par Desmars, Bernard
Né le 7 octobre 1819, au Fayel (rattaché en 1846 à la commune de Vandrimare, Eure), décédé le 15 septembre 1895 à Ry (alors en Seine-Inférieure, aujourd’hui en Seine-Maritime). Pharmacien et médecin. Conseiller municipal et adjoint à Ry. Fouriériste dissident dans les années 1840. Co-fondateur de la Maison d’apprentissage de Naintré (commune de Saint-Benoît, Vienne) en 1845-1846. Créateur et président d’une mutuelle et d’une coopérative à Ry. Fondateur et dirigeant de la Maison rurale d’expérimentation sociétaire de Ry, de la fin des années 1860 au milieu des années 1880.
Adolphe Jouanne est le fils de Guillaume-Désiré [1], charron, puis marchand au Fayel, avant d’obtenir un diplôme de pharmacien et de s’installer vers 1827 à Ry, une localité d’environ 500 habitants située à une vingtaine de kilomètres de Rouen. Adolphe fait lui-même des études de pharmacie à Paris et obtient son diplôme en septembre 1845. Plus tard, dans l’en-tête de ses documents professionnels, il indique d’autres qualités : docteur en médecine, ancien élève des hôpitaux de Paris, ex-pharmacien des eaux thermales de Vichy, sans que l’on sache bien quand il a obtenu son doctorat et à quels moments il a fréquenté les hôpitaux de Paris et les bains de Vichy [2].
Fouriériste, en marge de l’École sociétaire
Sans doute est-ce alors qu’il étudie la pharmacie à Paris qu’il entre en contact avec les fouriéristes. Il fait partie du « groupe des Harmonistes », dont les textes sont signés par, outre Jouanne, A. Jounin, Joffroy, A. Suin et Philardeau. Ces hommes entreprennent en mars 1842 la publication d’une Correspondance phalanstérienne, afin de favoriser l’établissement de relations plus étroites entre les fouriéristes, ceux en particulier qui se situent à l’écart de l’École sociétaire dirigée par Victor Considerant. Seuls deux numéros paraissent. En juillet 1843, ces cinq « harmonistes » annoncent la reprise du projet ; et effectivement, en septembre suivant, sort une nouvelle Correspondance phalanstérienne [3]. Le 16 septembre 1843, le groupe fait transférer le corps de Fourier dans une concession à perpétuité, en affirmant avoir l’accord de quelques membres de la famille du défunt. Cette affaire provoque la colère des dirigeants de l’École sociétaire qui n’ont pas été mis au courant de l’opération, alors que Victor Considerant est le légataire de Fourier [4]. Jouanne est directement impliqué dans l’organisation et le financement de ce transfert de la dépouille mortelle de Fourier ; en 1844, Victor Considerant propose, par voie d’huissier, de « rembourser audit sieur Jouanne les dépenses dûment justifiées par lui » faites « pour l’exhumation des restes du sieur Fourier » et « la construction du caveau » ; il annonce également que « l’ancienne pierre tumulaire précédemment enlevée par Jouanne » va être replacée sur la nouvelle tombe [5].
Le cinquième et dernier numéro de la Correspondance phalanstérienne est daté de janvier 1844. Le même mois parait une nouvelle version du Nouveau Monde, un périodique fondé en 1839 par Jean Czynski, dont la parution s’est interrompue en novembre 1843. L’organe a désormais pour sous-titre Journal de l’essai sociétaire sur les enfants ; le comité de rédaction est formé de Joffroy, Jounin et Jouanne. Ceux-ci sont critiques envers, non seulement l’École sociétaire et La Démocratie pacifique, mais aussi les versions précédentes du Nouveau Monde. Ils considèrent que les fouriéristes ont consacré suffisamment de temps à la propagande et qu’il faut désormais passer à la réalisation :
Nous allons appeler l’attention sur la fondation immédiate d’un essai sociétaire organisé suivant le régime des séries contrastées, rivalisées et engrenées, qui sont l’opposé du monde à rebours, l’antipode des sociétés civilisée, barbare et sauvage [6].
Le premier essai, continuent les trois hommes, peut être réalisé avec économie et efficacité sur des enfants ; son succès favorisera ensuite l’organisation d’une véritable phalange.
