Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

22-28
Les leçons du mode composé
Article mis en ligne le 10 avril 2017

par Guillaume, Chantal

Fourier n’a pas inventé l’association ni l’attraction passionnelle, mais l’accord dans les différences, les oppositions. On ne souligne pas ce fait que l’équilibre social en Harmonie résulte de l’intégration des divergences de talents et d’intérêts. Ainsi, le travail dans les séries témoigne de cette répartition inégale de richesses et de dispositions naturelles. On n’insiste pas assez sur la force et l’originalité du mode composé dans l’organisation des phalanges.

Rendre l’industrie attrayante, « harmonienne », source d’accords multiples d’affection et de justice : tel a été le projet fouriériste du Nouveau monde industriel et sociétaire. Témoin d’une industrialisation naissante « répugnante », Fourier ne peut être que conforté dans l’idée même que la société va à contre-marche. Assurément peut-il aisément se gausser des contre-performances de la civilisation industrielle qui, en même temps qu’elle accumule les richesses, génère une pauvreté croissante : « On a si bien reconnu ce cercle vicieux de l’industrie que de toutes parts on commence à la suspecter et à s’étonner que la pauvreté naisse en civilisation de l’abondance même [1]. » L’aporie, l’incohérence de la société industrielle qu’il voit se développer est totale : « Ainsi voyons-nous que les régions industrialistes sont autant et peut-être plus jonchées de mendiants que les contrées indifférentes à ce genre de progrès [2]. »

Le credo industriel, les « prodiges » industriels sont pris à défaut de réussite économique (« la post-modernité » dans l’économie-monde aujourd’hui pourrait faire les mêmes constats).

Fourier ne cessera de préférer le modèle physiocratique, agricole et manufacturier au modèle industrialiste. En civilisation industrielle, la richesse engendre comme une pestilence de pauvreté dans son sillage, et peut-être même que celle-ci se nourrit et s’entretient de la plus grande misère. Cette incohérence du mécanisme civilisé, Fourier la combat avec des armes économiques, même si la société « harmonienne » ne repose pas uniquement sur des solutions de type économique. Ainsi le champ pulsionnel, attractionnel s’articule sur celui de l’économie.

Aux contre-sens industriels (l’évidence de la pauvreté), Fourier apporte des remèdes : un système économico-harmonien où l’association de producteurs trouve son élan, sa raison d’être dans l’accord et la satisfaction des passions.

Mais plus prosaïquement, il faudra redistribuer les dividendes de l’industrie. Visionnaire cette remarque de Fourier sur la liberté politique ? « Qu’on donne à de pauvres hères le droit électoral, ils iront vendre leur vote à 5 francs par tête et au sortir de l’élection faire un bon repas chez le traiteur [3]. »

Ce que veulent les pauvres, dit Fourier, rien de plus, être bien nourris. Ou encore cette remarque de l’esclave affranchi, libre en Amérique par une charte octroyée qui répond : « Avec cette liberté, de quoi vivrai-je ? » [4].

Le nouvel ordre combiné de Fourier repose sur une industrie non spéculative, à rebours de la contrée industrialiste en civilisation. Il recommande la fabrication de produits de haute qualité car la phalange limite les gaspillages et la surproduction qui ne profitent qu’au commerce mais non à la satisfaction des besoins réels. Fourier serait ébahi par la division macro-sociale du travail, par l’hyperorganisation industrielle programmée, régulée de l’extérieur qui interdit une limitation de la production. Les méthodes et les équilibres de production chez Fourier se doublent d’une limitation des circuits économiques. L’économie de ressorts tant prisée par Fourier procède à la suppression de tous les intermédiaires inutiles et surtout les commerçants. Elle est un principe de base de l’ordre sociétaire. Le nombre des improductifs, constate Fourier, comprend désormais les 2/3 des civilisés : « En thèse générale, la civilisation dans son ensemble, présente les deux-tiers d’improductifs ; j’en donnerai un tableau détaillé. Dans ce nombre figurent non seulement les improductifs avérés comme les militaires, les douaniers, les agents réputés utiles comme les domestiques et même les cultivateurs, qui sont parasites dans un grand nombre de fonctions [5]. »

