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7-15
Industrie, Travail et Joie
Greffes brèves sur La Fausse industrie
Article mis en ligne le 1er décembre 2017
dernière modification le 31 mai 2021

par Schérer, René

Dernier des « prospectus » de Charles Fourier, La Fausse Industrie annonce et vante, à longueur de page, les avantages d’une Harmonie reposant sur l’association « industrielle » et une rupture décisive avec une civilisation dont le « pivot » est la famille, le morcellement, la réticence générale au travail. Si « l’inventeur » du nouveau système cherche en vain des commanditaires désireux de fonder un nouveau « canton d’essai » ou Phalanstère, en revanche, sa défense et illustration fourmille d’idées directrices propres à éclairer notre présent souffrant d’un néolibéralisme que l’ancien, la société mercantile du début du XIXe siècle, contenait déjà en puissance. Cet article en indique les traits essentiels, ainsi que les divergences qu’il est indispensable de prendre en compte.

On n’ose plus penser, à peine écrire et associer ces mots, après tant de mystifications et de dévoiements subis, de crimes, dont ils ont été à la fois victimes et agents. Inutile d’alourdir les mémoires par le rappel du nazisme, d’un soviétisme perverti. De même que celui de « collectif », ces mots presque tabous tendent à faire place, on le sait, dans notre vocabulaire contemporain, à la seule expression d’une subjectivité gravitant autour du moi, du je ; d’un égotisme, pour ne pas écrire égoïsme, à la connotation morale. Mais, pourquoi pas, car il convient mieux, en vérité, à la recherche contemporaine, comme au culte de l’identité d’un moi narcissique. On le voit et on le veut gravitant, au lieu d’un travail ou d’une occupation utilitaire quelconque, autour d’un loisir de plus en plus assimilé à un farniente (le « ne rien faire », le far niente au sens propre). Plus que le travail importe le temps des vacances, la vacuité, le vide. Ou, mieux, le travail en vue de ce vacuum qui le suit et le complète en lui donnant sens et valeur.

Étrange retournement d’un « vaquer », d’une vacation qui vaut, à la fois, pour l’activité et son contraire. Une ambiguïté qui ne manque pas, d’ailleurs, à certains mots clefs ou à leur racine, dont, pouvant servir de paradigme, hostis ennemi qui se transforme en amitié de l’hôte, ou le passif, l’inertie de l’objet de la passion (pâtir ou subir) qui se transforme en débordement, déchaînement d’une activité. Correspondant, cette fois, au sens, non pas actif du vaquer mais passif de s’en défaire. Mot curieux que ce « vacances », d’ailleurs, qui joue sur une ambiguïté et peut, aussi bien, renvoyer à l’occupation qu’à son contraire.

Après tant de malencontres ou d’avatars, on n’osera plus se hasarder, non, dans l’imprudente association – si risquée – du travail et de la joie. Sans doute, avec « l’industrie attrayante », Fourier comptait-il, déjà, sur le choc du paradoxe par cet effet de conjonction ; nous préférons, pourtant, dans la pratique, la disjonction. Notre temps, notre pensée, notre langage, exigent des démarcations nettes, explicites. Le « ou bien, ou bien ».

Le mot de « joie », d’autre part, en cette conjonction ou conjoncture, est bien délicat à manier ; peu adapté, pénible même. Je veux dire peu pertinent, pénible pour l’esprit, voire ridicule, encore qu’on ne puisse guère l’éviter. Là encore, il invite à une disjonction : d’un côté, ce qui procure joie, plaisir, distraction ou divertissement – mots combien plus commodes et familiers, et, d’un autre côté dans l’indistinction, l’indiscernement si l’on peut dire, de son accompagnement affectif, le travail. Y a-t-il de la joie inhérente au travail même, ou ne relève-t-elle pas plutôt de ce qui, pouvant éventuellement l’accompagner, est en dehors de lui, lui reste extrinsèque ?

Enfin, autre questionnement sur le sens, autre réserve sur un terme qui relève d’un même groupe sémantique, appartient à la même constellation : l’individu, sinon directement, explicitement désigné, du moins connoté lorsqu’il est question de travail et confronté au contexte, à l’accompagnement humain de celui-ci. Car il y a l’individu-personne ou moi pensant, être apparemment aisé à circonscrire, discernable, stable, repérable en soi – cogito, moi qui suis – et, de l’autre, le magma peu commode à délimiter et à définir, de la pluralité, du groupe, du « collectif » comme on le nomme aussi. Est-il, à son tour, à prendre pour un sujet ? Et sous quel statut ?

