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Dameth, (Claude Marie, dit) Henri, ou Henry
Article mis en ligne le 23 février 2022
dernière modification le 24 février 2022

par Desmars, Bernard

Né le 26 septembre 1812 à Paray-le-Monial (Saône-et-Loire), décédé le 1er août 1884 à Troinex (canton de Genève, Suisse). Professeur d’histoire dans l’enseignement secondaire à Paris, puis journaliste et propagandiste fouriériste dans les années 1840 et sous la Deuxième République. Rédacteur de L’Avenir de Nice et professeur d’économique politique à Nice au début des années 1850. Enseignant à l’université de Genève à partir de 1853, désormais partisan du libéralisme économique.

Henri Dameth est le fils d’un instituteur exerçant à Paray-le-Monial ; il termine ses études secondaires au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonneret, à Paris [1]. Dès 1833 – il a alors seulement 21 ans – il est professeur d’histoire au collège royal (nom du lycée de 1814 à 1848) Louis-le-Grand, fonction qu’il occupe jusqu’en 1837. Il est ensuite journaliste et collabore au National.

Henri Dameth (Bibliothèque de Genève)

Vers 1840, il étudie la théorie sociétaire ; dans Défense du fouriérisme, publié en 1841 sans nom d’auteur et disponible « chez les marchands de nouveautés » [2], il précise :

C’est en lisant et en réfléchissant seul que j’ai acquis, je ne dirai pas une conviction profonde, mes études n’ayant pas été assez complètes pour produire en moi ce résultat, et d’ailleurs l’expérimentation pouvant seule à mes yeux sanctionner définitivement la théorie de Fourier, mais du moins la sympathie la plus vive et le respect le plus profond pour cette doctrine, dont le but est si grand et si généreux, les moyens si merveilleux à la fois, si simples et si faciles.

Il déclare alors ne connaître « ni M. Considerant, ni aucun membre de l’École sociétaire » [3]. Cependant la seconde édition de Défense de fouriérisme est disponible au « bureau de La Phalange ». Il prend ensuite des actions de la Société fondée en 1843 pour publier La Démocratie pacifique [4]. Puis, en 1844, il fait paraître un ouvrage de 300 pages, Notions élémentaires de la science sociale de Fourier, une nouvelle fois sans nom d’auteur, mais publié à la Librairie de l’École sociétaire. Quand l’ouvrage est réédité en 1846, il est signé Henri Gorsse, du nom de sa mère, Marguerite Gorsse (ou Gorce) [5]. Des passages paraissent dans La Démocratie pacifique [6], et l’ouvrage figure désormais régulièrement dans les annonces et les extraits du catalogue de la librairie sociétaire qui paraissent dans le quotidien fouriériste.

Cependant, il mène son travail de propagande un peu en marge de l’École sociétaire [7] ; il ne fournit à La Démocratie pacifique que quelques articles pendant le second semestre 1847, consacrés principalement aux questions politiques et à la polémique entre journaux [8] ; il ne figure pas parmi les orateurs des banquets organisés chaque 7 avril pour célébrer la mémoire de Fourier.

Réunir les socialistes

Son activité s’intensifie sous la Deuxième République. Selon La Révolution démocratique et sociale, Dameth se voue à partir de « la révolution de Février à l’émancipation intellectuelle des masses. Clubs, cours publics, brochures, articles de journaux, tous les modes de propagande [sont] employés avec un infatigable dévouement par cet apôtre de la démocratie sociale » [9]. La Démocratie pacifique signale ses interventions au Club des républicains socialistes, où, en mai 1848, il dispense un cours sur l’organisation du travail [10], parfois en association avec Victor Hennequin [11].

Mais Henri Dameth œuvre d’abord à l’unité des différents courants socialistes. En juillet 1848, il publie un Appel aux socialistes, dans lequel il expose le projet d’une « Société populaire de propagation et de réalisation de la science sociale », qui aurait un double objectif : la propagation des idées socialistes et leur concrétisation sous la forme d’associations, tels que des commerces sociétaires – boulangeries, épiceries, etc. –, des comptoirs communaux, des organismes de crédit [12]. Pour diffuser ses idées, la Société disposerait d’un Bulletin qui présenterait ses activités et proposerait « des plans spéciaux d’association », par exemple entre « les patrons et ouvriers pour transformer tous les ateliers dont les chefs compteront parmi les membres de la Société et en faire disparaître le salariat » ; elle créerait aussi un « journal de propagande populaire de science sociale » et une « librairie composée des meilleurs travaux socialistes existants, mis à la portée du peuple » ; enfin, elle ouvrirait des « cours de science sociale » dans les quartiers populaires de Paris et en province. Dameth insiste sur le fait que le projet concerne à la fois les hommes et les femmes [13].