Fourier rationalise les circuits de production et de distribution et il est encore une fois assez visionnaire pour repérer la contre-marche de nos circuits économiques : le consommateur achète des produits agricoles de l’autre bout du monde et ne s’approvisionne plus sur les marchés de proximité. Cet état de fait alimente le parasitisme commercial, le « vampirisme » du commerce (Fourier éprouve ni plus ni moins qu’une hargne furieuse à l’égard de celui- ci) : « L’agriculture serait de plus en plus victime d’un caractère commercial nommé spoliation des producteurs et consommateurs par les intermédiaires parasites, les marchands [6]. »

Ainsi méthodes, économie de ressort se conçoivent dans le mécanisme social de l’association, dans la constitution des phalanstères : le principe associatif n’est nullement assimilable à une collectivisation. En effet, chaque membre de la phalange apporte et conserve son capital. Fourier ne supprime pas les classes sociales, ne vient pas à dépouiller les riches mais cherche à combiner des intérêts inégaux, divergents et opposés. Et l’unité sociétaire ne pourra naître que de l’inégalité et des discords (la bévue communiste déjouée ?).

La voie de justice et d’équilibre du nouveau mécanisme sociétaire repose sur la différenciation des fortunes, des intérêts et des talents : « Mais un homme a résolu le problème et a prouvé dans deux traités que c’est l’inégalité même qui est le moyen d’exécution et qu’on ne peut associer des masses nombreuses en culture et en ménage qu’en distribuant leurs travaux et relations par échelles de discordes et d’inégalités [7]. »

À rebours de toutes les utopies, transformations sociales, Fourier n’entrevoit jamais l’association de masses nombreuses, autrement que dans le creuset des différences et oppositions insurmontées.

Et plus encore, faudra-t-il développer, entretenir ces échelles d’inégalités. Paradoxe fouriériste, intuition géniale d’une « boussole industrielle » qui ne bouscule jamais les plans divins, ceux de la nature : tous les goûts, toutes les différences sont en elle. Et Fourier ne se prive pas de donner des chiffres, des précisions... « Dans une phalange de 1 800 personnes exerçant en culture, fabrique, sciences ou arts, il faudra développer au moins 30 000 antipathies, 600 000 désaccords pleins, 1 200 demi discordes et autres échelles de toutes les inégalités [8]. » Le mode échelonné n’est jamais niveleur, mais au contraire accentue les antagonismes, les discordances pour réaliser l’unité sociale aux antipodes de l’idéal révolutionnaire. L’industrie combinée attrayante n’a que faire d’une fausse unité qui ne supporterait pas les directions opposées des intérêts, des passions, des caractères et qui se fonderait sur la suppression et répression des passions contraires. Ainsi l’inégalité est- elle le socle de l’édifice fouriériste, de la combinaison sociale, de l’unitéisme diffracté de ce système.

Aussi le travail qui nous intéresse tout particulièrement ici ne peut être compris sans ce présupposé de l’association des inégaux, sans cette systématique sérielle qui met en relation autant de discordes que d’accords.

