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L’Essai d’Aiglemont (1903-1909), un milieu libre dans les Ardennes et sa transposition en bande dessinée par Nicolas Debon (2015)
Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Antony, Michel

Il est possible de recenser une soixantaine de milieux libres, colonies, phalanstères [1], expérimentations, laboratoires communautaires, communautés intentionnelles… plus ou moins libertaires en France entre 1850 et 1950 [2]. Certaines expériences sont importantes et connues, d’autres ne sont qu’évoquées et parfois sont de très brèves durées, voire sont même restées au niveau du projet peu avancé. L’Essai d’Aiglemont [3] (1903-1909) est un des plus célèbres milieux libres. Il apparaît en 1903 dans les Ardennes, au milieu des bois très humides du Vieux-Gesly, très près de la petite commune de Nouzonville où sont actifs Les déshérités, un groupe anarchiste assez actif [4], en tout cas réactivé, en même temps que la CGT locale (alors très proche du syndicalisme révolutionnaire) par la création de la colonie [5]. Le terrain d’abord loué est ensuite acheté. Pour les libertaires, il apparaît comme une « colonie communiste » ainsi que l’écrit l’anarchiste italienne Nella Giacomelli compagne du savant Ettore Molinari, qui l’a visité. Il est célèbre pour le rôle du fils de communard Jean-Charles-Fortuné Henry, né en 1869, qui pensait y créer « la cellule initiale de l’humanité future » et qui est sans doute un des principaux animateurs, parfois d’ailleurs jugé trop autoritaire par ses comparses. Combatif, rigoureux voire rigide, Fortuné contrôle beaucoup, et surtout n’accepte dans la colonie que des personnes motivées et en faible nombre. Il est lié à la « propagande par le fait » de la décennie antérieure par son frère Émile Henry, guillotiné en 1894. Il est aidé par sa compagne Adrienne Tarby. L’apogée advient début 1905 avec une petite vingtaine de colons ; à partir de la hutte initiale creusée à même le sol (et bien reproduite dans la superbe BD de Nicolas Debon) sont construits de « beaux » bâtiments fonctionnels dont le « foyer principal… nouvelle et belle bâtisse faite de fibrociment et colmatée par de la toile enduite de céruse, (qui) mesure 14 mètres de long sur 8,5 de large. Elle se compose d’un grenier, d’une cave et de dix pièces, dont une superbe salle à manger. Elle sera le symbole de la colonie ». Les photos d’époque, visibles dans l’opuscule de Nella Giacomelli, dans l’article de Didier Bigorgne et dans la BD montrent la fameuse hutte, ainsi que les deux ou trois principales constructions ultérieures, le tout perdu au milieu d’un monde végétal omniprésent. La forêt ardennaise est tout à la fois refuge, assurance de clandestinité et de tranquillité, obstacle aussi au développement et source de cloisonnement même si les nombreux amis et visiteurs savent contrer cet inconvénient.

Dès 1906 la colonie agricole s’appuie sur un journal « international d’éducation, d’organisation et de lutte ouvrière », Le Cubilot (45 numéros du 10 juin 1906 au 29 décembre 1908) qui se transforme en Le Communiste en 1908. Le journal doit beaucoup à André Mounier, ingénieur agronome de formation et un des historiens de la colonie [6]. Le « Jean Prolo » qui signe de nombreux éditoriaux n’est autre que Fortuné. Le Cubilot porte en épigraphe « Les politiciens sont usés, c’est pourquoi nous apparaissons ». Avec ce journal la petite communauté renforce son anarchisme, s’intègre encore plus dans l’anarcho-syndicalisme ardennais et développe une forte propagande antimilitariste. La cohérence idéologique contribue par contrecoup à couper L’Essai des appuis modérés et bourgeois qu’il avait obtenus initialement. Comme le phalanstère pour Fourier, L’Essai est vu comme une des alvéoles de la future ruche communautaire, et se crée pour montrer la possibilité de vivre autrement, en espérant inciter d’autres à faire des tentatives semblables (mais pas identiques) dans d’autres contrées. « Dans quelques années, quand nous aurons multiplié les phalanstères, toute cette contrée, vallées de la Meuse et de la Semoy, sera aux libertaires » affirme optimiste Fortuné Henry dans Le Temps en 1905 (cité par Didier Bigorgne). Sur les cartes postales d’Aiglemont le nom de la série s’intitule justement COMMUNISME EXPERIMENTAL.

En juillet 1908 Henry et sa compagne se retirent et annoncent la fin de la colonie, qui se produit en 1909. L’Essai avait pourtant bénéficié de l’appui de la Fédération des Travailleurs socialistes des Ardennes, de la CGT locale, du militant connu Auguste Liard Courtois, et des peintres Francis Jourdain et Théophile Alexandre Steinlen, ce dernier offrant un dessin utilisé pour la couverture des brochures. Le Libertaire, relancé par Sébastien Faure en 1895, évoque à plusieurs reprises la colonie et Fortuné Henry y fait passer des bilans. Les journalistes affluent de France et de Belgique. Des anarchistes importants comme Armand « Louis » Matha (responsable du Libertaire), le pédagogue et ancien bakouniniste Paul Robin ou Sébastien Faure y passent, de même que le jeune Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchitch, 1890-1947) qui y découvre émerveillé une autre « Arcadie » [7]. Anatole France (François Anatole Thibault, 1844-1924), comme d’autres intellectuels socialisants, a apporté son soutien. Les auteurs de La Clairière produite au Théâtre Antoine en 1900 Lucien Descaves (1861-1949) et Maurice Donnay (1849-1955) répondent évidemment également présents.