La présentation des intentions du comité de rédaction occupe l’essentiel des colonnes du premier numéro du Nouveau Monde. Journal de l’essai sociétaire sur les enfants. Cependant, elle est complétée par un article sur la « détérioration des climatures en France » ; Adolphe Jouanne y critique d’abord ceux qui affirment que l’époque est caractérisée par « le progrès ». Or,
l’observation rigoureuse de la nature et des faits nous démontre le contraire de ce que veulent nous persuader nos chantres du progrès et de la perfection ; elle nous enseigne que tout sur notre globe est dans un déclin sensible. En spirituel et social, l’enracinement de l’esprit révolutionnaire, l’accroissement des dettes publiques et des emprunts fiscaux, le progrès du mercantilisme et de l’agiotage, l’extrême misère qui va sans cesse augmentant parmi les classes industrieuses, tous ces indices ne peuvent présager aux esprits judicieux qu’un avenir d’émeutes et de bouleversements sociaux.
Utilisant un mémoire présenté à l’Académie des sciences par un certain Fuster, Jouanne souligne les effets négatifs du déboisement excessif qui favorise le ruissellement des eaux, l’érosion des sols et le renforcement des vents ; cette « guerre contre les forêts », qui s’est intensifiée au XVIIIe siècle, « a porté le dernier coup au climat de la France et donné à l’agriculture le présage de sa ruine prochaine » [7].
Le second et dernier numéro du périodique est consacré au projet d’une « ferme d’asile et d’apprentissage » élaboré par Pierre-Alexandre Guilbaud, auteur dans les années 1830 de plusieurs brochures sur la réalisation d’un essai sociétaire avec des enfants. Le prospectus de ce projet est d’ailleurs joint au Nouveau Monde. La présentation qui en est faite par la rédaction est très élogieuse et appelle à soutenir son auteur [8].
La Maison rurale d’asile et d’apprentissage de Naintré
Mais Guilbaud meurt peu après. Jouanne décide alors de passer lui-même à la réalisation d’un essai sociétaire pour enfants. En 1845, avec François Xavier Gauvain, il publie une brochure soulignant la « nécessité de fonder des maisons rurales d’asile et d’apprentissage pour les enfants pauvres » [9]. Les deux hommes ouvrent une souscription afin de recueillir des fonds pour le premier établissement. Avec l’aide d’un médecin mosellan, Pierlot, qui a participé à la constitution du groupe des « Harmonistes » en 1843, ils acquièrent un domaine, sur la commune de Saint-Benoît, limitrophe de Poitiers [10] ; ils y installent « la maison rurale d’asile et d’apprentissage de Maintré [aujourd’hui orthographié Naintré] ». Lors du recensement de 1846, Jouanne vit dans cette maison, avec quatre domestiques et quatre élèves apprentis de 6 à 11 ans, tandis que Gauvain réside avec sa famille dans un lieu-dit peu éloigné [11].
Cet établissement pour enfants a donc existé pendant quelques mois [12]. Mais sans qu’on en connaisse bien les raisons, des désaccords naissent entre ses dirigeants ; Jouanne et Pierlot portent leur conflit contre Gauvain devant les tribunaux. La société est dissoute en février 1847 et ses biens sont vendus aux enchères en mai et juillet suivant [13].
Adolphe Jouanne est encore domicilié à Saint-Benoît en avril 1847, lors d’un acte passé devant notaire [14]. L’année suivante, il succède à son père à la tête de la pharmacie de Ry. En 1852, il est élu au conseil municipal de Ry ; la même année, il est nommé adjoint au maire ; mais il démissionne rapidement de cette fonction en invoquant le manque de temps. Il reste cependant au conseil municipal. Il se présente alors comme « l’un des admirateurs passionnés de Napoléon III » [15]. Il retrouve la fonction d’adjoint de 1855 à 1860. Lors d’une réorganisation de la municipalité en 1860, le préfet ne le renouvelle pas à ce poste, en motivant cette décision par ses autres responsabilités. Cependant, selon le juge de paix, Jouanne est un homme « dont le mauvais esprit et les opinions radicales ne sont un secret pour personne » ; il est responsable de « tracasseries » envers le curé de Ry [16]. Il est toutefois réélu au conseil municipal sans interruption jusqu’en 1884.
Mutualité et coopération
Au milieu des années 1850, Adolphe Jouanne entreprend la formation d’une mutuelle, au bénéfice des habitants de Ry et des communes voisines. Il doit d’abord affronter les réticences des municipalités et des membres du clergé, peut-être inquiets devant le projet présenté. Jouanne souhaite en effet aller au-delà des activités habituelles de ces associations (faciliter l’accès des malades aux soins et, parfois, leur verser une indemnité pendant la période où ils ne peuvent travailler). Il aimerait compléter la mutuelle par un magasin, les adhérents de la première bénéficiant d’avantages dans le second. Dans sa correspondance avec le préfet de Seine-Inférieure, il mentionne aussi les brochures de Guilbaud et semble dès lors envisager la création d’une maison d’éducation [17].