De toute façon, au mieux, à la limite s’il peut être établi un lien entre joie et travail, ne saurait-il concerner que l’individu et la tâche auquel il s’applique seul, dans le silence attentif et concentré d’une subjectivité créatrice : la joie du créateur, de l’artiste, du poète. La poïesis du créateur, telle que l’a popularisée Paul Valéry. De l’inventeur dont le travailleur, pour sa part, et surtout le travailleur collectif, d’industrie, est fort éloigné.

Une « industrie attrayante », voilà qui risque fort, non seulement d’être contradictoire en soi, mais de cacher quelque mystification, tromperie, hypocrisie.

Ces quelques idées décousues s’agitaient dans mon esprit alors que je me proposais, pour les Cahiers Charles Fourier, de rouvrir La Fausse Industrie, livre que, je dois le confesser, je n’ai jamais pu lire « à la suite », tant la pagination en est fantaisiste et la construction déconcertante ; composé un peu de pièces et de morceaux, comme tous les livres de Fourier, d’ailleurs.

Et pourtant, quel titre ? Plus qu’un titre, tout un programme : « La fausse industrie, morcelée, répugnante, mensongère et l’industrie naturelle, combinée, attrayante, véridique, donnant quadruple produit. »

Je viens de signaler, certes, les réserves, la difficulté de lecture suivie et de repérage. Mais, en celui-ci, plus qu’en aucun autre me semblait régner, ce qui en fait également le charme, ce ton « ambiant et haché » permettant à l’auteur d’entremêler quelques démonstrations suivies d’une conversation libre, d’autant plus opportune en la circonstance qu’il s’agit plutôt d’une annonce, d’une « adresse » en vue de recruter des « candidats » pour une expérience sociale ; très exactement, de la fondation du phalanstère, cette réforme domestique destinée à résoudre tous les problèmes politiques.

Ainsi, la théorie de l’association « domestique agricole » exposée déjà une quinzaine d’années plus tôt, pourra être jugée sur un premier aperçu, un échantillon minime et peu coûteux, avec un petit « canton d’essai » limité à une phalangette de 300 enfants. Projet qui, on le sait, ne verra jamais le jour puisque l’épreuve, pourtant tentée par quelques disciples, a été désavouée par Fourier lui-même. Entre parenthèses, à vrai dire, l’adresse aux candidats semble bien devoir comprendre une Phalange en son entier, laisser entrevoir une Harmonie du Globe, avec ses titres honorifiques, puisque, par exemple, mais significativement, le banquier Rothschild pourrait espérer le titre de « roi de Palestine ».

L’orientation vers ce qu’on peut qualifier de « pratique » de l’utopie justifiait donc l’accentuation du ton de propagande du discours. Elle tendait à faire ressortir ces caractères que je désirais souligner : de quelle manière Fourier entend-il à la fois attirer son lecteur et inciter les membres virtuels de la Phalange à s’associer ? Dans son argumentation, quels arguments prédominent, quelle attraction passionnée peut être mise en éveil qui conduise à la réforme de l’ordre social – ou plutôt, puisque la civilisation en cause est qualifiée de « subversive » par rapport à l’ordre naturel des passions, du désordre social ?

Entre temps, pendant que mes idées suivaient, elles aussi, leur cours ambiant et haché, m’arriva entre les mains un petit livre publié par les Amis de Dominique Desanti, un recueil contenant une série d’articles écrits par elle dans Le Monde de 1973-1974 concernant le mouvement féministe qui avait pris son essor ces années-là. Et je tombais sur un texte qui, curieusement, mais pas tout à fait par hasard – exactement par ce « tychisme » auquel Charles Sanders Peirce a conféré dans sa pragmatique une dignité logique –, correspondait simplement à ce que je désirais exprimer : une société où pour le travailleur le travail ne signifierait plus la servitude et le dégoût.

Dominique Desanti, certes, connaissait l’œuvre de Fourier et avait écrit sur elle [1], concernant le sujet même qui me préoccupait, celui de l’attraction ou de l’attrait ; et elle pouvait se plaire à reconnaître et à exprimer en des termes choisis dans cette œuvre ce qui se passait à l’époque, en 1973, à la fois dans le domestique et le social, dans le mouvement des femmes et dans celui de l’« autogestion ».

Le passage du recueil formé par ces articles auquel je me réfère et que je choisis de citer concerne justement un essai d’autogestion dans une usine de confection textile inspiré par l’autogestion de l’horlogerie Lip-Besançon et elle se plaît à relever, parmi les effets de « l’industrie attrayante », sa puissance de propagation.

