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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

75-88
De l’autre côté du pont, les paysages harmoniques
Fourier et le surréalisme
Article mis en ligne le 15 décembre 2006
dernière modification le 2 avril 2010

par Girard, Guy

Après avoir espéré dans le communisme soviétique et désespéré du stalinisme, André Breton et les surréalistes, depuis la Seconde Guerre mondiale, se sont passionnés pour Fourier. Il leur apparut comme un précurseur, en proposant une autre civilisation fondée sur l’usage de la pensée analogique et la libération des passions. Breton consacrera à Fourier un long poème et il se fera dès lors de sa pensée une boussole, tant dans le domaine des arts plastiques que dans la critique des moeurs - ainsi que le montreront les expositions collectives EROS (1959) et L’Ecart absolu (1965).

Repassionner la vie, refondre les moeurs et l’entendement, tendre à la plus grande liberté dans le domaine de l’esprit comme dans le domaine social, imaginer possible une civilisation du désir souverain et y reconnaître la même nécessité de la révolte et de la poésie, tel peut être sommairement résumé le projet révolutionnaire du surréalisme. Projet qu’André Breton et ses amis formulèrent dès 1925, quelques mois seulement après la parution du premier Manifeste du surréalisme, en des termes politiques dans la déclaration collective La Révolution d’abord et toujours où ils affirmaient :

Nous n’acceptons pas les lois de l’Economie ou de l’Echange, nous n’acceptons pas l’esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. [1]

Conçue pour sceller le rapprochement entre le groupe surréaliste, ses amis de Bruxelles et des intellectuels d’extrême gauche adhérents ou sympathisants du Parti communiste, cette déclaration a inauguré, malgré la revendication de pensées comme celles de Proudhon, Stirner ou Nietzsche, le dialogue entre le surréalisme et le marxisme. Tout espoir était alors placé dans la révolution russe et dans les stratégies inspirées par Moscou. Puis la rupture avec la mystification stalinienne fut signifiée en 1935, dans la brochure intitulée Du Temps que les surréalistes avaient raison. Entre temps, le surréalisme s’était affirmé comme une conception du monde où le partage et la réalisation collective de la poésie désignaient l’issue du processus révolutionnaire, qui à cette fin requérait l’invention et la circulation d’un nouveau mythe, conception du monde qui se voulait alors formulable dans les termes du matérialisme dialectique de Marx et de Engels. A cette lumière là furent menées au cours des années trente du siècle dernier maintes recherches pour aussi bien illuminer la nuit intérieure que, grâce aux étoiles de celle-ci, s’orienter parmi les égarements de la vie sociale, pour en dégager dans une perspective subversive l’empreinte du merveilleux ou de l’humour noir. Cependant après la défaite de la révolution espagnole, l’assassinat de Trotski et la Seconde Guerre mondiale, alors que le stalinisme exerçait son hégémonie sur le mouvement ouvrier et qu’à l’orée de la Guerre froide, la chance d’une révolution prolétarienne s’éclipsait sur l’horizon, le surréalisme se devait dès lors de conjoindre sa force de négation à un autre Principe-Espérance que celui du marxisme militant (qui restait pourtant opératoire pour certains comme Benjamin Péret). Aussi c’est à cette époque que, quoique conscient dès son origine de son ascendance romantique, il prit la mesure des socialismes utopiques contemporains de Nerval et de Pétrus Borel. Et c’est pendant son exil à New York qu’André Breton lut avec enthousiasme, vers 1944, l’œuvre de Fourier. Il l’évoque ainsi dans un entretien donné à son retour à Paris, en 1946, au Figaro littéraire  :

Fourier est immense et je n’ai pas de plus grande ambition que de lui faire remonter le courant d’oubli qu’il traverse et qui suffirait à nous renseigner sur la perte de connaissance de ce temps.[...] Mais ce qui me captive au plus haut point chez Fourier, en relation avec sa découverte de l’attraction passionnée, dont les profits inappréciables restent à tirer et son attitude de doute absolu à l’égard des modes de connaissance et d’action traditionnels, c’est son dessein de fournir une interprétation hiéroglyphique du monde, fondée sur l’analogie entre les passions humaines et les produits des trois règnes de la nature. Fourier opère ici la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer la poésie et l’art depuis le XIXE siècle et les plans de réorganisation sociale qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte. [2]