Les projets de statuts reflètent certains de ces objectifs ambitieux : la société doit procurer à ses membres malades les soins du médecin, des médicaments et une indemnité pour leur perte de revenu ; elle apporte aussi une aide à ceux que leur âge ou leurs infirmités empêchent de travailler ; elle se charge des frais pour les obsèques. Plus original, elle encadre le travail des médecins et de pharmaciens afin qu’ils accomplissent un travail de prévention auprès de leurs patients. Jouanne prévoit également la mise en place de « tableaux d’éducation sanitaire » dans les écoles primaires. Surtout, les préoccupations de la mutuelle dépassent largement les problèmes d’hygiène ou de santé : elles concernent aussi le travail (l’apprentissage et la recherche d’un emploi), les distractions (les lectures, la musique), l’épargne [18].
Même si le préfet formule quelques réserves sur l’ampleur de ces objectifs, la société est autorisée en juillet 1856 sous le nom de l’Unité fraternelle – Société d’émulation chrétienne. C’est une « société approuvée », c’est-à-dire qu’elle est soumise à la tutelle des autorités qui, par exemple, désignent son président. À Ry, elles nomment Adolphe Jouanne. En contrepartie, elle reçoit divers avantages tels que des locaux et des moyens matériels mis à disposition par la municipalité, ainsi que des conditions financières et fiscales favorables.
À partir de cette mutuelle, Jouanne développe diverses activités et associations sur lesquelles les informations sont très lacunaires et dont on ne sait pas toujours si elles ont survécu à leurs premières années : il crée une caisse de secours, de prévoyance et d’encouragement au profit des sapeurs-pompiers, un « service d’approvisionnement » de type coopératif permettant de fournir à la population locale des produits bon marché, et un jardin d’enfants.
Son engagement mutualiste dépasse Ry et ses environs : il participe à la fondation d’une mutuelle et d’une coopérative à Rouen. Il aide en 1863 son ami Chasle-Brenezay à fonder une mutuelle à Souzay (Maine-et-Loire), également appelée « Unité fraternelle », dont les statuts, imprimés à Darnétal près de Rouen, sont largement inspirés de ceux de la société de Ry [19].
Parallèlement à son activité professionnelle et à son engagement mutualiste, Jouanne prend part dans les années 1860 à plusieurs concours et adhère à plusieurs sociétés savantes. En 1863, il présente au Concours apicole un nouveau modèle de ruche et une eau-de-vie distillée « obtenue après l’extraction du miel par la distillation de l’eau de lavage », pour lesquels il reçoit une médaille de troisième classe [20]. La même année, la Société d’émulation de l’Ain propose de récompenser les travaux « indiquant les meilleurs moyens de propager les sociétés de prévoyance mutuelle dans les compagnes et de faire participer les femmes et les membres de la famille aux avantages de ces institutions » ; Jouanne lui envoie un mémoire qui reçoit une médaille d’argent [21]. En 1868, il obtient une autre médaille d’argent au concours régional de Rouen, dans la section « animaux de basse-cour » [22]. Il est membre de la Société des sciences industrielles, arts et belles-lettres de Paris [23] et de la Société des amis des sciences naturelles de Rouen [24]. À une période indéterminée, il met au point une « eau de Jouanne », efficace pour « le traitement du piétin et des autres boiteries des bêtes à laine », mais « également souveraine pour le traitement des pieds des bêtes à corne en cas de cocotte » [25].
Jouanne, Riche-Gardon et l’École sociétaire
Le « groupe des Harmonistes » dont a fait partie Jouanne vers 1842-1844 a disparu au milieu des années 1840. Dans les années suivantes, le pharmacien de Ry ne semble pas entretenir de relation avec l’École sociétaire dirigée par Victor Considerant, ni publier de texte dans lequel il exprimerait des convictions sociétaires. Il ne paraît pas non plus s’être intéressé à l’organisation de la colonie de Réunion (Texas), qui mobilise une partie des fouriéristes au milieu des années 1850.
Cependant, il est en contact avec Luc-Pierre Riche-Gardon ; ce publiciste connaît bien le mouvement fouriériste, auquel il a vraisemblablement appartenu ; il se consacre désormais principalement à des activités maçonniques et spirituelles. Il publie des revues, dont le lectorat est en partie composé de fouriéristes, d’après les lettres qu’il publie. Il accueille dans ses colonnes des textes de ses anciens condisciples ; il fait la recension de leurs ouvrages et présente leurs projets, en particulier quand il s’agit d’éducation.
