et Rome, de Paris et Londres, ne l’aient pas découverte ? C’est que les plus anciens, Platon et Aristote, Solon et Minos ont pris fausse route, et que leurs successeurs n’ont pas songé à examiner si la politique humaine était dans la bonne ou la mauvaise voie ; si elle s’était fourvoyée comme l’ont pensé Montesquieu, Rousseau, Voltaire. Ils ont tous eu le tort de s’en tenir au doute passif, recommandé depuis Descartes jusqu’à M. Royer Collard : ils ont commis la même faute que Napoléon, qui attaqua les sciences philosophiques passivement, en se bornant à les éliminer et flétrir, sans leur en opposer quatre autres. Il fallait adopter le doute actif, et procéder par écart absolu. Un débutant un peu adroit réussit à se faire remarquer en prêchant l’opposé des opinions admises, en contredisant tout dans les conférences et les pamphlets. Comment parmi tant d’auteurs et d’ergoteurs qui ont suivi cette marche, aucun n’a-t-il eu l’idée d’exploiter largement l’esprit de contradiction, de l’appliquer non pas à tel ou tel système de philosophie, mais à tous ensemble, puis à la civilisation qui est leur cheval de bataille, et à tout le mécanisme social actuel de l’humanité ? Colomb pour arriver à un nouveau monde continental adopta la règle d’écart absolu ; il s’isola de toutes les routes connues, il s’engagea dans un Océan Vierge, sans tenir compte des frayeurs de son siècle ; faisons de même, procédons par écart absolu, rien n’est plus aisé, il suffit d’essayer un mécanisme en contraste du nôtre.

Celui qui voyait ainsi n’a pas plus tôt repris sa route qu’en écho nous croyons l’entendre encore. Cette fois, c’est un chasseur qui passe [7] : nul n’a chaperonné avec un tel amour le faucon, ni en revanche n’a fait la vie plus dure à la pie. C’est à son seul commerce avec les oiseaux qu’il rend grâce d’avoir pu déchiffrer, à son tour, le grimoire des complexions et des destinées :

La méthode de l’écart absolu… consiste à prendre le contre-pied des méthodes suivies jusqu’alors… Si j’avais aujourd’hui un conseil à donner aux jeunes classificateurs désireux de se faire un nom et d’arriver vite à la gloire, je n’hésiterais pas une seconde à leur recommander l’emploi de la méthode de l’écart absolu, exclusivement et surtout de préférence à celle de Descartes. […]

A la fin de l’article d’André Breton, ces références : Charles Fourier : La Fausse industrie, chez l’auteur 1835-1836. [8] — Alphonse Toussenel : Ornithologie passionnelle, Librairie phalanstérienne 1853-1855.