Cette communauté est sans doute pour son époque une des plus intéressantes en milieu libertaire, car l’isolement géographique n’est jamais ici un isolement militant (ce qui contredit sur ce point les remarques très critiques d’Errico Malatesta envers la fuite militante, remarques parfois injustes et ici fausses, ce qui est rare chez ce débatteur exemplaire et parmi les plus cohérents de l’anarchisme international). Fortuné Henry fait des conférences, reçoit de multiples invités… L’Essai est lié à l’anarchisme ardennais qui en fait un de ses bastions, et un point d’appui pour son développement avec les groupes de Rethel, Charleville, Nouzon… Le rayonnement est très étonnant pour une si petite expérience. Les cartes postales se vendent très bien, en plusieurs tirages. Les articles se multiplient et pas seulement dans la presse anarchiste. Les périodiques de la Colonie rappellent l’objectif global à atteindre, et dépassent toujours l’expérience qui ne concerne que « quelques-uns » déjà prêts et motivés. Ainsi le premier de ces périodiques, en 1906, est un petit précis de divulgation anarchiste, L’ABC du libertaire, rédigé par un républicain ouvert et sympathisant, Jules Lermina [8], présenté comme grand ami de Fortuné dans la BD. Il y est rappelé qu’il faut « préparer pour tous ce qui est déjà possible pour quelques-uns…, une société harmonieuse d’hommes conscients, prélude d’un monde de liberté et d’amour ». Ainsi l’isolement de type « communautaire » souvent décrié n’est pas une donnée évidente. Mais la vie et le travail ont dû être éprouvants dans cette communauté, sans doute davantage qu’en milieu capitaliste, car les privations et le manque total de confort forment le quotidien : « pour tous, c’était la misère, et pour tous la vie fut une suite ininterrompue de privations et de lutte continue avec le pain et pour le pain ; une vie épuisante et opprimante, de travail dur, sans satisfaction, sans soulagement d’aucune sorte, pénible, monotone, éreintante » [9]. Certes la critique d’Irèos (Nella Giacomelli), intellectuelle anarchiste individualiste active alors en région milanaise, est excessive (elle se dresse – comme Malatesta – contre la « désertion » des militants qui fuient la vie réelle, et contre le retour à la vie primitive qui n’apporte que difficultés et mal de vivre). Elle est aussi inadaptée pour le cas d’Aiglemont qui rayonne à l’extérieur, mais elle est partagée par bien des libertaires. Comme l’a bien noté Didier Bigorgne (1994 et 2002 [10]) c’est bien tout à la fois un « milieu libre et de propagande ».

La Colonie disparaît comme beaucoup d’autres et pour les mêmes raisons : les difficultés économiques et financières, l’érosion de l’engouement de départ, les conflits de personnes, les difficultés de la promiscuité et de l’exercice de l’amour libre, la montée d’une forte opposition anti-anarchiste et anti-syndicaliste dans la région, la baisse des aides extérieures, et peut-être tout simplement le désinvestissement progressif de celui qui en est le pilier. Fortuné Henry milite toujours en milieu anarchiste après son départ, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il prolonge l’Essai avec la création d’une imprimerie coopérative au Parc-Saint-Maur ; il utilise le matériel récupéré à Aiglemont. Parmi les publications de cette imprimerie on peut citer Terre libre, une des plus emblématiques.

La bande dessinée de Nicolas Debon L’Essai (Paris, Dargaud, 88 p., 2015) est tout autant œuvre artistique qu’historique. C’est d’abord une belle réalisation graphique, dans un style réaliste et précis qui convient bien. De superbes paysages expriment parfaitement l’intensité du milieu ardennais. Les couleurs utilisées le sont à l’ancienne, sans vivacité excessive, souvent sombres, et là aussi au diapason d’un monde d’autrefois, aux faibles sources énergétiques, et dépendant du climat et de l’épaisseur de la végétation. Les personnages sont travaillés, la richesse de leurs états d’âme et l’intensité de leur engagement est nettement traduite, souvent par petites touches fort expressives. Ils sont cependant peut-être trop stylisés et leur vie privée sans doute pas assez présentée ; seul un passage témoigne de la rencontre amoureuse et un autre d’une scène de jalousie, ce qui est peu pour évoquer la « querelle sexuelle » qui ravage de nombreuses expérimentations. C’est ensuite un vrai travail historique, et la présentation, la bibliographie et les documents d’époque fournis en fin d’ouvrage en témoignent. Nicolas Debon a fait un gros travail documentaire. Ainsi l’outillage, le façonnage, les vêtements, les bâtiments, les transports… sont en conformité avec ce qu’on connait du début du XXe siècle. Les cartes postales, dont certaines sont présentées en fin de volume, ont visiblement bien servi. La trame correspond à ce qu’on sait de l’histoire d’Aiglemont et de son principal protagoniste Fortuné Henry. C’est certes un peu romancé et un peu trop didactique (l’auteur veut être fidèle à une expérience vécue et donc cherche peut-être à trop faire passer de choses) mais l’ensemble est de très bonne qualité, et l’envie de le relire en est la meilleure preuve.