Cet Appel ne cite aucun nom de théoricien socialiste ; il ne mentionne pas non plus l’École sociétaire, même si le vocabulaire utilisé – on y trouve par exemple « garantisme », « séries simples » et « séries composées » – et l’objectif assigné – « l’Association intégrale » – rappellent le projet fouriériste.

Quelques semaines plus tard, dans une seconde brochure intitulée Agitation socialiste, Dameth affirme :

Notre appel a été entendu ; de tous les points de la société, il nous est venu des adhésions chaleureuses, à l’heure qu’il est, nous touchons l’exécution [14].

Il s’agit donc maintenant de passer à l’action ; un comité est formé, afin de préparer la création d’« un vrai parti, compact, unanime dans le but et dans les moyens, et marchant au triomphe de ses principes, non plus par l’émeute, la confusion, la violence, mais par l’exercice intelligent et puissant de ses libertés politiques et par la pratique de la fraternité » [15]. Dans Agitation socialiste, Dameth apporte des précisions sur l’organisation de l’association et propose un « credo socialiste ou principes généraux d’organisation sociale et politique » [16].

Finalement, ces projets débouchent sur la création de la « Solidarité. Société populaire pour la propagation et la réalisation de la Science sociale », présentée vers la mi-octobre dans un bref imprimé de quatre pages, co-signé par Dameth (président de Solidarité), et par les vice-présidents Tournot et Jeanne Deroin, le secrétaire Jean Macé et le trésorier Bourreif. Il s’agit encore de conjuguer le travail de propagande et les réalisations concrètes (commerces sociétaires, associations diverses) ; ainsi,

le prolétaire arrivera enfin à réaliser, pour ses propres mains, l’œuvre de son émancipation, et à préparer légalement, sans effusion de sang, les matériaux de la vraie et définitive révolution, la REVOLUTION SOCIALE [17].

Un « bulletin intérieur » fait en février 1849 le bilan de « six mois d’étude » réalisées par plusieurs comités. Le projet le plus avancé est l’œuvre du « comité de l’organisation des échanges », qui, ayant présenté ses réflexions « devant des assemblées nombreuses et dans plusieurs quartiers de Paris », adopte le principe de « l’organisation de l’échange des travaux, services et produits de tout ordre entre eux, sans le secours de l’argent, et par le simple usage du bon d’échange » [18] ; les statuts d’une « société commerciale pour la réalisation de l’échange » sont rédigés, et, en février 1849, Dameth et ses amis annoncent l’ouverture prochaine de l’Office d’échange avec des succursales dans plusieurs quartiers de Paris [19]. Il est également prévu la constitution d’un comité d’épargne afin de fonder une « caisse d’épargne ». Enfin, un « comité du travail » réfléchit à l’organisation de séries industrielles, c’est-à-dire à la formation d’associations réunissant les membres d’une même profession ; ces associations disposeraient d’un bureau de placement et d’un fonds de retraite, organiseraient l’enseignement professionnel, apporteraient un secours en temps de chômage ou en cas de maladie. Enfin, « toutes les séries ou corporations industrielles se relieront entre elles par une solidarité supérieure qui assurera à chacune la protection de toutes ».

Cependant, à lire ce compte rendu, on comprend dès le début – « Nous avons à vous adresser des paroles graves et solennelles » – que Solidarité est dans une situation difficile ; certains adhérents se sont éloignés et les cotisations ne sont plus régulièrement versées, alors que l’organisation emploie deux salariés et doit payer un loyer [20]. Aussi faut-il « que tout membre de la Solidarité se prononce immédiatement sur le parti qu’il doit prendre » [21]. On n’entend plus parler ensuite de cette association, dont le programme, comme le souligne Michel Cordillot, « préfigur[e] l’ensemble des activités que les associations ouvrières et la gauche démocrate et socialiste s’attachèrent à mener jusqu’à la chute de la Deuxième République » [22] ; Solidarité annonce en particulier l’Union des associations, ou Association fraternelle et solidaire de toutes les associations, portée par Jeanne Deroin en 1849-1850, et la Propagande démocratique et sociale, animée par Jean Macé.

