Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Pourquoi Fourier ?
Article mis en ligne le 1er juin 2020
dernière modification le 30 mai 2020

par Paz, Octavio

Le 7 du mois d’avril dernier, on a fêté le second centenaire de la naissance de Fourier [1]. Entre 1772 et 1972, Fourier est né, est mort et a ressuscité de nombreuses fois. Sa dernière renaissance, parmi les danses spirituelles hopi d’une reservation [2] du sud des Etats-Unis, se produisit un jour d’août 1945. Avant le commencement de la Nouvelle ère glaciaire – c’est-à-dire avant que l’Europe ne soit saignée, spirituellement et physiquement, par le nazisme et la guerre, avant que la victoire des peuples sur l’Axe ne soit escamotée par l’impérialisme des superpuissances et avant que la Révolution russe n’entre dans sa phase finale de congélation bureaucratique – André Breton se tourne vers Fourier et il écrit son ode que nous publions dans le présent numéro de Plural, traduite par Tomás Segovia. Lors de sa publication, elle fut dénoncée comme une régression vers des formes utopiques, largement dépassées, de la rébellion. Aux ténors du parti de Staline (comme les Aragon) et aux maîtres ergoteurs (comme Sartre), elle sembla une fuite, une démission. Vingt-cinq ans après, personne ne se souvient de ces accusations et l’Ode à Charles Fourier, sans rien perdre de son magnétisme poétique, acquière une actualité critique extraordinaire. Il n’y a rien d’étrange à ce que la pensée de Fourier devienne une vraie pierre de touche, au fur et à mesure que les maux de la société civilisée s’étendent comme une lèpre universelle qui attaque également les pays capitalistes et ceux que nous nommons, un peu légèrement, « socialistes ». En effet, si nous voulons nous faire une idée de la civilisation contemporaine, il n’y a rien de mieux que comparer la réalité que nous vivons avec les visions de Fourier. L’expérience est vertigineuse et révulsive : elle provoque des nausées face à la civilisation et à ses désastres.

En prêchant le doute absolu face aux idées reçues, Fourier nous enseigne à nous fier à notre corps et à ses pulsions ; en exaltant l’écart, également absolu, par rapport à toutes les morales, il nous montre que le chemin le plus court entre deux êtres est l’attraction passionnée. Les « rêves » de Fourier ne sont pas des fantaisies : ils sont la critique que la sensibilité et la spontanéité formulent contre les camisoles de force des systèmes et des abstractions. Comme pour Sade et pour Freud, sa critique de la civilisation part du corps et de ses vérités, mais, à la différence de ces derniers, il n’y a chez lui que d’infimes traces de la morale judéo-chrétienne. Nous avons affaire, chez Sade et Freud, à deux visions opposées mais coïncidentes de l’érotisme, toutes deux inspirées (en négatif) par la tradition judéo-chrétienne : pour Sade, le plaisir est agression et transgression et, pour Freud, il est subversion ; d’où le fait que la société, sous peine de paraître déchirée par les passions, doit avoir recours à la répression et à la sublimation. Fourier, lui, affirme que toutes les passions, sans exclure celles qu’il nomme « manies », et nous « perversions » et « déviances », sont des touches du clavier de l’attraction universelle. Sade produit une esthétique nihiliste de l’exception érotique et Freud une thérapeutique pessimiste : pour eux l’exception est irréductible. Chez Fourier, en revanche, nous assistons à la réintégration des exceptions : régies par un principe mathématique et musical, elles se déploient comme un éventail. Les corps sont un tissu de hiéroglyphes : même si chacun est différent, ils disent tous la même chose, car ils ne sont que des variantes du couple désir-plaisir.

Son opposition à la tradition judéo-chrétienne est également manifeste dans son attitude face au travail. Pour Marx et ses disciples, y compris Lénine et Trotsky, le travail sera toujours un châtiment et nous ne pourrons jamais échapper à sa malédiction. Tout au plus pouvons-nous aspirer, comme récompense de nos efforts, à la satisfaction du devoir accompli, une fois abolie l’infamie du salariat : une sublimation altruiste de l’égoïsme, selon Trotsky. Mais Fourier, lui, a toujours soutenu la possibilité du travail attrayant. En régime « civilisé », le travail est une « torture » ; en Harmonie, un plaisir. Les incitations au travail comme sacrifice, qui à son époque étaient inspirées par la morale et la religion, de même qu’aujourd’hui elles le sont par l’ « idéologie » et l’esprit de compétition, le mettaient hors de lui. Il répète avec exaspération une phrase de Burke : « Nous devons recommander la patience, la frugalité, la sobriété, le travail ; le reste n’est que tromperie et mensonges » ; et il ajoute : « En effet, tout est tromperie et mensonges, à commencer par ces préceptes moraux. Si les moralistes savaient comment rendre le travail agréable et productif, ils n’auraient pas besoin de recommander la patience, la frugalité et la religion ! » [3]. En Harmonie, le travail est un jeu et un art, parce qu’il est régi par l’attraction passionnelle. Encore l’écart absolu : nous, nous imposons aux enfants le travail des adultes comme modèle et Fourier propose que le travail des adultes s’inspire de l’exemple de la société des enfants et de ses jeux.