Une même puissance, un ressort commun : celui de l’attraction passionnée.

Lip, L’AUTOGESTION, comme cela semble loin et comme cela peut être, en même temps, proche de nous, comme en témoignent tant de faillites, de reconversions d’entreprises patronales, dans le capitalisme sauvage dit néolibéralisme qui est notre lot !

Alors qu’en 1973, il s’était agi, avec « les Lip », de tout autre chose que d’un rachat dicté par la concurrence et la victoire du plus fort : du pouvoir des travailleurs eux-mêmes, s’unissant pour gérer eux-mêmes leur propre travail, ses modalités, sa destination. S’organiser soi-même, savoir « se passer de patron », ce que personne, avant Lip, n’avait pu ni voulu croire possible, voilà les éléments d’une industrie « véridique » à la Fourier que la journaliste du Monde retient de l’exceptionnelle expérience ; l’autogestion indissociable de l’ordre, à la fois attrayant et « combiné », qu’elle retrouve chez les ouvrières vendéennes, elles aussi en rupture de ban avec l’usine.

« L’imagination au pouvoir », ce mot d’ordre des murs de 1968 est ou paraît être devenu réalité lorsque je le découvre cet article du Monde du 30 octobre 1973 extrait de Une femme à sa fenêtre, recueil des chroniques publiées de 1972 à 1979, que Guillemette Racine a eu l’heureuse idée de republier pour l’association « Les amis de Dominique et Jean-Toussaint Desanti » (éditions du chat, Paris, 2017).

Il s’agit ici, je le précise, des ouvrières vendéennes de la confection qui viennent de suivre l’exemple des Lip. Plutôt que de paraphraser, je citerai :

D’un côté cent quatre-vingts non grévistes bien sages, à l’usine, entre le patron, ancien ouvrier, ‘fils de ses œuvres’, et le chef du personnel, ancien commandant. Les cadences rythmées par la musique et l’œil des maîtres toujours sur vous. De l’autre côté quatre-vingt-quatorze filles qui sont sorties de l’usine, ont eu l’audace d’installer un atelier dans un sous-sol. Aidées seulement par les progressistes du village, avec de vieilles machines à coudre prêtées, du tissu et du fil achetés à frais commun. L’imagination au pouvoir, quoi ! (p. 59)

Et rapportées par Dominique Desanti, leurs paroles :

Mais moi j’avais compris que le travail ça pouvait être comme une réunion d’amies : pas obligées de se taire, pas obligées de ne pas lever la tête, pas envie non plus de se sauver sitôt la sonnerie. On peut donc produire autrement. Et mieux. Avec plus de conscience... parce qu’on est contentes, quoi !’ ; ‘Avant Lip, poursuit cette fille, je croyais qu’un patron, c’est obligatoire, et que tant qu’on est salarié, eh bien, on ne peut qu’obéir au patron. Maintenant, il y a eu Lip.

Dominique, dans cette mise en scène de choses vues, a introduit aussi une universitaire qui trouve, à ces mots spontanés, des compléments et des références historiques plus savantes : « Fourier et Proudhon, ces Bisontins, avaient cru ferme dans le pouvoir de contagion du phalanstère et de la coopérative. »

L’article, je le rappelle, repose tout entier sur la description d’un cas d’une telle contagion phalanstérienne : de Lip à l’atelier autogéré de couturières vendéennes placé, lui, sous le sigle d’un Pil qu’il faut déchiffrer : « Production d’Imagination Locale ». Organiser son travail, en faire une œuvre d’attraction passionnée : « Qu’ils auraient aimé ça Fourier, Flora Tristan, André Breton, les grands visionnaires. » (p. 60)

Mais, va-t-on objecter, que cela ait été possible un instant et ne soit plus – plus qu’une allusion dans ce qui est à peine un souvenir – et qu’il ait fallu une édition insolite, inattendue pour rappeler, n’est-ce pas aussi un argument de poids contre la validité de telles spéculations, la preuve de leur caractère tout imaginaire plutôt, en un sens péjoratif, privatif, cette fois ?

N’est-ce pas le bruit assourdissant de toutes les forces réactives qui, à l’incontestable attrait de l’autogestion, à la joie réelle du travail productif en commun, à l’enthousiasme même que Fourier prêtera à ceux qui se dévoueront pour les tâches ingrates, dangereuses ou répugnantes – je pense ici aux fameuses petites hordes que la phalangette enfantine d’essai devrait susciter – opposent les contraintes nécessaires de la vie ?