Le projet conduit par Dameth et ses amis n’est pas mentionné dans La Démocratie pacifique [23]. Il est possible que les dirigeants du mouvement fouriériste aient vu avec méfiance une entreprise qui, sur certains points, peut entrer en concurrence avec les travaux de l’École sociétaire.

Banquets et répression

L’activité déployée par Dameth lui attire quelques ennuis. Après les journées de Juin 1848, le gouvernement impose des conditions plus restrictives aux activités des clubs, dont sont exclus les femmes et les enfants, tandis qu’il est désormais interdit de percevoir un droit d’entrée. Afin d’échapper à cette législation, Dameth organise ses séances de propagation, non plus sous la forme de réunions suivies de discussions, mais comme un enseignement pour lequel il obtient l’autorisation de la préfecture de police et du ministère de l’Instruction publique ; il ouvre en août 1848 « un cours populaire de sciences sociale », qui se déroule le mardi et le vendredi, salle des Capucins, boulevard du Temple [24].

Selon La Révolution démocratique et sociale,

Pendant trois mois, le citoyen Dameth développa les principes de la science nouvelle avec cette modération de forme, avec cette élévation et cette chaleur d’idées qui sont les caractères de son talent, devant une foule attentive et toujours plus nombreuse. Les commissaires de police qui surveillèrent assidûment des réunions, n’y trouvèrent jamais rien à reprendre [25].

Lors de la campagne pour l’élection présidentielle de décembre 1848, les « cours » sont remplacés par des réunions électorales qui, présidées par Dameth, accueillent les « orateurs les plus estimés du parti démocratique ». Après le scrutin du 10 décembre, les cours reprennent « leurs allures calmes et doctrinales » [26]. Mais selon les autorités, ils dissimulent les activités d’un club sans respecter la législation puisque des femmes et des enfants sont présents aux « conférences » et qu’un droit d’entrée de 10 centimes est perçu [27].

En décembre 1848 et janvier 1849, Dameth est poursuivi devant le tribunal correctionnel ; il a beau affirmer qu’il s’agit bien d’un enseignement et non d’un club, il est condamné à 200 francs d’amende et aux frais de justice pour avoir enfreint la législation sur les réunions publiques [28].
Les activités de Solidarité attirent aussi l’attention de la justice : le 5 février 1849, Dameth est arrêté par la police ; la cause serait « la confusion faite par l’autorité entre la Solidarité et la Solidarité républicaine » explique Dameth qui, après avoir souligné le caractère apolitique de son association, est libéré le lendemain ; mais il craint de nouvelles poursuites [29]. En effet, la police perquisitionne son domicile le 15 juin et le met en détention pendant au moins deux semaines [30].
Il n’en poursuit pas moins ses activités militantes. Il participe à de nombreuses réunions [31] ainsi qu’à des banquets socialistes lors desquels il prononce généralement des discours : le banquet des femmes socialistes [32], un banquet démocrate socialiste [33] ; un banquet socialiste [34] ; un banquet populaire phalanstérien [35] ; un banquet des prêtres socialistes [36] ; un banquet des blessés et combattants de février [37].

Le projet de cités industrielles

Fin 1849 ou début 1850, il publie une brochure sur les « cités industrielles » [38], devant réunir à la fois des prolétaires et les bourgeois. La « cité de l’Union », telle qu’il l’envisage, devrait offrir :

1° Le logement salubre, confortable et économique ; 2° Un certain degré facultatif d’association […] ; 3° Un centre de consommation et de production fonctionnant par voie d’échanges […] ; 4°Un comptoir communal organisant […] le crédit pour tous ; 5°Un institut complet d’éducation populaire embrassant : la crèche, la salle d’asile, l’école primaire de chaque sexe, les écoles professionnelles, les cours élémentaires de dessin et de musique, de sciences naturelles et de mathématiques. En un mot, un foyer supérieur de sociabilité et d’éducation, de confort et de luxe collectif, de culture des arts et de perfectionnement moral de tous les hommes par l’amélioration même des conditions de leur vie physique [39].