Les critiques ont souvent regretté la myopie de Fourier qui n’a pas su prévoir le prodigieux développement de l’industrie au XIXe et au XXe siècle. En réalité, il ne s’agit pas tant de myopie que d’antipathie : « Dieu – écrit-il – a donné au travail manufacturier un pouvoir limité d’attraction […] Le bonheur diminuerait si nous bousculions l’équilibre des attractions et si nous ôtions du temps à l’agriculture pour le donner aux manufactures. La nature cherche à réduire au minimum le temps qu’il faut donner au travail dans les fabriques […] La concentration dans les villes de fabriques remplies de créatures malheureuses, comme c’est le cas aujourd’hui, est contraire au principe du travail attrayant […] Les fabriques devraient être dispersées dans les campagnes […] et ne devraient jamais être la principale occupation de la communauté » [4]. Cette profession de foi dans l’agriculture nous aurait peut-être fait rire il y a quelques années, mais plus maintenant : nous savons désormais que le bonheur des peuples, ou du moins leur bien-être, ne se mesure pas en tonnes d’acier produites. Par ailleurs, la profession de foi écologique contenue dans le paragraphe que j’ai cité surprend. C’est un thème qui revient souvent dans ses écrits. À l’aube de l’ère industrielle, ils ne furent pas très nombreux ceux qui prirent la défense du paysage. Fourier fut l’un d’eux et William Blake un autre. Dans un autre passage, Fourier nous révèle sa conception de l’industrie : « Réfutons – dit-il – l’étrange sophisme des économistes qui soutiennent que l’augmentation illimitée des produits manufacturés constitue une augmentation de la richesse […] Les économistes se trompent sur ce point, comme ils se trompent lorsqu’ils désirent une augmentation illimitée de la population, c’est-à-dire de la chair à canon […] Pour les économistes, l’augmentation de la production et de la consommation des objets manufacturés est un indice de prospérité. En Harmonie, on recherche le contraire : une variété infinie d’objets manufacturés et une moindre consommation » [5].

Curieuse préfiguration critique de la société contemporaine. Comme s’il devinait ce qui devait arriver dans la seconde moitié du XXe siècle, Fourier pense qu’il faut mettre le holà à la croissance démographique et au progrès industriel. En Harmonie, l’industrie ne produira pas d’objets fabriqués en série, d’une durée de vie minimale et en quantité illimitée, mais une immense variété d’objets en quantité limitée et à la durée de vie énorme. « Les objets seront éternels » [6], écrit-il, avec son goût pour l’exagération. De même que la cuisine s’élève en Harmonie au statut de l’art et que l’érotisme devient la forme suprême de la sainteté, l’industrie harmonienne possèdera la perfection et la durabilité de l’artisanat. Avec plus d’un demi-siècle d’avance, Fourier a fait la critique du « productivisme » socialiste et de la société de consommation néo-capitaliste.
La situation de la femme fut une de ses préoccupations principales. Il écrit à ce sujet : « Les nations les plus corrompues sont celles qui ont asservi les femmes le plus rigoureusement ». Pour lui, une des raisons du retard de l’Espagne est que « les Espagnols ont été les moins indulgents à l’égard du sexe féminin et c’est pour cette raison qu’ils restent à la traîne des autres Européens et qu’ils ne se sont distingués ni dans les sciences, ni dans les arts ». Qu’aurait-il dit du Mexique et de l’image de la femme mexicaine, la mujer sufrida, résignée et soumise ? La situation de la femme est un signe de bonne santé pour la société. « Le progrès social – écrit-il – coïncide toujours avec la marche des femmes vers la liberté et le recul des peuples résulte de la régression des libertés féminines […] L’extension des privilèges des femmes est la cause fondamentale de tout progrès social » [7].
En consacrant ce numéro de Plural à Charles Fourier, nous nous proposons seulement de rendre hommage à un précurseur du socialisme. Ce que nous désirons, c’est souligner le lien indissoluble entre vision et critique, imagination et réalité. Fourier, pierre de touche du XXe siècle.

[traduction et notes de Pierre-Luc Abramson]