C’est ainsi qu’en 1859, sa revue signale dans un bref article l’existence de l’Unité fraternelle, « bienfaisante association toute dévouée au progrès moral », à laquelle est associé un « jardin d’enfants » [26]. L’année suivante, dans son nouveau périodique, L’Initiation ancienne et moderne, Riche-Gardon présente Jouanne comme « notre très honoré collaborateur » et « notre docte abonné » [27] ; il consacre un nouvel article à la mutuelle de Ry [28]. Un an plus tard, dans le Journal des initiés aux lois de la vie et de l’ordre universel, nouvelle revue dirigée par Riche-Gardon, Jouanne publie un article dans lequel il souhaite que
l’on […] dirige […] tous ses efforts vers les moyens de réaliser l’association intégrale, qui seule peut briser les chaines de l’humanité, émanciper à la fois le corps et l’âme [...]. Or c’est dans la commune, cette première alvéole de la grande ruche humanitaire, qu’il faut organiser tout d’abord l’association. [...] Pour faciliter cette association dans la commune, il suffit de démontrer d’abord, sur un petit noyau d’enfants (la Crèche et ses annexes) que la nature est bonne et que l’on peut créer un milieu où toutes les facultés de l’homme auront leur libre essor conforme à la justice. Ce résultat obtenu, il viendra plus d’adhérents que nécessaire pour étendre à la commune entière le bienfait de son heureuse organisation [29].
Dans les différents textes qu’il adresse aux périodiques de Riche-Gardon, Jouanne présente son projet d’établissement pour les enfants ; mais il intervient aussi sur la situation du mouvement fouriériste que s’efforce alors de réorganiser François Barrier. Le Déiste rationnel, successeur du Journal des initiés, publie plusieurs articles dans lesquels Jouanne critique les anciens dirigeants de l’École sociétaire ; surtout, contre les partisans du « garantisme », c’est-à-dire la voie progressive qui graduellement – trop lentement disent certains – mène vers l’« Harmonie » en passant par le développement des mutuelles et des coopératives, il se prononce pour une expérimentation de la théorie phalanstérienne, pour une application du principe sériaire à un groupe d’enfants [30]. Enfin, dans une « Défense de Fourier », il insiste sur le caractère scientifique de la théorie sociétaire, découverte par un « puissant génie » et qu’il s’agit maintenant de mettre en pratique.
Disciples de Fourier, gardez-vous bien de replier votre drapeau ; sachez au contraire le tenir haut et droit, malgré l’indifférence du siècle. Votre heure viendra et viendra d’autant plus vite, sachez-le bien, que vous aurez su résister plus courageusement au mauvais vouloir de vos contemporains. Relevez donc votre courage. Je vous le dis, l’heure approche du triomphe de vos doctrines. Sachez vous mettre à la hauteur du rôle qui bientôt va vous échoir ; et dans cette expectative, gardez-vous, je vous en conjure, oh ! oui, gardez-vous d’abaisser votre maître, celui dont le monde entier exaltera bientôt la gloire [31].
Malgré ces différents textes, Jouanne garde d’abord ses distances avec l’École sociétaire en cours de réorganisation ; il n’entre pas dans le capital de la société en commandite Noirot et Cie formée en 1866 par François Barrier et Jean-Baptiste Noirot pour exploiter la Librairie des sciences sociales. Mais à partir de 1867, il se rapproche de ses condisciples en adressant un article à la rédaction de La Science sociale, le nouveau périodique fouriériste [32] ; il entre en 1869 dans l’actionnariat de la Librairie des sciences sociales lors de sa transformation en société anonyme [33]. Il est membre correspondant du Cercle des familles, une association fondée par les fouriéristes parisiens fin 1869-début 1870 [34]. Sans doute essaie-t-il alors de développer ses relations avec ses condisciples afin de faire connaître son projet d’établissement scolaire mettant en œuvre le principe sériaire, et d’obtenir des soutiens notamment financiers.
La Maison rurale d’expérimentation sociétaire
Jouanne s’est d’abord intéressé à la petite enfance, avec le jardin d’enfants. Mais, au cours des années 1860, il mûrit le projet d’une institution accueillant des enfants un peu plus âgés. Il crée une Société de fondation de la Maison rurale, afin de réunir les capitaux nécessaires à la construction d’un bâtiment abritant les classes et les logements, et d’annexes pour les ateliers. Ces édifices, élevés à la fin des années 1860 et au cours des années 1870, sont complétés par quelques terres afin d’y élever quelques animaux et d’y pratiquer des travaux agricoles.