Dameth précise ensuite les conditions financières et matérielles de la première cité, prévue pour 600 familles, c’est-à-dire environ 2 400 habitants. Il en établit le plan et l’architecture, puis insiste sur les activités éducatives [40], mais aussi sur les « ateliers de chômage […] destinés à offrir du travail à tous les ateliers de la Cité lorsqu’ils en manqueront dans leurs professions respectives » [41].
La Démocratie pacifique recommande « vivement à l’attention publique le mémoire sur les Cités industrielles que vient de faire paraître M. Dameth » ; selon le périodique fouriériste, il s’agit du « travail le plus important et le plus complet qui ait été publié jusqu’à ce jour sur la conception des Cités » [42]. Parallèlement, Dameth commence un cours public « sur l’histoire de la civilisation » dans les locaux de l’Association polytechnique [43]. En avril 1850, il participe aux débats des démocrates-socialistes concernant la désignation d’un candidat pour une législative complémentaire à Paris ; il se prononce en faveur du fouriériste Villegardelle, auquel est finalement préféré Eugène Sue [44]. Il fait encore paraître un article en septembre 1850 dans La Démocratie pacifique [45]. Pendant le second semestre 1850 ou au plus tard début 1851, il quitte Paris, peut-être pour des raisons de santé, peut-être pour éviter d’être inquiété par la police française qui surveille les socialistes [46].

Journaliste et professeur à Nice

Il s’établit à Nice, qui fait alors partie du royaume de Piémont-Sardaigne. Il participe à la rédaction de L’Avenir de Nice, dont la publication commence en août 1850 et dont le propriétaire, Auguste Carlone, est l’une de ses relations [47]. Ce journal est d’orientation libérale et francophile. Dameth y rédige l’article qui paraît en première page ; il y traite généralement de la situation politique en Europe – le plus souvent en s’appuyant sur la situation française – et promeut les valeurs démocratiques et libérales, avec de nombreux articles consacrés aux institutions, aux systèmes électoraux, aux libertés et aux rapports entre l’État et l’Église catholique.

Les problèmes sociaux sont beaucoup moins présents que les questions politiques dans L’Avenir de Nice ; toutefois, en février 1851, Dameth analyse les débats de l’Assemblée législative française concernant « l’enquête sur le travail » ; cette question, écrit-il, « dépasse par son importance l’enceinte de cette assemblée et celle de la France elle-même ; c’est une question sociale et universelle […] Partout, en Angleterre comme en France, en Italie comme en Allemagne, en Amérique en Europe, les souffrances des classes laborieuses sont aiguës et profondes ; partout elles appellent des remèdes énergiques sous peine de commotions et de bouleversements désastreux » ; cependant, Dameth ne fait aucune allusion aux solutions socialistes et en particulier fouriéristes [48]. En janvier 1852, à l’occasion d’un conflit social, il insiste sur l’importance de « la question redoutable des rapports du capital et du travail, question qui bientôt prendra la place dans toute de l’Europe de la question politique et qui est destinée à donner aux gouvernements et aux classes régnantes encore plus de soucis que celle-là » ; il souligne la force des associations de travailleurs en Angleterre ainsi que « l’intime solidarité qui relie les intérêts du capital et ceux du travail et doit amener une fusion harmonique entre ces deux principes nécessaires de toute production » [49]. Par ailleurs, Dameth signe à plusieurs reprises des articles sur le théâtre et sur l’opéra dans la rubrique « Revue théâtrale » [50].

Selon un article paru quelques décennies plus tard dans L’Économiste français, c’est lors de ce séjour à Nice qu’il aurait approfondi ses connaissances dans le domaine de l’économie politique ; « ses yeux alors se dessillèrent ; il abjura ses erreurs socialistes et s’éprit, pour la science qui venait de lui être révélée, d’une passion réfléchie à laquelle il devait rester fidèle jusqu’à la fin de sa vie » [51].

En effet, à côté de ses activités journalistiques, Dameth enseigne à l’École de commerce de Nice ; il commence aussi en janvier 1851 un « cours d’économie politique » au Cercle du commerce ; ce cours a d’abord lieu le dimanche après-midi et accueille un large auditoire. Selon L’Avenir de Nice,

le public était aussi nombreux que pouvait le permettre la grandeur des salons affectés à cet usage. […] L’impression générale a été on ne peut plus satisfaisante. Dans une improvisation facile et brillante, le professeur a fait ressortir l’urgence et la grandeur des études économiques. Il a montré cette science nouvelle sortant, pour ainsi dire, des entrailles de la société actuelle pour raffermir ses bases ébranlées, pour constituer un terrain de conciliation sur lequel les représentants de la tradition et les hommes d’avenir pussent se rencontrer et travailler de concert au bonheur public. Il a fait ressortir avec beaucoup d’éclat l’intime solidarité qui liait les destinées de la démocratie à celles de l’industrie ; et de ce haut point de vue, il a pu, avec l’autorité de la science, qui réalise déjà tant de merveilles, prophétiser les splendeurs de l’avenir [52].