L’AIR DE FÊTE par Philippe Audoin

[…] On peut prédire que les « sociétés de consommation » en viendront à renoncer peu à peu aux formes traditionnelles de la coercition pour ne plus compter que sur l’intime complicité de leurs esclaves. Il suffit, pour s’en persuader, de considérer l’ensemble des moyens mis en œuvre dans le seul domaine du « way of life », qui tend du reste à s’annexer tous les autres. La création artificielle de besoins (que le cours de la production impose de satisfaire avant même qu’ils soient ressentis) par le radotage publicitaire, la promotion délirante de l’objet usuel, l’effet hypnotique des moyens « audio-visuels », en est sans doute l’exemple le plus frappant. Vont dans le même sens, celui d’un conformisme hébété et souriant, l’information tendancieuse ou disproportionnée ; l’énorme mystification des compétitions sportives ou cosmonautiques ; les loisirs orientés ; l’invention saugrenue du « deuxième sexe » qu’on ne tient pas quitte pour autant de ses fonctions reproductrices ; la fausse culture béatifiante dispensée par les « contemporains du futur », etc… Tout concourt à détourner le Désir des fins qui lui sont propres vers des satisfactions substitutives qui passent pour faire le bonheur ; le bonheur n’est plus une idée neuve : il est en réclame.
Les connaissances acquises depuis Freud touchant les structures et les mécanismes du psychisme inconscient, loin d’avancer comme on l’avait espéré, l’affranchissement de l’homme, sont en fait utilisées pour mieux s’en rendre maître. La Libido, sombre et scandaleuse déïté dont naguère encore on s’épouvantait, est présentement au service de la distribution obligatoire des richesses. Séduite, investie, elle est insensiblement conduite à valoriser au moyen d’un transfert quasi-pathologique des qualités érogènes, n’importe quel produit, vedette ou grand homme ; c’est tout un. Le vieil épouvantail à tête de sirène d’alerte clignote au rythme des feux tricolores, ressasse des slogans idiots, s’amourache en rêve de demoiselles-à-laver, de virilités éléctroménagères et, dans l’euphorie générale, atteint au sublime de la crétinisation.
Les procédés sont encore assez grossiers pour que nombre d’esprits lucides s’en avisent et tâchent de s’y soustraire. La plupart s’en tiennent à un refus sommaire de leur temps et affichent un obscurantisme chagrin ou rageur. Un exemple en a été donné récemment par la publication de l’essai de Jean Servier : L’homme et l’Invisible9 [9], où sont prônées, au détriment des valeurs de l’Occident, les modes de pensée et de connaissance des sociétés dites primitives. La réparation publique ainsi faite à ces dernières, qui est l’élément positif de l’ouvrage, ne permet pas toutefois de passer outre à son contenu réactionnaire. L’homme ne saurait, à l’évidence, échapper au conditionnement contemporain par la seule exaltation de structures révolues et c’est au sein même de ce temps, aux prises mais aussi en prise avec lui, qu’il a quelque chance d’entrevoir une issue. Un homme seul ne saurait prétendre au « salut ». A quelques-uns — ou davantage — il appartient de tenter d’ « être absolument modernes ». Cette attitude, qui ne sépare pas le vécu de la « vraie vie » est proprement celle que revendique le Surréalisme. S’il fait sienne et porte au besoin au paroxysme toute volonté de contestation des nouvelles formes d’aliénation en vigueur — à seule preuve l’essai de Raymond Borde : L’Extricable10 [10], qu’on a pu comparer à « une bouffée d’air non-conditionné » — il tend aussi et dans un même mouvement, à dépasser cette humeur négative par l’affirmation d’un « ailleurs » qui serait avec l’objet contesté dans un rapport d’analogie inverse mais nécessairement ascendant. Sa dénonciation de l’univers contemporain n’a cure des nostalgies passéistes : chaque brèche ouverte dans le prétendu donné doit être une échappée libératrice sur un Merveilleux que permet seule d’entrevoir « l’accomodation des désirs » et qui n’est pas d’évasion mais tend à devenir réel. Toute révolution qui n’implique pas quelque échappée — ou écart — vers ces confins du possible, qui renonce à ce que les feux en deviennent perceptibles pour tous, peut être tenue pour non avenue et déjà trahie, quand même elle se flatterait d’être en accord avec la nécessité historique.
« Colomb, pour arriver à un nouveau monde continental adopta le système d’Écart Absolu. » On peut concevoir dans quel esprit la XIe Exposition Internationale du Surréalisme se réclame de cette phrase de Charles Fourier et du système de pensée qu’elle accrédite. Il s’agit certes d’une manifestation de combat, organisée à l’encontre d’une forme clairement située de la pression sociale, et qui entend faire la part belle à tout sursaut d’exaspération. Mais si les objets ou processus contestés y sont nécessairement évoqués (le sens de l’écart est donné à partir du point d’où on s’écarte), l’accent a été mis de préférence sur la distance à prendre et l’horizon relevé. C’est donc une opération de « réorientation » qui est ici proposée, le plus souvent au moyen des engins mêmes qui jalonnent ou indiquent les chemins de l’asservissement.