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BEECHER Jonathan : Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism (2001)

Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 2001, XVI-584 p.

Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 3 avril 2007

par Bouchet, Thomas

Pour les habitués du XIXe siècle, le profil de Victor Considerant est bien connu, tant les occasions de le croiser sont fréquentes, du moins entre les débuts de la monarchie de Juillet et le printemps 1849 ; c’est à ce titre qu’il figure en bonne place, par exemple, dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (vol. 44) ; les Cahiers Charles Fourier ont consacré articles, développements, mises au point à celui qui occupe la première place dans l’histoire du fouriérisme ; au fil du XXe siècle, il a fait l’objet de trois biographies, par Hubert Bourgin (1909), Maurice Dommanget (1929) et, plus récemment, Michel Vernus (1993). Mais c’est avec Jonathan Beecher qu’il devient enfin possible de se faire une idée approfondie de l’homme, de ses idées, de son action.

À vrai dire, l’importance décisive de cette biographie n’a rien de surprenant. Voilà des années - des décennies, même - que Jonathan Beecher furète autour de son personnage. Fréquentation rythmée par plusieurs articles, aux États-Unis ou en France, par des interventions qui ont constitué autant de jalons dans sa recherche (ainsi les pistes esquissées au colloque d’Arc-et-Senans, en 1993, dont on peut vérifier à lire l’ouvrage ici présenté qu’elles étaient fécondes). Fréquentation nourrie par une connaissance intime avec les sources (aux fonds déjà bien connus, il en ajoute de plus inattendus, de Nevers à Bruxelles, de Washington à Moscou), par une extrême familiarité avec ce qui a été écrit sur Considerant et autour de lui. Fréquentation qu’expliquent, plus profondément encore, les recherches et les réflexions consacrées par Jonathan Beecher à Charles Fourier depuis le début des années soixante.

Aussi importe-t-il d’abord d’insister sur l’ampleur de la tâche menée à son terme dans les presque 600 pages de l’ouvrage. Le Victor Considerant de Jonathan Beecher fourmille d’informations : il permet d’établir des chronologies extrêmement fines ; un index d’une très grande richesse aide à repérer les hommes, les groupes, les journaux, les ouvrages, les projets, les influences, les réseaux. Nombre de points aveugles dans une vie aux multiples facettes disparaissent. Le lecteur suit de près Considerant, ne le quittant parfois pas même d’une semelle.

De ces étapes d’une existence, des inflexions qui ponctuent un engagement, le livre se fait le fidèle interprète, puisqu’il se construit en cinq parties axées sur une chronologie rigoureuse : « Racines », « Socialisme », « Révolution », « Texas », « Retour ». Jonathan Beecher excelle à saisir les phases importantes d’une existence privée et publique. En voici quelques-unes, parmi les moins bien connues : les formes précises de son activisme pendant les années 1833 et suivantes, d’où ressortent les qualités d’un « chef fouriériste » accompli (ses tournées à travers la France et les succès qu’il y remporte en fournissent de beaux exemples) ; ses prises de position sur la « science sociale » dans les années 1840, décryptées en une vingtaine de pages d’une grande densité, révélant qu’il est davantage homme de parole, d’écrit, d’action, que constructeur de systèmes ; les raisons qui le conduisent à se rapprocher des républicains (notamment à propos de la réforme électorale) ; ses combats du printemps 1849 (avril, surtout, avec l’échec cuisant à l’Assemblée le 14, décisif pour la suite de ses engagements ; juin aussi, mais l’épisode était déjà assez bien décrypté grâce à Bernard H. Moss) ; sa vie hors de France, en Belgique, et surtout pendant près de 17 ans aux États-Unis (là, on découvre quelques épisodes dont on ne saisissait jusqu’ici que des bribes incertaines) ; les étapes de sa prise de distances avec le fouriérisme dans les années 1850, entre l’expérience texane et le rapide voyage en Europe de 1858 ; les dernières années parisiennes d’un homme que Jonathan Beecher décrit décalé par rapport aux enjeux d’une république en construction. Il y aurait sans doute encore à creuser ici et là, qu’il s’agisse des relations tendues entre Considerant et les fouriéristes restés à Paris après juin 1849, ou de ces lettres passionnantes et émouvantes envoyées par Désirée Véret, au soir de leurs vies respectives, déjà commentées avec tant de finesse et de sensibilité par Jacques Rancière dans l’épilogue de sa Nuit des prolétaires (1981).