Dans les différents textes présentant la future Maison rurale, Jouanne entreprend d’abord une critique de l’enseignement traditionnel, qui reprend largement celle de Fourier : les apprentissages scolaires sont généralement monotones, intéressent peu les enfants, reposent sur la contrainte et sont dès lors peu efficaces. Il s’agit donc de leur substituer des activités pratiques, des travaux dans les jardins, dans les champs et dans les ateliers, tandis que les exercices académiques au sein de la classe sont très fortement réduits ; ainsi, les enfants, alternant travaux manuels et travaux intellectuels, variant les activités, peuvent librement découvrir leurs « vocations naturelles » et développer leur corps en même temps que leur esprit [35].
Il est difficile de déterminer précisément comment, à partir de quel moment et dans quelle mesure la Maison rurale a effectivement mis en application ces principes. L’établissement accueille une vingtaine d’élèves en 1873, une trentaine d’élèves en 1875 et une cinquantaine en 1877, principalement des pensionnaires. Mais la Maison rurale connaît une existence sans doute plus troublée que ne le suggère cette progression régulière du nombre des élèves. Jouanne ne dispose pas du diplôme lui permettant de diriger un établissement scolaire. Il doit donc recourir à un enseignant pour occuper le poste. Mais la volonté du fondateur de la Maison rurale d’exercer le gouvernement effectif de l’institution le fait régulièrement entrer en conflit avec le directeur officiel. D’où une série de démissions, même quand ce directeur adhère aux principes fouriéristes, comme c’est le cas avec Guillaume Pierre. Un autre fouriériste, Germain Délias n’effectue également qu’un court séjour comme enseignant. Enfin, Jouanne se plaint régulièrement du manque d’argent qui ralentit le développement de la Maison rurale. Les membres de l’École sociétaire restent en effet partagés envers l’expérimentation sociétaire conduite à Ry.
Jouanne et les fouriéristes
Dans l’été 1870, en raison de la guerre franco-prussienne, La Science sociale cesse de paraître et le Centre parisien du mouvement fouriériste suspend ses activités. Jouanne crée alors un périodique intitulé École sociétaire – Maison rurale d’enfants à Ry (Seine-Inférieure) dont le premier numéro date de septembre 1870. Il s’efforce d’en faire le nouvel organe du mouvement fouriériste et promeut dans ses colonnes la voie de l’essai sociétaire qui doit mobiliser toutes les énergies phalanstériennes. Il critique l’engagement politique et refuse que la théorie sociétaire soit considérée comme l’une des formes du socialisme, ce mot étant désormais associé à l’esprit révolutionnaire et à la Commune qu’il dénonce très violemment [36]. Il utilise également le bulletin pour attirer l’attention et le soutien de ses condisciples sur la Maison rurale.
Des contributions financières lui arrivent désormais en plus grand nombre, de différentes régions, alors qu’il avait jusque-là compté surtout sur ses propres ressources et sur celles de quelques amis de Ry et des environs, comme le banquier et fouriériste rouennais Ernoult-Jottral et le médecin Achille Suin, son ancien compagnon « harmoniste » installé à Limésy (Seine-Maritime). En particulier, l’architecte Florimond Boulanger, décédé en 1875, lègue une grande partie de sa fortune à la Maison rurale. Jouanne crée plusieurs sociétés pour accueillir ces fonds : outre la mutuelle l’Unité fraternelle et la Société de fondation de la Maison rurale, une Société de dotation industrielle pour le même établissement, et bientôt une Société civile de coopération pour construire de nouveaux bâtiments ; la complexité de cette organisation soulève quelques interrogations, par exemple chez le Nivernais Morlon :
Dans votre projet de maison rurale, vous faites marcher ensemble trois ou quatre sociétés à la fois, ce qui jette un peu de confusion dans les esprits, quand on ne prend pas le temps d‘étudier et surtout quand on ne voit pas par soi-même [37].
Certains fouriéristes sont dubitatifs sur les chances de succès de la Maison rurale. Quand Morlon lui reproche de ne pas être « secondé par un comité de phalanstériens connus », ce qui pourrait lui attirer des soutiens plus nombreux, Jouanne répond :
Je n’ai pas demandé mieux que d’être patronné, secondé par un comité de phalanstériens connus ; mais tous s’écartent du principe de la réalisation immédiate, et d’ailleurs ils ont décliné ce rôle que je leur ai offert à diverses reprises [38].