Il faut faire sien le principe au sens de fondement premier de l’attraction industrielle : elle repose en effet sur trois facultés, Capital, Travail, Talent, qui ne sont jamais à égalité. Il faudra mettre chacun en mesure d’être reconnu, selon ces trois mêmes facultés. « L’attraction industrielle suppose une méthode équitable de répartition allouant à chaque individu, homme, femme ou enfant, trois dividendes affectés à ses trois facultés industrielles Capital, Travail et Talent et satisfaisant pour lui [9]. »
Tout le mécanisme sociétaire fonctionne par l’articulation de ces trois facultés, aussi dissemblables que possible, distribuées inégalement. C’est là que réside, sûrement le nœud du problème du lien et de la répartition en société. Fourier ne nie pas la difficulté lorsqu’il affirme : « Le nœud gordien du mécanisme sociétaire est l’art de satisfaire chacun sur le travail et le talent. C’est là l’obstacle qui a épouvanté tous les siècles et empêché les recherches [10]. »
C’est un aveu intéressant, toutes les recherches d’un meilleur ordre social ont buté sur le travail, son organisation, sa répartition et la rétribution de celui-ci. Il pourrait être le lieu, le nœud de toutes les aliénations, frustrations et échecs de justice sociale. On peut associer des producteurs, supprimer les parasites, décupler la production, mais il faudra aussi profondément transformer le travail. La raison économique, la raison comptable ne peuvent faire l’économie de penser la nature du travail.
La description que donne Fourier du travail industriel est saisissante, analogue à un véritable assassinat. « Diverses fabriques de produits chimiques, de verrerie et même d’étoffes sont un véritable assassinat d’ouvriers par le seul fait de la continuité du travail [11]. » Le travail industriel va à contre-sens des passions, les assassine, les détruit. Au contraire, les séries passionnées s’agencent, s’organisent autour des douze passions fondamentales dénombrées par Fourier. Le champ passionnel, pulsionnel n’est plus exclu du travail, mis entre parenthèses. Dans le travail industriel à l’opposé se trouve érigé en principes le dégoût, le déplaisir. En civilisation, les passions dans le travail ont totalement renoncé à trouver un débouché. Ainsi chez Fourier un travail extrêmement morcelé, parcellaire donne satisfaction à la passion alternante ou papillonne qui fait changer d’activité toutes les une heure trente, deux heures. Fourier répond d’avance aux objections : l’alternat rend les tâches plus attrayantes et multiplie l’ardeur (aucune perte de « productivité »). Le mécanisme attrayant ne pourrait tolérer l’ennui et le déplaisir au travail : « C’est accélérer l’industrie que de lui ménager des repos : le travail passionné des harmoniens sera ardent ; ils feront en une heure ce que ne font pas en trois heures nos salariés, lents, maladroits, ennuyés, musards [12]. »
La papillonne, bien sûr, est conforme à la nature, préserve les équilibres corps/esprit, quelle évidence : « ... La santé est nécessairement lésée si l’homme se livre douze heures à un travail uniforme, tissage, couture, écriture ou autre qui n’exerce pas successivement toutes les parties du corps et de l’esprit. Dans ce cas, il y a lésion même par le travail actif de culture comme de bureau. L’un excède les membres et viscères, l’autre vicie les solides et les fluides [13]. »
Fourier prétend résoudre toutes les contradictions entre production/jouissance, désir/jouissance par l’alternance, le besoin de varier les tâches sans aller en contre-finalité naturelle.
La complexité recherchée (le mode simple chez Fourier est banni) réside dans la combinaison attractive des facultés de chacun. Ainsi l’intrigue, la compétition, l’émulation apportent de la complexité dans l’attraction et la renforcent. Les « initiateurs », qui commencent une tâche et ne la finissent jamais, sont tolérés, comme les occasionnels ou girouettes versatiles, comme les ambiants ou fantasques qui s’entremettent dans ce qui est à moitié réalisé, modifient, remanient. Les « finiteurs » se passionnent pour une tâche lorsqu’elle est bientôt achevée. L’unité sociétaire chez Fourier se nourrit de ces différences, de ces discordances de passions et de caractères. Elle tire profit des inégalités de talents et de facultés et les combinent dans un ordre échelonné, différenciant les accords : l’ordre combiné, complexe se satisfait des différences d’âges (des enfants), de sexe, de fortune. Riches et pauvres collaborent parce qu’ils ont besoin les uns des autres. Tout ce que les utopies révolutionnaires sanctionnent, Fourier en fait un principe intégrateur.