Le programme de ce « Cours d’économie politique » prévoit dans sa troisième et dernière partie une « Histoire de l’économie politique », qui, après l’examen des travaux de Quesnay, Smith, Malthus, Ricardo, Say, Bastiat et autres, doit comprendre une présentation les « écoles socialistes : Saint-Simon, Fourier, Louis Blanc, Cabet, P. Leroux, Proudhon, Aug. Comte, etc. » [53]. Cependant, il ne peut être mené à bout : en effet, Dameth est à plusieurs reprises inquiété par les autorités du royaume de Piémont-Sardaigne. Son « cours d’économie politique » est brièvement suspendu en février 1851 [54]. Et en mai 1851, Dameth reçoit l’ordre de quitter Nice [55]. Il séjourne alors à Turin, puis, grâce à la protection de Cavour, obtient en juillet l’autorisation de retourner à Nice [56] où il retrouve ses fonctions à la rédaction de L’Avenir de Nice [57]. Son « Cours d’économie politique » reprend en décembre 1851 ; douze séances sont prévues, la dixième devant présenter le 19 février 1852 « les écoles socialistes » [58]. Cependant, le cours semble s’être arrêté avec la sixième séance, le dimanche 25 janvier 1852 [59].

Dameth continue à écrire dans L’Avenir de Nice  ; mais en octobre 1852, il reçoit l’ordre de quitter le royaume de Piémont-Sardaigne, sans que le motif soit indiqué ; mais, écrit-il avant de quitter Nice, « le gouvernement sarde n’a fait en cela que condescendre aux réclamations du gouvernement français. Depuis longtemps, la menace d’expulsion était suspendue sur ma tête » [60].

Professeur à l’université de Genève

Henri Dameth s’installe en Suisse ; dès 1853, il commence à enseigner au sein de l’Académie de Genève, qui devient l’université de Genève en 1876. Selon Le National suisse, il aurait « débuté […] par un cours de philosophie transcendantale » avant de « professe[r]l’économie politique ». Pour le même journal, c’est le « Conseil d’État […] [qui] a gratifié l’Académie de M. Dameth, débarqué nous ne savons d’où » [61]. Le Journal de Genève affirme que sa nomination est illégale comme l’auraient déjà été plusieurs autres à des postes de l’Académie, qui seraient liées à des interventions politiques [62]. En mars 1855 encore, le Journal de Genève regrette – ou feint de regretter – que l’Académie de Genève ne parvienne pas à trouver un professeur pour sa chaire d’économie politique [63] ; Dameth écrit à la rédaction :

Permettez-moi donc, M. le rédacteur, de vous révéler ma modeste existence que vous ne paraissez pas soupçonner, et de vous apprendre qu’il y a plus de deux ans que j’enseigne l’économie politique à l’Académie de Genève, d’abord sur l’invitation du gouvernement, et maintenant chargé officiellement des cours [64].

Cependant, répond la rédaction, « M. Dameth ne fait en aucune façon partie de l’Académie, […] il est simplement chargé d’y enseigner provisoirement l’économie politique » [65].

Finalement, la situation de Dameth se stabilise. Il se présente au concours ouvert à la faculté de droit pour la chaire d’économie politique ; il rédige à l’appui de sa candidature un mémoire intitulé Le Juste et l’utile dans lequel il examine les « rapports de la morale et de l’économie politique » [66] . Il est nommé titulaire du poste en octobre 1855 [67]. En 1861, il est aussi chargé, par intérim, de la chaire d’histoire [68]. Il fait également un cours « d’économie politique » à la faculté de lettres [69], et à la fin des années 1870, un cours de « Finance » et un autre de « Statistique » à la faculté de droit, en plus de sa chaire d’économie politique qu’il conserve jusqu’à sa mort.