Les dirigeants de l’École dans les années 1870 (Eugène Nus, Charles Pellarin, Charles Limousin, Eugène Tallon, etc.) ne semblent en effet guère intéressés par l’établissement de Ry [39] ; ce sont en général des fouriéristes à la notoriété et au rôle plus modestes, souvent isolés, qui apportent leur contribution financière à la Maison rurale, et qui reprochent au Centre parisien de ne pas soutenir une œuvre portant une partie des espérances harmoniennes. C’est le cas du Lillois Louis Templier qui verse d’abord d’importantes sommes au profit de la Maison rurale et qui, en 1872, s’établit à Ry avec sa famille pour aider Jouanne à développer son œuvre.
Conflits locaux et fermeture temporaire de la Maison rurale
Outre le manque de soutien des dirigeants de l’École sociétaire, Jouanne déplore dans les années 1870 les attaques dont il est l’objet dans la commune de Ry. Dans l’hiver 1872-1873, à la suite d’un conflit entre le curé local et quelques « malencontreux amis » de la Maison rurale, « le parti clérical, si prompt à s’alarmer, n’a pas tardé à faire à notre institution une réputation qui n’était rien moins qu’irréligieuse » ; aussi, « près de certaines familles de la contrée, notre œuvre passera donc quelque temps encore pour un foyer d’irréligion » [40].
La majorité municipale est désormais largement défavorable à Jouanne, et elle suscite en 1873 la création d’un pensionnat lié à l’école primaire ; peut-être est-ce pour échapper à cette concurrence que Jouanne transforme la Maison rurale en établissement secondaire.
La gestion de l’Unité fraternelle fait aussi l’objet de critiques. D’après le maire de Ry :
la société de secours mutuels de Ry existe depuis 1856 et a eu pour président jusqu’à ce jour M. Jouanne alors pharmacien à Ry. Sous sa direction, cette société détournée des principes de fraternité et de concorde qui devraient être la règle, a été dès son début un objet de discorde et de désunion dans le pays. Écartant des commissions les membres qui auraient pu faire des observations, le président a fait de la société l’instrument de ses intérêts particuliers et de ses rancœurs personnelles [41].
Le maire s’interroge sur la régularité des comptes, sur la validité d’une assemblée générale des sociétaires, convoquée à la mairie, mais subitement déplacée au domicile de son président.
Les autorités académiques sont également plus critiques à la fin de la décennie envers l’établissement : en 1879, le rapport d’inspection indique :
cet établissement exige une surveillance spéciale. La direction manque de suite et d’énergie. Les directeurs fictifs se succèdent avec une déplorable rapidité [42].
La même année, Jouanne perd l’un de ses principaux soutiens dans la région, avec la mort d’Ernoult-Jottral.
Les hésitations de Jouanne et les mutations de la Maison rurale
À la fin des années 1870 et au début des années 1880, Jouanne semble douter de l’avenir de la Maison rurale telle qu’elle fonctionne depuis le début des années 1870. Elle doit d’ailleurs, sans qu’on en connaisse bien la date et les raisons, fermer vers 1878-1879. La situation et les intentions de Jouanne sont d’autant plus difficiles à saisir que le Bulletin qui, depuis l’automne 1870, nous renseigne sur le développement de l’œuvre et sur les projets de son fondateur, cesse de paraître en 1878. Les informations deviennent dès lors beaucoup moins nombreuses.
Adolphe Jouanne se marie en juillet 1878 avec Pauline Chauvet, la veuve d’un pharmacien d’Amfreville-la-Campagne (Eure). À la fin de la même année, il rédige une série de huit articles intitulés « Questions sociales » pour Le Petit Rouennais ; seuls quatre paraissent, sous le pseudonyme Christian, en décembre 1878 et janvier 1879 ; l’ensemble (articles publiés et non publiés) est repris dans une brochure sous le titre La Question sociale résolue par les collectivités unitaires. Jouanne commence par décrire une société menacée par de graves troubles sociaux. Pour remédier à cette situation, il propose la création de « Collectivités unitaires ou réunions de familles appliquées sociétairement à tous les travaux de ménage, culture et fabrique que ces réunions peuvent comporter » ; ainsi pourra-t-on « conjurer tous les conflits qui troublent notre industrie et jettent la perturbation dans l’ordre social de notre temps si instable et si agité ». Le succès de la première « collectivité » entraînera spontanément la reproduction du modèle. Il s’agit donc d’abord de procéder à une « application partielle, comme préliminaire à une expérimentation complète, sur 30 à 40 familles » [43]. Jouanne ne cite pas Fourier, mais s’appuie sur les réalisations de Jean Baptiste Godin à Guise et de Jean Leclaire à Paris. Il n’utilise pas les expressions « travail attrayant », « courtes séances » et « série » ; mais il annonce que les activités seront très diverses, que les travailleurs pourront en changer régulièrement et exécuteront leurs tâches « avec des coopérateurs librement choisis ». Toutefois, il n’impose pas l’habitat unitaire, laissant les individus choisir entre le logement collectif et la maison individuelle. La publication de la brochure est destinée à lui « attirer les concours nécessaires pour l’accomplissement d’une œuvre destinée à conjurer bien des orages ».