Ainsi Breton reconnaît-il dans l’œuvre de Fourier une anticipation du projet surréaliste de conjoindre l’aventure poétique (qui est la libre prospection de la pensée analogique) et un changement social radical. L’interprétation hiéroglyphique du monde, c’est celle que visent à donner tous les modes de création surréaliste, axés sur la pratique de l’automatisme ou du hasard objectif, et qui sous l’influence de la psychanalyse concourent à dégager le sens latent du sens manifeste de quelque phénomène, ou comme à la suite de la tradition hermétique, s’essaient à séparer le subtil d’avec l’épais. Aussi la pensée utopique se distingue-t-elle à prévoir une issue émancipatrice à l’histoire et s’offre-t-elle comme révélation selon un mode parent de l’interprétation des rêves ou de l’interrogation des nuages. Par cela, depuis Thomas More, elle renferme un contenu mythique qui succédant à la faillite du mythe chrétien, propose la réalisation de l’âge d’or et à la semblance de rituels souvent inconscients, les équivalents d’une initiation dans des démarches de savoir ou plus prosaïquement de militantisme.

Alentour de 1945, le surréalisme pouvait donc s’affirmer comme la réactualisation des ambitions du socialisme utopique (et maintes références dès lors furent faites non seulement à Fourier mais aussi au Père Enfantin ou à Flora Tristan), et favoriser l’émergence de son substrat mythogène dans la démarche créatrice de ses poètes et de ses peintres. C’est ainsi que dans le désir de rendre hommage à l’inventeur de la Théorie des quatre mouvements, Breton écrivit une Ode à Charles Fourier. Alors que sur le plan de l’expression poétique le surréalisme avait délibérément rompu, à la suite de Lautréamont, Rimbaud, Saint-Pol-Roux ou Apollinaire avec les formes anciennes, préconisant la seule soumission à la dictée automatique ou gageant même, comme dans L’Immaculée Conception, ouvrage de Breton et d’Eluard, que puissent se subsituer à celles-ci des poèmes aux mécanismes langagiers simulant les diverses pathologies mentales, il faut remarquer que pour saluer Fourier, Breton a eu recours à la forme de l’ode. Certes parmi les derniers disciples organisés de l’inventeur de la boussole passionnelle, l’un, Fabre des Essarts, publia déjà une Ode à Fourier en 1899 dans le journal phalanstérien La Rénovation  ; mais l’ampleur lyrique qu’exige cette forme poétique est déjà chez Breton celle des poèmes « Fata Morgana » écrit en 1940 ou « Les Etats Généraux », de 1944. Elle est alors partagée par des poètes très proches de lui, tels Benjamin Péret ou Aimé Césaire, comme si en réaction à la misère de la guerre, l’imagination créatrice invitait aux excès du lyrisme qui alors manifeste la revanche du principe de plaisir. Mais c’est aussi celui-ci qui souverainement ordonnait dans l’œuvre de Fourier tant le ton de ses vitupérantes dénonciations des fourberies civilisées que la lumière propre à ses descriptions des félicités harmoniennes.

Breton écrivit ce poème lors d’un voyage qu’il fit, l’été 1945, dans le sud-ouest des Etats-Unis, pour visiter les tribus indiennes et notamment celles des Pueblos, les Hopi et les Zuni, dont depuis une quinzaine d’années le fascinaient les poupées katchinas qui figurent le panthéon de ces peuples. Aussi dans ce poème s’entrelacent évocations, citations à l’appui, du génie de Fourier braqué contre l’impéritie du temps et moments de ferveur vécus au regard des cérémonies indiennes :

Je te salue du bas de l’échelle qui plonge en grand mystère dans la kiwa hopi la chambre souterraine et sacrée ce 22 août 1945 à Mishongnovi à l’heure où les serpents d’un noeud ultime marquent qu’ils sont prêts à opérer leur conjonction avec la bouche humaine