À cela s’ajoutent de nombreuses interventions en dehors de l’Académie de Genève : en 1856 « un cours de six séances […] sur l’économie politique », dans le cadre des « cours publics et gratuits » donnés à Genève ; ce cours est renouvelé dans les années suivantes [70] ; Dameth dispense aussi des enseignements d’économie au Gymnase de Genève [71], à l’École industrielle jusqu’en 1865 [72] et à la Chambre de commerce de Genève [73]. Dans l’hiver 1864-1865, il professe un cours d’économie politique chaque samedi soir à Lyon, sur l’invitation de la Chambre de commerce [74] ; dans les années suivantes – au moins jusqu’au début des années 1870 [75] –, il continue son enseignement à Lyon, la toute jeune Société d’économie politique s’associant à la Chambre de commerce pour organiser les séances [76]. Il intervient aussi, toujours à Lyon, à partir de 1866, dans le cadre des cours pour adultes organisés le dimanche par la Société d’enseignement professionnel du Rhône, fondée en 1864 autour de l’industriel Arlès-Dufour [77].

Henri Dameth vers 1870 (Bibliothèque de Genève)

À côté de son activité d’enseignement, il participe aussi aux travaux de plusieurs associations et sociétés savantes locales : l’Institut genevois, dont il devient « membre effectif » en 1860 [78], mais dont il fréquente la section des sciences morales et politiques dès le milieu des années 1850 [79] ; la Société genevoise d’utilité publique, avec des rapports sur la participation des ouvriers aux bénéfices du patron [80], sur le travail des femmes [81] et sur « l’enseignement professionnel à donner aux jeunes filles » [82].

Il contribue aux débats concernant l’économie helvétique, la législation douanière, l’industrie horlogère, les projets de réforme bancaire et de création d’une banque fédérale d’émission, la propriété industrielle ou encore les conflits sociaux et l’institution de prudhommes pour éviter les grèves. Il le fait en utilisant différentes voies : des mémoires rédigés à l’occasion de concours organisés par les autorités municipales et cantonales [83] ; de nombreuses conférences qu’il prononce à Genève [84], mais aussi à Lausanne [85] ; sa participation à des commissions, comme celle désignée en 1866 par le conseil municipal de Genève pour examiner la situation de l’école d’horlogerie [86] ; et une collaboration régulière au Journal de Genève à partir du milieu des années 1860, d’abord sous la forme de lettres, puis avec de longs articles publiés en une, comme des éditoriaux. « Partout nous trouvons son nom au bas de brochures, de lettres et d’articles qui n’ont pas été sans influence sur les solutions adoptées » [87].

Il est aussi en relation avec les milieux d’affaires genevois et délivre ses conseils à des sociétés d’assurance et de crédit [88]. Il porte en 1860-1861 un projet de création d’une banque de crédit mutuel [89]. Il participe à la reconstitution de la Chambre de commerce de Genève en 1865-1866 [90] ; il est un moment vice-président du conseil d’administration de la Banque générale suisse [91]. Il est également l’un des quatre fondateurs en 1867 de l’Association coopérative immobilière, une société qui a pour objectif la construction de logements destinés à être acquis par des ouvriers [92]. L’association peine à réunir des capitaux. Pendant ses deux premières années d’existence, elle parvient cependant à construire une dizaine de maisons, équipées d’une cave, d’un grenier et d’un petit jardin. En 1869, elle envisage la création de dix à quinze autres maisons [93]. Mais elle semble avoir disparu peu après.

Enfin, il participe à plusieurs congrès nationaux ou internationaux : le « congrès de l’impôt » à Lausanne en 1860 [94] ; le congrès de l’Association internationale pour le progrès des sciences sociales, à Berne en 1865 – Dameth y préside la section « Bienfaisance et hygiène » [95] ; et, en 1877, à nouveau à Berne, le congrès organisé par la Fédération britannique et continentale pour l’abolition de la prostitution ; Dameth y préside la section d’économie sociale qui, dans la synthèse de ses travaux, considère que « la mère de famille […] ne saurait exercer un état manuel sans que la famille et le ménage en souffrent », mais qui, soulignant la faiblesse des salaires des femmes, se montre favorable à l’éducation professionnelle, sans « fermer aux femmes aucune branche d’enseignement », afin qu’elles puissent ensuite bénéficier de meilleures salaires et échapper à la prostitution [96].