Trois classes coexistent, riches, pauvres et moyens (l’intuition d’une classe moyenne !). Les riches en harmonie trouvent intérêt à la collaboration. La destinée de l’homme harmonien est le mode composé [14], non pas simple, car l’équilibre de vertu, de désintéressement repose aussi sur le déséquilibre de l’égoïsme, de la cupidité. Les séries passionnées comme mode d’organisation du travail, de la production favorisent l’unitéisme dans l’alternat, la variété des tâches et des intérêts. Les accords intentionnels de répartition comme les nomme Fourier, de générosité vont naître de l’existence du grand nombre de séries, de la division des tâches. Intéressés par plusieurs séries, plusieurs groupes, les sociétaires auront des intérêts multiples et différents dans chaque série, et accepteront donc des contre-poids à leur cupidité. Fourier ne s’illusionne pas sur les capacités de générosité de chacun, mais l’organisation en séries concourt à la justice distributive par alliances successives des intérêts divergents, contraires. En mode composé, la cupidité concilie l’intérêt privé et l’intérêt général. La mécanique des passions ralliées installe l’équilibre direct et indirect par accord des extrêmes. Ainsi, ce que l’un gagne dans une série, par sa richesse, ses talents, son caractère, il le perd dans une autre série où il se trouve alors en accord de générosité. Les ralliements nombreux et diversifiés gèrent sans violence, sans autoritarisme, une collaboration et une répartition équilibrées. « Dans tout le système de la nature, les équilibres s’opèrent par le concours de forces opposées qu’on nomme en physique centripètes et centrifuges. L’équilibre de répartition a de même son impulsion centripète, celle de la cupidité et son impulsion centrifuge, celle de la générosité » [15].
Le travail en séries, l’alternance et la complexité des combinaisons instaurent des contre-poids à l’égoïsme, à la satisfaction de l’unique intérêt individuel. Fourier prétend résoudre l’autre nœud gordien, l’équilibre entre l’intérêt particulier et l’intérêt collectif. Le système s’est bouclé sur lui-même, la série comme l’association est fondée sur l’échelle d’inégalités à l’inverse de toute propension à l’homogénéisation, indifférenciation. « Une série ne s’alimente que d’inégalités contrastées et échelonnées. Elle exige autant de contraires ou apathies que de concerts ou sympathies. De même qu’en musique, on ne forme un accord qu’en excluant autant de notes qu’on en admet [16]. »
Belle analogie musicale pour réaliser l’unité sociale dans la systématique sérielle, celle-ci étant toujours visée dans la constitution de phalanges. Elle exige, il faut le noter, une attention extrême pour ne pas réintroduire l’exclusion. L’harmonie requiert des aménagements particuliers, des antidotes. Il reste toujours, même en harmonie, des « poches » de résistance témoignant d’un échec possible de l’unitéisme. Ainsi, la domesticité occupe chez Fourier cette place à part, une possible menace pour l’unité du système. Les accords transcendants ou le ralliement des antipathies naturelles peuvent être favorisés, mais il faut prévoir cependant un traitement particulier pour les travaux rebutants, les corvées sources d’infinies oppositions, séparations. La solution de Fourier réside d’abord, première évidence niée en civilisation, dans la large rétribution des corvées : « La série des corvéistes reçoit un dividende considérable » [17] ou bien encore « une bonne en civilisation est grondée, querellée par ceux qui paient pour cet esclavage perpétuel ; en harmonie elle est complimentée sans cesse, par les mères qui viennent au séristère [18]. »
Au contraire, en civilisation aujourd’hui, la domesticité ne cesse de s’étendre, sans compensation, l’expertocratie minoritaire réduisant le grand nombre à la domesticité [19].
La place des corvées, des travaux rebutants signale dans l’esprit de Fourier, que la cohésion sociale est néanmoins fragile. L’attention portée à ce problème signifie qu’elle n’est pas acquise. Ainsi Fourier imagine une solution pour les travaux répugnants : il les fait exécuter par des corporations d’enfants. Les petites hordes naturellement attirées par eux, effectueraient ces travaux désagréables (les enfants, remarque justement Fourier, ne détestent pas les tâches sales). Les petites hordes (souligner le caractère indomptable, sauvage de cette classe d’âge qu’il faut canaliser) seraient au service de l’unité industrielle recherchée : « Elles doivent s’emparer de toutes les branches d’industrie qui, par excès de répugnance, obligeraient à rétablir des classes de salariés et de gens dédaignés [20]. »
Ainsi les petites hordes favorisent-elles la fusion des classes en évitant d’introduire l’exclusion, la hiérarchie dans le travail. L’unité du mécanisme social suppose un continuel effort pour assurer l’équilibre en utilisant les dispositions existantes à l’imprudence, à l’insubordination des enfants. Une nouvelle fois, la démonstration est faite du concours possible de toutes les forces et spécificités. Les petites hordes, éléments de troubles et de discordes naturellement, se trouvent affectées à la concorde sociale ! Aux hordes, Fourier oppose leur inverse, les petites bandes vecteurs, elles, du luxe et raffinement qui remplissent le même rôle de « liant » social ou de charme social. En attraction industrielle, les ressorts sont nombreux pour établir l’harmonie des divergences, des oppositions. Le jeu complexe de la combinatoire fouriériste admet les extrêmes, les opposés. Qui voudrait encore entendre les leçons de Fourier, leçons de l’unitéisme, de la cohésion des forces contraires, des discords si nombreux et si riches pour l’ensemble ?