L’attraction, et j’entends bien ici l’attraction passionnelle, est-elle si évidente, si prégnante qu’on ne puisse y résister, l’entraînement collectif de l’association s’impose-t-il de lui-même ? Que dire s’il se tourne vers la mort et vers le crime ?

Nous ne pensons plus ou à peine à l’autogestion, nous ne croyons plus en ses miracles. Aujourd’hui ce serait plutôt vers d’autres attractions que se tournerait notre attention : celle qui, dans des sociétés que l’on voudrait croire d’abondance, se tourne vers la destruction. Le terrorisme actuel et son incontestable attirance. Et, pour en détourner ceux qui y sont enclins, quelles autres attractions lui opposer ?

Le problème est irritant mais incontournable. Fourier le rencontre, à la fin de son questionnement et de sa démonstration ; peut-être en forme-t-il même le pivot comme Sade et l’entrave des passions forment celui du Nouveau Monde Amoureux. À l’examiner nous nous persuaderons davantage que le mal et le remède relèvent d’une commune mécanique, marchent ensemble d’un même allant.

L’idée de « greffe passionnelle » est l’idée directrice de La Fausse Industrie. Et il faut entendre le mot greffe au sens propre, horticole, qui signifie que le greffon de dérivation s’enrichit de toute la sève transmise par son support sauvage ; qu’il fait servir au bien commun la force et la richesse réservées à un seul. La greffe et le ralliement passionnel d’identiques effets, l’intensité de l’énergie qui fait mouvoir le ressort. Ils ignorent le crime dont ils ne connaissent que la puissance d’action.

Fourier entend susciter l’intérêt, attirer les fondateurs et les actants (les candidats) aux ressources financières connues et inactives, en mettant en acte toutes les puissances. En jouant sur un « égoïsme composé » qui, ainsi que l’aura bien détecté Walter Benjamin, dans sa célèbre notice d’introduction des Passages, se moque de la morale pour ne prendre en compte que la mécanique des ressorts. Aussi faut-il prendre bien garde à ne pas tirer dans le sens d’une conversion moralisante les expressions comme plaisir, joie ou attrait qui accompagnent les qualifications du travail opérées par le passage à l’association ; et même si, dès le garantisme, la prudence ou la stratégie du discours séducteur est conduit à les utiliser. C’est ce que feront, il faut le noter ici, étant donné l’importance d’un tel glissement, la totalité des disciples de l’École sociétaire.

Il faut savoir constamment lire en Fourier cet amoralisme ou immoralisme qui est peut-être, tant nous sommes, aujourd’hui surtout, pénétrés de moralisme autant que d’égoïsme (mais les deux ne reviennent-ils pas au même, ne finissent-ils pas par s’identifier ?), ce par quoi il se rapproche tant de Nietzsche, en dépit des apparences et de l’ignorance ou des illusions de ce dernier.

L’immoralisme : c’est-à-dire ce qui s’oppose à une image si restrictive de l’homme qu’il n’a pas manqué d’identifier dans la philosophie des Lumières et de la Révolution dont il est pourtant paradoxalement si proche par son ambition de réforme ou révolution sociales. Oui, enfant de la révolution, Fourier ne manque pas une occasion ici surtout de la désavouer ; inventeur d’une philosophie sociale et naturelle relevant du romantisme et de son temps, il ne manque pas une occasion de vilipender les philosophes. Il leur impute la Civilisation dans son ensemble, les vices ou les bévues de la politique, de l’économie, du commerce, le contresens sur le mécanisme social « que Dieu nous destine » auquel ils ont substitué cette Civilisation si « obstinément refusée par les sauvages et les barbares ».

Mon titre, écrit-il, est d’avoir suivi la route opposée à celle de vos charlatans législatifs, comme Platon et Voltaire, Owen et Saint Simon qui veulent changer la nature de l’homme, changer les ressorts que Dieu a placés dans nos âmes pour les diriger. Je suis le premier et le seul qui ait cherché et trouvé l’art d’utiliser ces ressorts sans y rien changer. » [2]

Cela se trouve dans le chapitre XII de l’adresse aux « candidats » qui, étant la finalité même de La Fausse Industrie, permet de juger de son importance tout aussi bien pratique que théorique.
Car, si l’on peut attirer les suffrages en promettant des changements avantageux, encore faut-il qu’ils s’appuient sur ce que l’on connaît bien, et non sur d’hypothétiques changements de nature. On ne change pas les passions, on ne peut changer l’homme, refrain également de la théorie éducative harmonienne, mais la vie, si, par greffes et ralliements.

