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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

142-144
19.SCHERER René : Fouriériste aujourd’hui (2017)

édition préparée par Yannick Beaubatie, Tulle, Mille Sources, 2017

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Perrier, Florent

Qui ose aujourd’hui ? Qui ose aujourd’hui se dire fouriériste, c’est-à-dire, comme l’indique déjà la quatrième de couverture du magnifique Utopies nomades (Séguier, 1996), « ardent propagateur de la pensée utopiste de Charles Fourier » ? Dix ans avant, pour L’Âme atomique (écrit avec Guy Hocquenghem, Albin Michel, 1986), René Schérer se présentait déjà comme « philosophe fouriériste » avant que d’être « professeur à l’université Paris VIII » et de même, dans Regards sur Deleuze (Kimé, 1998), énonçait-il cette même qualité première : « philosophe fouriériste ». Cela sans compter les très nombreux ouvrages directement consacrés à l’œuvre de Charles Fourier par René Schérer et qui, depuis Charles Fourier ou la Contestation globale (Seghers, 1970) à L’Écosophie de Charles Fourier (Anthropos, 2001), sans oublier les trois anthologies que sont L’Attraction passionnée (Jean-Jacques Pauvert, 1967), L’Ordre subversif (Aubier-Montaigne, 1972) et Vers une enfance majeure (La Fabrique, 2006), forment la constellation d’un intérêt passionné qui se dit et se revendique comme tel, passionnément utopiste.
Le fort et très beau volume proposé par les éditions Mille Sources regroupe, outre des textes ou entretiens récents de René Schérer consacrés à Charles Fourier (à l’architecture sociétaire, à l’enfance, à son rapport à la philosophie, etc.), des textes de jeunesse dont les premiers datent de 1939, une précieuse bibliographie des travaux de René Schérer ainsi que de nombreuses études et témoignages écrits par d’anciens étudiants ou collègues, des amis ou admirateurs (citons notamment Jean-Clet Martin, Bruno Tessarech, Arnaud Villani). Autant dire qu’avec les Mélanges offerts à René Schérer paru en 2015 sous la direction de Constantin Irodotou (L’Harmattan ; cf. le compte rendu de Gérard Roche dans le numéro 27 des Cahiers Charles Fourier), la place du « philosophe fouriériste » ne cesse d’être reconnue et remarquée, par son importance comme par sa singularité.
Oser le fouriérisme, mais aussi s’exposer à lui, le travailler en ses contradictions ou lacunes pour l’amener toujours et encore aujourd’hui à la parole la plus vive, tel est sans doute le principal désir du « philosophe fouriériste », inlassable interprète du « rêveur sublime ». Si c’est en 1946 que le nom de Charles Fourier apparaît sous les yeux de René Schérer par l’intermédiaire de René Maublanc, son professeur à Henri IV (auteur d’une anthologie fameuse publiée aux Éditions Sociales Internationales en 1937 avec Félix Armand), René Schérer place plutôt sa rencontre véritable avec l’œuvre du bisontin sous le signe de L’Ode à Charles Fourier d’André Breton, dont la lecture lui fut recommandée par Simone Debout-Oleszkiewicz (p. 110). Alors que les premières lignes écrites par René Schérer sur l’utopiste, « Charles Fourier ou l’écart absolu », fêtent en 2017 leur cinquantième anniversaire, voilà donc une longévité remarquable elle aussi.
Longévité de la passion, radicalité de la passion, longue passion radicale pour la pensée utopiste de Charles Fourier, qu’est-ce à dire ? Il s’agirait d’abord de faire droit au vécu par opposition aux mensonges et illusions de la civilisation qui le recouvre et le distorde. Autrement dit, être fouriériste aujourd’hui passe, pour René Schérer, par un « rappel de la réalité et à la réalité », par un « coup de fouet du réel ». (7) Cette dynamique prend place dans le cadre d’une écosophie générale qui n’est nullement synonyme de décroissance, de réduction de la production ou de la consommation comme du plaisir de vivre mais qui s’inscrit, tout à l’inverse, dans la perspective d’un « accroissement, et de production, et de consommation, et de jouissance. » (11) En cela, enrichi d’une multiplication des plaisirs comme des jouissances, ce vécu tourne ses regards vers l’utopie, celle-là même dont René Schérer nous dit que, « grâce à Fourier, et à partir de lui », elle est « contemporaine du monde se faisant, dont elle est l’envers et l’accompagnateur », soit l’utopie perçue comme ce qui, par le texte même des œuvres de Charles Fourier, devient « une force historique constamment corrosive et réactualisable ». (26)
Cela, l’utopie fouriériste le tient sans doute de son rapport privilégié à la variété et aux différences et ce, à l’encontre de toute monotonie ou de toute uniformité (35) ; elle ne relève pas d’une forme, d’une époque ou d’une tendance arrêtées, elle circule comme on circule dans l’espace de la rue fouriériste où « tout est subordonné à la condition absolue de la visibilité et de l’aération » : « absence de séparations opaques et mortes, pas de murs de clôture ». (44) Ainsi, prendre Charles Fourier au sérieux comme l’écrit Mariana Saad (188), c’est avant tout concevoir son utopie sous l’espèce du nomadisme, l’utopie d’une société « où aucune fonction ne sera stable » nous dit René Schérer, une utopie qui ne propose aucune synthèse et dont les caractéristiques sont le « nomadisme des affects », le nomadisme « d’un monde en déplacement ». (117 et 212, les développements de Louis Ucciani) Or, prendre l’utopie nomade de Charles Fourier au sérieux, c’est comprendre qu’avec lui, « l’émancipation sera générale ou ne sera pas » (122), qu’il n’y a ni ajustements ni petits arrangements à ménager, mais un bouleversement complet à venir, cul par-dessus tête. Et ce bouleversement sera en outre joyeux, car en vérité, « Fourier est l’envers du sérieux philosophique au sens où il ne part pas du concept, où il ne part pas non plus du sujet : il part des passions ; il part de la multiplicité, pas de l’unité. Sa démarche est d’inversion-rupture-changement ». (106)
Heureux de jouer continûment « avec la diversité, l’imprévu » — ce tychisme qu’il affectionne tant (229) —, René Schérer ose Charles Fourier en fraternité, il en est l’hôte contemporain qui nous ouvre à des lectures nullement décalées ni périmées, mais riches au contraire de possibles à déployer, à conjuguer au présent du subversif. Les mots de Sousa Dias sont à cet égard exemplaires : ses livres « ne proposent pas seulement des pages à lire, mais ils enseignent comment les lire. Plus encore, ils n’apprennent pas uniquement à lire, mais aussi à vivre ; ils sont des leçons de vie, ils sont eux-mêmes la vie. Tels sont les livres hospitaliers, telle est l’hospitalité propre du livre » (163) ou comment ne cesser d’oser l’utopie, d’en faire, toujours et encore, notre demeure paradoxale, une demeure en mouvement.