On ignore quel écho ont reçu ces textes et cet appel. Jouanne ne semble pas avoir poursuivi ce projet de « collectivités unitaires ». D’ailleurs, très vite, Jouanne revient vers un établissement accueillant des enfants. Lui-même franc-maçon, il essaie en 1879 d’intéresser ses « frères » du « Chapitre des Arts réunis » à une « expérimentation sociétaire » qui, à terme, pourrait concerner l’ensemble de la société, mais qui commencerait par les enfants ; elle s’installerait dans les locaux déjà construits à Ry. La commission chargée d’examiner le plan proposé par Jouanne rédige un rapport très favorable, affirmant notamment que les objectifs de la Maison rurale (« organiser le travail et spécialement l’apprentissage des enfants d’après les principes de libre essor des facultés et de la solidarité la plus complète ») coïncident avec les principes de la franc-maçonnerie, et qu’ainsi, « l’expérimentation sociétaire que propose la Maison rurale est une œuvre maçonnique, à laquelle par conséquent la maçonnerie toute entière est particulièrement intéressée ». Aussi, la loge rouennaise annonce l’envoi d’une circulaire « à tous les ateliers de France à l’effet de les engager à s’intéresser spécialement à l’expérimentation sociétaire de la Maison rurale de Ry » ; elle encourage les francs-maçons à souscrire à la société en commandite constituée par Jouanne et verse elle-même la somme de 100 francs. La commission qui a examiné le dossier déposé par Jouanne est chargée de rassembler des fonds et de suivre l’organisation et le fonctionnement de l’établissement [44].
Dans ce nouveau projet, les principes éducatifs restent ceux promus depuis les années 1860 et appliqués dans les années 1870. Mais Jouanne s’adresse désormais à l’Assistance publique du département de la Seine afin de se voir confier des orphelins ou des enfants abandonnés. Il fonde la « Solidarité universelle pour la fondation et la propagation des colonies sociétaires » ou l’« Œuvre des colonies sociétaires, agricoles et industrielles », la Maison rurale de Ry étant censée n’être que le premier d’une série d’établissements à créer. Cette société est placée sous le patronage de diverses personnalités politiques, dont les députés Désiré Barodet, Édouard Lockroy, Martin Nadaud ; son comité administratif comprend le député Georges Laguerre et celui qui n’est encore qu’un jeune avocat, Alexandre Millerand.
Cela ne protège pas Jouanne de ses adversaires et de la méfiance des autorités préfectorales et académiques. En 1882, il doit renvoyer les quelques enfants présents dans la Maison rurale, car l’établissement se retrouve un moment sans enseignant diplômé. La même année, il est poursuivi pour détournement de fonds, l’affaire étant ensuite classée sans suite [45]. Par ailleurs, l’officine qu’il a ouverte à Rouen – alors qu’il a cessé son activité de pharmacien à Ry – est fermée, car elle est tenue par un employé non diplômé [46]. En 1883, sa gestion de l’Unité fraternelle est vivement contestée par une partie des adhérents ainsi que par le maire de Ry, qui crée l’année suivante une mutuelle concurrente, La Prévoyance [47]. En 1884, Jouanne n’est pas réélu au conseil municipal de Ry.
Du côté des fouriéristes, les doutes et la méfiance persistent. En 1883, Étienne Barat, partisan de la création d’une association agricole, publie dans la Revue du mouvement social, dirigée par Charles Limousin, un article dans lequel il souligne les limites de la Maison rurale ; elle n’est selon lui qu’une œuvre philanthropique, et non un essai sociétaire menant vers l’Association intégrale [48]. Jouanne répond en mentionnant Guilbaud, dont les projets d’institution accueillant des orphelins avaient été approuvés par Fourier dans les années 1830 ; il ajoute que si le développement de la Maison rurale est lent, cela est lié à « l’insuffisance des concours » dont il bénéficie [49].
Finalement, sans qu’on en connaisse précisément le moment et les motifs, les derniers enfants quittent la Maison rurale en 1885 ou 1886. La société de la Maison rurale est dissoute en avril 1886 [50].