Maintenant que l’homme d’aujourd’hui ait changé à tel point que sa fibre morale et religieuse, politique soit devenue partie intégrante de sa nature, une nouvelle nature, comme l’appréhendait Pascal, peut-être est-ce bien, de nos jours, le schibboleth de Fourier, l’obstacle auquel sa pensée de l’attraction a à s’affronter, l’obstacle infranchissable pour les attractions.
L’obstacle, il n’est peut-être pas dans les contraintes extérieures, mais il est interne, en nous, et, paradoxalement, dans notre désir. Nous désirons non notre joie, mais nos souffrances, notre frustration, non la plénitude, mais le manque ; non le désir satisfait, mais l’insatisfaction du désir. Et, par là, nous aimons le définir.

Allons-nous chercher à réfuter cette thèse ? On le pourrait, s’appuyant sur une autre définition, ce que font Deleuze et Guattari avec le désir productif qui est plénitude d’actualisation et non manque, le désir machinique, positif et non réactif. Mais je préfère m’appuyer sur le choix libre, l’incertain, le pari. Le Pari sur l’impossible [3] que La Fausse Industrie, justement, affronte directement, prend à bras le corps. Combat contre « les impossibilités » avec l’argument bien fragile de la prétendue réussite du dictateur péruvien Francia, mais avec l’absolue conviction que la seule destinée réside dans l’émancipation et l’intensification des passions.

Le recueil de Dominique Desanti se clôt en 1979 par deux articles sur « les précaires » et un cas de « travail ambulant » qui deviennent la condition du monde actuel. 1979 est le moment clef de l’effritement, voire la disparition en France et généralement en Europe du travail d’usine proprement dit, de l’industrie locale qui passe aux antipodes, là où le travail connaît les conditions harassantes et répugnantes de naguère ; ce qui ne veut pas dire qu’ici il soit devenu plus attrayant, mais il a majoritairement disparu sous ses anciennes formes, d’asservissement pérenne, pour laisser place à plus de variété (on dit « flexibilité ») de déplacements ou de « nomadisme ».
Serait-ce qu’il réponde à la satisfaction de la passion papillonne, à l’alternance, aux courtes séances ? En partie peut-être, mais toujours selon l’apparence, un détournement d’objet et de sens qui, depuis qu’on a songé à ouvrir Fourier, à s’inspirer de lui en partie, a sans cesse entaché ses « applications ».
On le veut bien, toutefois : la précarité du travail répond à la « papillonne » ou alternante ; la délocalisation, un certain nomadisme à la brièveté des séances, à l’émiettement de la chaîne d’atelier. Ce que l’on appelle flexibilité pourrait être du ressort d’une « composite ». Bref, il serait sans aucun doute vraisemblable et loisible de loger la liste des passions, y compris des insolites, dans un néolibéralisme vague ; comme le « nomadisme » de Deleuze et de Guattari dans son erratisme, son « anarchisme » qui n’a rien de révolutionnaire.
Comme l’extension des loisirs, l’illimitation des congés ou vacances (ce vide de l’action et de l’esprit) semblent introduire l’attraction en place de la répulsion, de la « répugnance » à l’industrie.

Il y a, sans conteste, une « empreinte fouriériste » dans le monde actuel ; ou, pour dire autrement, notre univers industriel s’est trouvé imprégné par ces divers aspects de la critique du « monde du travail » que Fourier comme nul autre avait épinglés et dénoncés il y a deux cents ans. Tout, et jusqu’à une violence criminelle manifeste qui se traduisait alors par l’assassinat des dirigeants et des princes, et qui s’est transformé en atteinte à la civilisation dans son ensemble, « terrorisme » indistinct, visant non les gouvernements, mais les sujets.
C’est cette imprégnation incontestable que nous avons à ressaisir pour en comprendre et redresser le sens. Elle s’est perdue avec un socialisme mécaniquement appliqué, erratique et balbutiant. Croire la ressaisir avec un aspect nouveau, rajeuni d’un libéralisme serait encore plus néfaste ; car c’est bien le libéralisme dans son ascension que visait Fourier, la société de profit indistinct et de concurrence, la société marchande.

À la fin de ce recueil, de ce livre qui n’en est pas un, puisque ses articles sont en cours, Dominique Desanti semble apercevoir, encourager une société où la précarité de l’emploi ne serait pas un manque, un défaut, mais la condition d’une nouvelle vie. En cours elle aussi ; ouverte sur un lendemain, mais, avant tout, aujourd’hui.
Le postulat en étant que l’avenir se vit au présent. Vivre avec Fourier.