Du fond du pacte millénaire qui dans l’angoisse a pour objet de maintenir l’intégrité du verbe

Des plus lointaines ondes de l’écho qu’éveille le pied frappant impérieusement le sol pour sceller l’alliance avec les puissances qui font lever la graine. [3]

C’est qu’en fait une même attitude poétique unit le regard enchanté que porte Breton vers les Indiens et en général tous les peuples dits primitifs, et son désir d’utopie honorant de la sorte Fourier et son système. Les victimes de l’histoire, ces rescapés de l’ethnocide perpétuent une pensée mythique dont le ressort analogique est en quelque sorte la matrice de l’invention fouriériste qui se déploie à partir d’une même logique censée régir les lois cosmiques et les lois sociales. L’ode qui se clôt par un appel à la liberté est ainsi invitation à se défaire de la tyrannie du temps historique, et en ce moment là où furent expérimentés sur les populations d’Hiroshima et de Nagasaki les ravages de la fission atomique, est donnée comme espérance la fusion anachronique du Temps du rêve (l’alcheringa des aborigènes australiens) et du projet utopique : il s’agit toujours d’une insurrection contre l’Histoire.

L’Ode à Charles Fourier, dans son édition originale aux éditions de la revue Fontaine, dans la collection « L’Age d’or », est parue à Paris en 1947. Elle fut illustrée par Frédérick Kiesler (1896-1966), architecte américain d’origine autrichienne, qui avait fréquenté les surréalistes à New York et qui collabora activement avec eux lors de l’exposition internationale du surréalisme de 1947 où il réalisa notamment une salle des superstitions. Les illustrations du poème sont des figures géométriques tracées en blanc sur un fond noir, elles font ainsi écho à l’obsession mathématique de Fourier et peuvent induire à des spéculations sur la nécessaire relation, de type pythagoricien, entre le nombre d’or, clé de l’harmonie, et l’âge d’or.

Vers la même époque vraisemblablement, Breton écrivit un « Projet d’écriture utopique », tout imprégné de la pensée de Fourier, qui resta inédit jusqu’en 1999, où il fut publié dans le troisième tome de ses œuvres complètes. Ce sont d’énigmatiques notes, qui pourraient être la trame d’un jeu reprenant et poursuivant les investigations de l’auteur de L’Unité universelle et les croisant avec les images inattendues qui sont la provende de la poésie surréaliste :

Abolir division des règnes. Arbre-améthyste. - Fougère-or. - Mousse-perle. - Autruche-silex. - Singe-arc.

 Papillonpointedeflèche. - Canard à roues. - Chien-bouteille. - Œil volant - Dent grinçante. [4]

En 1950, Breton publie une nouvelle édition de l’Anthologie de l’humour noir, avec quelques ajouts dont Fourier. Dans la notice qu’il lui consacre, il met en évidence le contraste entre l’élément rationnel, critique et caustique à la fois envers la société de son temps et la part d’imagination exubérante. Ce contraste provoque l’humour, par l’intrication non hiérarchisée entre le raisonnement d’apparence logique et l’emportement du discours sur les terres du merveilleux, au défi de tous les repères classiques. Ainsi est dynamisé

un principe de turbulence qui ne se reconnaîtra d’autre fin que la poursuite du bonheur. [5]

Passages de Fourier dans Le Surréalisme et la peinture de Breton

Mais en fait, avant d’écrire l’Ode, la première mention que fait Breton de l’inventeur du phalanstère, et qui intéresse directement le champ des arts plastiques, est dans une préface écrite en février 1945 pour une exposition d’Arshile Gorki tenue à New York le mois suivant. D’origine arménienne, Gorki (1905-1948) est parmi les peintres que l’on regroupa sous la bannière de l’expressionnisme abstrait ou de l’action painting, l’un de ceux qui au contact des surréalistes en exil, saisirent le mieux les enjeux de la notion d’automatisme. Mais chez lui, la quête du modèle intérieur s’effectuait dans un aller et retour entre l’écoute de l’inconscient, la remémoration fantasmée de son enfance et l’étude interprétative de la nature extérieure dans la campagne environnante, pour parvenir à une transmutation, plutôt qu’à une abstraction, d’un flot d’images s’engendrant sur un mode analogique. Aussi Breton pouvait observer :