Les vastes locaux sont loués par le conseil général de la Seine-Inférieure pour y installer une gendarmerie [51].
Catholicisme hétérodoxe et mutualisme
Après la fermeture de la Maison rurale, Jouanne reste à Ry ; il retrouve le conseil municipal en 1888 et y est réélu en 1892. Il ne semble plus avoir de relations avec les fouriéristes ; son nom n’est pas mentionné parmi les adhérents de la Ligue du progrès social, qui continue l’École sociétaire à partir de 1885-1886, ni La Rénovation – l’organe de cette Ligue – qui paraît à partir de 1888. Mais Jouanne correspond avec des revues publiées par des prêtres, en marge de l’Église : il envoie des lettres à la rédaction de L’Ami de l’humanité, dirigé par l’ancien abbé Sterlin, sur « La franc-maçonnerie » et sur « La Libre pensée chrétienne » ; dans l’un d’eux, il réaffirme la nécessité de procéder à des expérimentations sociales, en commençant par un noyau de familles, ou, mieux, un petit groupe d’enfants afin d’y mettre en application « les procédés d’organisation unitaire ou de fraternité intégrale » ; il fait aussi l’éloge de la mutualité et de la coopération. Ce sont les moyens d’obtenir « de véritables améliorations dans le sort des masses » [52]. En 1890, dans L’Étoile, qui porte en sous-titre Kabbale messianique – Socialisme chrétien – Spiritualisme expérimental, il rappelle les « tracasseries administratives » dont la Maison rurale a été victime : « Bref, de tout ce que nous avions entrepris, il n’est resté debout qu’une petite société mutuelle » [53].
L’Unité fraternelle, dont Jouanne est toujours le président, survit en effet aux attaques dont elle est l’objet. Le jury de la section de l’économie sociale lui décerne même une médaille d’argent lors de l’Exposition universelle de 1889, dans la section « Économie sociale » [54]. Jouanne milite dans les années 1890 pour « l’extension de la mutualité aux enfants » ; il porte ce projet à plusieurs reprises devant les dirigeants de la Ligue nationale de la prévoyance et de la mutualité et crée un comité afin d’en obtenir la réalisation [55].
En septembre 1895, un faire-part du décès d’Adolphe Jouanne paraît dans le Journal de Rouen qui annonce un service religieux en l’église de Ry. Aucune nécrologie ne paraît dans ce périodique, ni dans Le Petit Rouennais. La mort de Jouanne n’est signalée qu’en janvier 1896 dans La Rénovation ; Adolphe Alhaiza rappelle de façon très imprécise le projet de Maison rurale [56]. Trois ans plus tard, dans le cadre d’une série d’articles consacrés aux anciens disciples, La Rénovation propose une notice biographique de Jouanne plus complète, illustrée par un portrait [57].
Postérités mutualiste, littéraire et muséographique
À Ry, au début du XXe siècle, c’est la mutuelle plus que la Maison rurale qui assure la postérité de Jouanne. En 1906, une fête commémorative, à laquelle assistent quelques notables et responsables mutualistes de la région, est organisée pour le cinquantenaire de la création de l’Unité fraternelle ; un arbre est planté avec une plaque rappelant le rôle de Jouanne lors de la création de cette association [58].
Par ailleurs, le pharmacien de Ry entre dans l’histoire de la littérature. En 1890, Georges Dubosc, critique littéraire au Journal de Rouen, affirme que le Yonville de Madame Bovary est en réalité la commune de Ry ; les événements narrés dans le roman seraient en partie inspirés d’un drame survenu en mars 1848, l’épouse de l’officier de santé de la localité se suicidant. Selon Dubosc, Flaubert aurait recueilli ses informations auprès du pharmacien local, Guillaume Désiré Jouanne, qui lui aurait inspiré le personnage d’Homais [59]. Dans une lettre au quotidien, Adolphe réfute les affirmations de l’auteur de l’article concernant le rôle de son père [60]. Puis, après sa mort, certains considèrent Adolphe comme le véritable « prototype » d’Homais, tandis que d’autres commentateurs lui préfèrent d’autres modèles, ou considèrent que Flaubert s’est servi de plusieurs individus pour construire le personnage du roman [61]. L’identification entre Homais et Jouanne se traduit notamment par la reconstitution de l’officine du second et par la présence de documents concernant l’Unité fraternelle au sein de la Galerie Bovary, musée d’automates installé à Ry à la fin des années 1970 et représentant différents épisodes et personnages du roman [62].