Un économiste libéral, adversaires des « utopies socialistes » [97]

Dans les années 1850, Henri Dameth reste en contact avec ses condisciples fouriéristes. Il est l’un des actionnaires de la Société européo-américaine de colonisation au Texas ; il assiste le 1er septembre 1857 à une assemblée générale de la société et y occupe les fonctions de secrétaire [98]. Il figure sur un répertoire d’adresses de l’École sociétaire élaboré sous le Second Empire [99]. Mais ces relations – d’ailleurs peu fréquentes semble-t-il – ont apparemment cessé après 1860. À ce moment, il s’est alors nettement éloigné du socialisme.

Henri Dameth est désormais un libéral convaincu, qui revendique l’héritage de l’économiste Frédéric Bastiat. Dans ses articles, dans ses ouvrages et dans ses rapports, il se prononce en faveur des initiatives privées et se déclare hostile à l’intervention publique. Dans son mémoire de 1861-1862 sur les difficultés de l’industrie horlogère genevoise, il repousse l’intervention gouvernementale ; pour lui, « une prudente gestion des affaires, la supériorité de production industrielle, la loyauté dans les tractations, la prévoyance et l’économie dans les affaires privées sont et resteront toujours les seuls remèdes vraiment efficaces contre des calamités de ce genre » [100].

Il expose méthodiquement des idées libérales dans son Introduction à l’étude de l’économie politique, qui résulte du cours qu’il dispense à Lyon en 1864-1865 [101].

Dans l’hiver 1868-1869, Dameth consacre son enseignement à la Chambre de commerce de Lyon au mouvement socialiste [102]. Il ne cache pas son engagement fouriériste antérieur.

Celui qui parle ici n’hésite pas à le déclarer : il tient les utopies sociales pour généreuses dans leurs aspirations, et comme susceptibles d’inspirer d’honnêtes dévouements. Pourrait-il même penser autrement, après avoir été dans sa jeunesse l’adepte zélé d’une de ces doctrines ? [103]

Pourquoi a-t-il ainsi changé ? « Est-ce par ambition ou par amour du lucre ? ». Non, répond-il, puisque l’enseignement de l’économie politique n’offre ni richesse, ni honneurs.

Avoir passé du socialisme à l’économie politique n’exprime donc qu’une chose : le redressement de l’esprit par l’étude, l’investigation scientifique substituée aux élans de l’imagination et du sentiment. Quiconque prendra la même route arrivera au même but [104].

Dameth ajoute :

Perdre la foi aux théories absolues, ce n’est point prendre son parti du mal existant ni déserter la cause de ceux qui souffrent. Le dévouement à cette noble cause se retrempe, au contraire, dans les sévères travaux de l’analyse, et son énergie s’accroît en raison de la certitude des principes qu’il y puise [105].

Lors de la quatrième séance, il examine le saint-simonisme, qui, selon lui, n’est plus qu’un souvenir et auquel il n’accorde qu’un bref moment [106] ; il présente le fouriérisme un peu plus longuement [107] en signalant qu’une « tentative de restauration [se] produit actuellement ; mais les difficultés sont plus grandes qu’autrefois. La théorie de Fourier est presque aussi inconciliable avec le mouvement socialiste actuel, dans ses visées pratiques, qu’avec la société existante » [108]. De façon générale,

cette doctrine offre-t-elle autre chose qu’un ensemble d’hypothèses plus ou moins séduisantes, les unes opposées à la raison et à l’expérience universelles, les autres totalement invérifiables ? [109]

Dameth présente aussi le « communisme » d’Étienne Cabet et de Louis Blanc ; le « socialisme libéral » de Proudhon. Après les « sectes utopiques », il examine de façon beaucoup plus favorable « le mouvement coopératif, ou l’association ouvrière » [110] ; opposant les coopératives des années 1860 à celles de 1848, il fait l’éloge des premières qui ont « mis de côté à peu près toute visée utopique » et qui contribuent « à la formation d’ouvriers capitalistes » – ce qui constitue « le vrai mérite de la coopération » – et « à l’éducation économique des classes ouvrières » [111].
D’ailleurs, la société immobilière genevoise qu’il a co-fondée dans la seconde moitié des années 1860 « mérite éminemment le titre de coopérative, puisqu’elle unit les efforts des diverses classes, des riches et des pauvres, pour un but philanthropique et social » [112]. Sa conception de la coopération, qui vise d’abord la conciliation sociale, lui attire les vives critiques de Michel Bakounine pour qui Dameth est un « apostat du socialisme » [113].
Le professeur genevois s’inquiète beaucoup du développement du « socialisme militant » [114], qu’il observe dans l’Association internationale du travail ; ce « nouveau socialisme » d’inspiration collectiviste a pour but « la révolution sociale » ; il veut « enrôler et discipliner la totalité des ouvriers de main-d’œuvre du monde civilisé, pour une lutte décisive et universelle contre le capitalisme et le patronat » [115], avec des « conséquences […] désastreuses » sur l’économie et la société [116]. A ces courants socialistes, Dameth oppose « l’économie politique » qui repose sur la science et dont « les inductions […] se trouvent être l’inverse des affirmations du socialisme » [117].