Mais dans cette existence foisonnante, il faut choisir, et Jonathan Beecher ne prétend pas tout dire. Là n’est pas son but : son Victor Considerant est, à y regarder de près, une biographie décentrée. L’auteur, en effet, explique dans son introduction qu’il poursuit un double objectif : « raconter l’histoire d’une vie, et approfondir nos connaissances sur le premier socialisme français ». Il parvient à montrer que Considerant se comprend dans une large mesure en référence à une époque bien précise dans l’histoire du socialisme. C’est de « l’essor et [de] la chute du socialisme romantique français » - telle est la deuxième partie du titre de la biographie - qu’il est question au fil des pages. Et le livre se termine sur quelques phrases sans ambiguïté : Considerant fut « un enfant de ces années au cours desquelles il parvint à maturité [...] il fut et il demeura un idéaliste pétri d’humanitarisme, et un socialiste romantique des années 1840 ».

Socialiste romantique, insiste Jonathan Beecher, davantage encore que fouriériste ou chef de l’École sociétaire. Il n’est pas innocent, à ce propos, que le mot « fouriériste » ne figure que dans deux titres de chapitres sur dix-huit, et qui plus est à chaque fois dans la première partie. De fait, si essentiel soit-il, l’engagement fouriériste ne saurait à lui seul rendre compte des choix de Considerant ; ou, plus exactement, il ne prend tout son sens que s’il est mis en relation avec les choix de ceux qui, au même moment, se soucient de science sociale, avec les diverses options qui s’ouvrent dans l’univers d’un socialisme alors foisonnant. D’où de riches analyses qui dépassent largement le cas particulier de Considerant : sur la place de la religion, sur la place de la science (dont Considerant, toute sa vie, fait grand cas), sur le statut d’une science sociale vue comme une « solution pacifique aux problèmes de reconstruction sociale » (fin de la 4e partie)

On mesure ici la distance considérable qui sépare ce Victor Considerant du Fourier que Jonathan Beecher a publié il y a tout juste 15 ans. La biographe de Fourier, qui portait comme sous-titre « Le visionnaire et son monde », était centrée sur la vie d’un individu hors du commun, sur « la logique interne d’une pensée singulière » (introduction, dans la traduction française de 1993). Entre celui qui façonne un univers et celui qui incarne les mouvements et les tensions de son temps, entre l’homme du XVIIIe siècle à l’homme du XIXe siècle, entre une « poésie utopiste » et une « prose socialiste » (termes employés par Jonathan Beecher), les décalages expliquent assez bien les prises de distance de Considerant par rapport au maître (l’épisode de Réunion est à cet égard très significatif). Mais l’ouvrage permet aussi de percevoir en de multiples occasions la fidélité du disciple, son attachement jusqu’aux derniers jours pour un homme qui a changé sa vision du monde. C’est ainsi, montre Beecher, qu’à un « groupe de Phalanstériens de Marseille » avides de conseils, Considerant rappelle en 1880 l’importance cruciale de la découverte faite par Fourier, ajoutant qu’a contrario les combats des premiers fouriéristes - les siens - ne peuvent plus en aucun cas constituer un modèle d’action.

L’épisode en question, parmi tant d’autres, laisse transparaître un dernier aspect de la personnalité de Considerant, exprimé dans le livre de manière remarquable : le personnage porte en lui une forte dose d’humanité. Il est attachant dans ses enthousiasmes (qu’on lise, pour s’en convaincre, les pages où Jonathan Beecher décrit son irrépressible optimisme à l’arrivée aux États-Unis), touchant dans ses phases de découragement silencieux. Il montre une grande générosité de sentiments ; la chaleur de sa voix et de ses discours témoigne le plus souvent d’un profond idéalisme. Jonathan Beecher, ici encore, sait se montrer convaincant, tandis que de grandes qualités d’écriture et les nombreuses surprises d’un dossier iconographique très bien fourni concourent à donner à cette biographie une tonalité particulière. Aussi n’est-ce pas sans raisons que Jonathan Beecher place son entreprise sous le patronage de Michelet, orfèvre lorsqu’il s’agit de donner chair à l’histoire.