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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

109-111
TACUSSEL Patrick : Charles Fourier, le jeu des passions (2000)

Paris, Desclée de Brouwer, 2000, 252 p.

Article mis en ligne le décembre 2000
dernière modification le 3 avril 2007

par Guillaume, Chantal

Que ce soit un sociologue qui ait écrit ce livre constitue un fait déterminant car son auteur revendique très justement une reconnaissance des qualités sociologiques et ethnographiques des oeuvres de Charles Fourier. Il va s’employer à le prouver, à le démontrer dans l’exercice brillant et érudit des rapprochements entre des aspects de la théorie fouriériste et de multiples théories sociales et méthodes d’analyse sociologique postérieures. Le versant épistémologique apparaît central car cet ouvrage montre que les « devoirs méthodiques » de Fourier génèrent une nouvelle sociologie, une analyse innovante des phénomènes sociaux.

Cette lecture de Fourier sera donc portée à distinguer des sociologues ou des penseurs des phénomènes collectifs continuateurs de la méthode Fourier, ou inspirés par elle, par ses présupposés (Weber, Simmel, Giddens, Marcuse....). Mais avant de faire l’analyse de l’actualité de Fourier dans les sciences sociales, P. Tacusel va orchestrer une composition des essentielles thématiques de la théorie de l’harmonie de Fourier.

L’unité universelle s’étaye nécessairement sur la pensée analogique qui relie la réalité sociale, biologique, physique et astrophysique. Le réformateur social a trouvé des correspondances dans tout le système de l’univers et n’a plus séparé la théorie sociale de la réflexion cosmogonique. Dans ce chapitre sur la pensée analogique, l’auteur tente un rapprochement avec Wilhem Reich, l’inventeur de la pensée orgonomique, elle-même analogique. L’énergie sexuelle de l’orgone est bio-sociale, bio-cosmique ou reliante, attractive au sens fouriériste. Mais l’auteur nous laisse là en plan avec cette théorie de la dépendance universelle rapprochée de celle de l’orgone Reichien pour s’intéresser aux mathématiques. Fourier a en effet inauguré l’exploration mathématique des faits sociaux avec un esprit innovant, inventeur. Il a dépassé la logique classique des mathématiques en anticipant une logique dynamique du contradictoire et de son ordonnancement dynamique. Tout élément possède son élément contradictoire et tout ensemble son ensemble contradictoire. Fourier peut ainsi anticiper dans le cadre de la science sociale, l’interaction de l’élément et de l’ensemble, de la personne et du social institué. De même la notion de série, comme être mathématique donne sens à la structure phalanstérienne d’harmonie. Tout l’art de l’association consiste à former une phalange de séries passionnées aux propriétés sociales distinguées : émulation, justice, accord direct (groupe ou série formée par accord de sympathies, d’identités) ou par accord indirect (absorption des antipathies et contrastes). Ainsi l’harmonie ne peut naître que des consonances-dissonances, identités-oppositions. Par analogie la musique elle aussi a pour finalité de générer de l’harmonique. La machinerie musicale comme le dit l’auteur livre le modèle analogique concret. Il existe en effet une musicalité dans le social lui-même, une rythmicité dont l’ordre des accords, des dissonances et des consonances révèle l’harmonie complexe. On retrouvera le paradigme musical de l’harmonie dans le mouvement romantique. P Tacusel tient à démontrer la puissance de l’influence fouriériste pour analyser la force de la théorie en rupture avec les schémas de l’époque, en dissidence avec l’institution scientifique.

Fourier, remarque l’auteur, ne se privera pas de faire la sociologie avant l’heure des structures scientifiques en formalisant des types, des modèles exemplaires de savants institutionnels qui contribuent à bureaucratiser la science, à la maintenir dans son inertie. Le Roquet, le Minotaure, l’Envieux : trois espèces qui peuplent et président l’exercice d’un pouvoir sur les plans scientifique et littéraire.

Le tournant épistémologique que représente la métacritique rationnelle de Fourier consacre effectivement la rupture avec la science de son époque. Pas de théorie politique historiciste, pas d’idéal prométhéen ou de foi dans le progrès dans la sociologie de Fourier qui envisage même la détérioration des climats. La 3e phase de l’ère civilisée présente pour Fourier 24 caractères de dégradation durable. Cette dimension prévisuelle comme le dit Tacusel n’est pas prophétique, n’est pas assimilable à une idéologie historiciste. La mise au figuré du social chez Fourier, les phases sont des formes pures, prouve qu’il n’y a pas de substance sociale mais seulement une articulation provisoire de processus et de structures dynamiques. Ainsi paradoxalement la théorie de Fourier atteint l’idéal de l’exigence scientifique que Weber nomme neutralité axiologique, par sa capacité de rupture, de négation du temps historique. Au contraire les travaux de Tocqueville appartiennent aux idéologies politiques et non à la science sociologique. De cette analyse de P. Tacusel (trop) touffue nous conserverons le génie des typologies de Fourier, résultats de la métacritique rationnelle, de l’imaginaire sociologique : les 80 types de cocus, les 5 types d’éducation, la typologie des goûts dominants de l’enfant, les types d’intriguants, etc. Cette manie de classer, grouper, mettre en séries est la plus productive en terme de compréhension du social, dans une sociologie composée de l’expérience et de la métacritique.

Le tournant épistémologique repéré par l’auteur incite à dégager le concept de sociologie sérielle. Celle-ci inverse la logique fonctionnelle. En effet dans la logique sérielle ce n’est pas la fonction occupée par l’individu qui importe, c’est la fonction qui l’occupe. L’attrait d’une fonction est toujours subordonnée au bénéfice de passion, d’énergie qu’elle procure, qu’elle satisfait. P. Tacusel invite à rapprocher cette sociologie sérielle des types de communalisation de Weber dont l’un s’appelle communauté émotionnelle sur le modèle, on peut l’envisager, des ralliements passionnels de Fourier. Mais la sociologie sérielle de Fourier a aussi cette capacité à faire écho dans toutes les bizarreries spirituelles du 19e, témoins de la pensée analogique : spiritisme, mesmérisme, socialisme spirite et...Louis Claude de Saint Martin. Je dois dire que l’on se sent submergé par cette série de références, enfantements et filiations postérieurs. Après Fourier l’idée de sérialité se retrouvera chez Proudhon (bien déconsidéré par l’auteur !), chez Simmel, chez Giddens... Enfin, on voudrait voir cesser ce grand tourbillon qui emporte tout et tous. Pourtant encore un chapitre pour faire halte sur l’actualité de Fourier, halte qui n’en est pas une tellement elle est courte ! Cette dernière étape établit les bases d’une autre sociologie possible, imaginiste et romantique valorisant l’homo ludens esthéticus, l’homme du sensible, du non raisonnable pour déjouer la logique rationnelle, calculatrice du productivisme. Oeuvrer entre l’éthique et l’esthétique pour laisser place au grand manège des affects, des passions. Il convie des oeuvres du passé, Marcuse, Bataille et du présent, Maffésoli. Ce livre ouvre de multiples pistes (trop sûrement). Cette « touffeur », cet empilement, cette orgie de références aurait même quelque chose de fouriériste.