Un Français à Genève

Dameth s’est rapidement intégré à la vie culturelle genevoise, et en particulier à ses activités musicales. En 1856, « le professeur Dameth a fort bien chanté le rôle de l’ange » dans un oratorio de Mendelssohn, signale La Gazette de Lausanne [118]. Il préside un « comité central des sociétés de chant » qui organise des concerts ; il rédige un rapport sur une fête cantonale qui a lieu à la Chaux-de-Fonds [119]. Il lui arrive aussi d’intervenir dans les rubriques théâtrale et musicale du Journal de Genève [120], comme il le faisait dans L’Avenir de Nice. Il regrette le « peu de prix que l’on paraît attacher à Genève à la critique d’art en en général et à la critique théâtrale en particulier » [121].
En avril 1862, il épouse Augustine Dupuy, « peintre » domiciliée à Genève d’après l’annonce du mariage parue dans le quotidien genevois [122].
Mais en même temps, Henri Dameth reste très lié à la France. À partir de 1860, il assiste régulièrement à Paris à des réunions de la Société d’économie politique [123]. Pendant la guerre de 1870-1871 et le siège de Paris, il participe à une collecte de fonds organisée par les Français de Genève et destinée à financer une ambulance à Paris [124]. Lors de la Commune, il publie plusieurs textes dans le Journal de Genève, bien sûr très hostiles à l’insurrection parisienne, dont il déplore les « atroces et sauvages procédés » et l’« hideuse et gratuite barbarie » [125]. En 1872, il préside un comité des Français de Genève qui organise une « souscription de délivrance du territoire national » afin de contribuer au financement de l’indemnité que la France doit verser à l’Empire de Guillaume 1er pour hâter le départ des troupes allemandes des régions occupées en France [126]. Il est également à la tête d’une Société d’assistance pour Français malades à Genève [127].
Il suit très activement la politique française, qu’il commente de 1872 à 1883 dans des articles intitulés « La situation politique de la France », dans le Journal de Genève  ; il est favorable à la consolidation de la République et soutient vers 1880 l’anticléricalisme des républicains. Il est élu en 1876 membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, dans la section d’économie politique [128]. À partir de 1878, L’Économiste français, dirigé par le libéral Paul Leroy-Beaulieu, publie ses « Lettres de Suisse » dans lesquelles il commente la situation économique et financière de la Suisse [129].
Cependant, vers 1880, sa position devient plus fragile : sa popularité décline au sein de la colonie française de Genève, en raison de ses opinions. Le 14 juillet 1883, il

assiste à une fête organisée pour célébrer la prise de la Bastille. Il y prononce un toast (« à la liberté de conscience, dont on parle beaucoup, mais que l’on ne paraît pas toujours bien comprendre ») qui est accueilli « sans enthousiasme » par l’auditoire [130]. Dans les milieux académiques, son libéralisme est contesté. En 1880, l’université de Genève crée un nouveau cours qui porte sur « les systèmes sociaux » ; Dameth critique cette innovation, qui, selon lui, « empièt[e] sur [son] propre domaine », puisque « l’exposition des systèmes sociaux n’est rationnellement admissible que sous les auspices de la science économique » [131]. Au début des années 1880,

sa situation était devenue difficile à Genève, où le socialisme d’État a pris pied, comme ailleurs, dans les conseils du gouvernement, où son libéralisme intransigeant et son inébranlable obstination à n’enseigner que ce qu’il savait être vrai, juste et utile, lui avaient fait plus d’un ennemi [132].

Les articles qui paraissent au lendemain de mort de Dameth rappellent son adhésion au fouriérisme, présentée comme le produit de « sa vive imagination » ; l’en l’auraient ensuite éloigné « son bon sens naturel et une étude plus approfondie des phénomènes sociaux [et de] l’économie politique » [133].