Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

139-141
CHOURAKI Frédéric : Ces corps vides (1999)

Paris, Le Dilettante, 1999, 224 p.

Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 21 février 2006

par Ucciani, Louis

Une croisière, quelques écarts aventureux, et tout s’enclenche sous le contrôle d’un adolescent lecteur de Fourier. Le roman de Chouraki se lit comme la description d’un glissement qui saurait conduire à la mise en place du Nouveau monde amoureux. On reconnaît les travers que décrit Fourier, ces amours cachés sous les amours de convenance, autant de signes de la force latente du désir et des passions qui, en Civilisation conduisent à secrets et cachotteries. Le roman montre comment ces amours secrètes peuvent devenir le ferment sur quoi saurait se construire la donne d’Harmonie et le Nouveau Monde amoureux. Une croisière donc sur les eaux du Nil, des couples, qui même pour les plus jeunes (un voyage de noces) sombrent dans l’ennui d’eux-mêmes. Quelques sollicitations. Une vierge à la porte de la ménopause qui paye et débauche un mari timoré, une jeunette en détourne un autre et les machinistes organisent le viol collectif d’une femme fidèle et cependant consentante. Un simulacre de procès pour pédophilie et l’intervention de Fourier comme seul apte à mettre ordre dans cette cacophonie des amours : « Fourier, Fourier... J’ai déjà entendu ce nom quelque part. Peut-être à la fac. Un pauvre illuminé, tendance marxisante ? - Ferme ta gueule ! Ne hurle pas avec la meute ! Fourier est le plus grand. Il est le seul à avoir pensé la société en déclinant de concert l’aspiration légitime à la justice sociale et la libre circulation des sens. La synthèse parfaite. »[p. 111] En articulant des passages de Fourier à son intrigue Chouraki décrit un passage plausible. Le navire devient un Phalanstère. De Fourier ceci : « La Terre n’offre plus qu’un affreux chaos politique. Elle appelle les bras d’un autre Hercule pour purger des monstruosités sociales qui la déshonorent. C’est lui qui doit élever l’harmonie universelle sur les ruines de la barbarie et de la civilisation » [134] ou encore ceci : « Mes vues s’étendent là où les vôtres n’ont point atteint. J’ai marché au but seul, sans moyens acquis et sans chemins frayés. C’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur... » [138] L’intrigue en fait un personnage : « Quant à Charles Fourier, juché sur son aurore boréale, un imperceptible sourire aux lèvres, il attendait patiemment son heure. » [152] Un essai donc de nouvelle organisation amoureuse, un essai, comme tous les essai de phalanstère voué à l’échec ? (« Quelque chose clochait, de toute évidence. Il avait dû louper un passage du Nouveau Monde Amoureux. Se pouvait-il que le grand Fourier ait failli ? Quel sens, alors, donner aujourd’hui à l’utopie ? Un vœu pieux ? Impossible ! Charles avait avec minutie calqué les passions humaines sur le mouvement des astres, le développement des fleurs, les lois infaillibles de la géométrie ! Il essaierait encore. Sur un nouveau microcosme. » [217]

Un roman fouriériste pour notre époque, cela vaut la peine de le remarquer. Si l’intrigue tient et si finalement l’enjeu est tenu, on regrettera qu’alors que Joyce est sollicité et que Fourier est référence, le peu d’inventivité de l’écriture. L’utopie passe par une nouvelle pensée et la nouvelle pensée passe par une nouvelle écriture. Certes Fourier invente en pensée, mais il invente en pensée parce qu’il invente en écriture. Se dessine alors peut-être quelque chose de l’ordre d’une compréhension de Fourier et par derrière lui de l’utopie. Les projections tentées vers un monde autre, ou les matérialisations tant fictives que réelles souffrent de ce travers que les réalisateurs n’ont pas la langue qui a servi à dessiner le monde qu’ils tentent de matérialiser. Si l’on voulait réaliser un phalanstère ce n’est pas la traduction littérale de la langue de Fourier qu’il s’agirait d’activer, mais sa structure même. Pourquoi Considerant et les autres ont-ils échoué, parce qu’ils n’étaient pas poètes et parce qu’ils croient que la langue n’agit que dans une fonction d’énonciation. Ce que l’on découvre ici c’est que pour changer le monde il faut peut-être tout d’abord libérer la langue. C’est en cela sans doute que les artistes et les poètes sont plus proches de Fourier que les idéologues du monde nouveau parlant la langue de l’ancien monde.