Le registre des analogies s’est grandement étendu en même temps qu’affiné depuis l’époque où Fourier rayonnait de découvrir dans le chou l’emblème de l’amour mystérieux et préconisait la détermination de gammes de couleurs permettant à coup sûr de « discerner à quelle passion se rattache un hiéroglyphe animal, végétal ou minéral ». Rimbaud, Lautréamont, d’autres sont passés depuis... Mais la revendication primitive demeure et l’on a récemment admiré, sous la signature de Gorki, une toile intitulée : « Le foie est la crête du coq » qui peut être tenue pour la grande porte ouverte sur le monde analogique. [6]

En 1946, de retour à Paris, Breton salua l’un de ses peintres préférés, Victor Brauner (1903-1966), dans un texte où était de nouveau sollicité le message de Fourier. D’origine roumaine, membre du groupe surréaliste depuis alors une douzaine d’années, Brauner développait un art avant tout concerné par la magie et une interprétation du réel selon la tradition hermétique. Reprenant l’ambition rimbaldienne assignée au poète de se faire voyant, il se livre à l’évocation de forces obscures, de ces passions comprimées ou engorgées selon Fourier qui parmi celles-ci incluait la passion composite qui favorise toute rencontre et métamorphose possible. Et à ce propos, Breton affirme que :

[...] par l’attraction passionnelle aidée du recours au nombre, tout se résout ici dans le sens de la plus haute harmonie [...]. [7]

On peut retrouver là la réalisation de l’image-souhait chère à Ernst Bloch, s’autorisant ici, en pleine défiance face à un monde n’engendrant que par trop malheur et peur (avant la guerre, la peinture de Brauner était figuration de la peur, et d’un objet symbolique du cauchemar social, Monsieur K, de la parentèle du Père Ubu), le recours à la pensée magique qui mise sur la toute-puissance du désir, agressive ou réconciliatrice.

Un autre peintre, dix années plus tard, fut encore relié à Fourier dans un texte que lui consacra Breton. Il s’agit de Marcelle Loubchansky (née en 1917 à Paris) dont la peinture abstraite intéressait alors les surréalistes. Plus qu’un espace, Breton voit dans ses toiles le mouvement, le passage temporel, selon une fabuleuse cosmogonie analogue à celle du théoricien de l’attraction passionnée :

Le privilège lui revient de déployer dans tout son faste, sous nos yeux, la frange changeante et chantante par laquelle un âge révolu anticipe sur l’âge à venir. C’est à cette latitude essentielle et à elle seule qu’un Voyant comme Charles Fourier a pu observer que la cerise était née de la copulation de la terre avec elle-même, comme, aussi bien, on ne pouvait devoir qu’à la planète Vénus le schall de Kashmir et le bouquet de lilas. C’est lui qui, le premier, a osé concevoir les Créations scissionnaires. Marcelle Loubchansky, aujourd’hui, en soulève le voile et c’est une bouffée de toute fraîcheur qui, levée de ses œuvres, nous rend pour elles le pur regard de l’enfance, où les prestiges de l’aurore boréale se conjuguent à ceux de la robe couleur du temps. [8]

Enfin, le dernier peintre présenté dans Le Surréalisme et la peinture et à propos duquel mention est faite de Fourier est Enrico Baj (1924-2003). Ici cette mention est purement anecdotique :

Chaque fois qu’à Paris je passe par la galerie du Palais Royal - du côté où venait s’asseoir Charles Fourier, qui a su si bien jauger ces babioles - j’ai un regard pour les vitrines rutilantes de croix, médailles, crachats et moindres postillons qui y subsistent. [9]

En effet, la légende forgée par ses premiers biographes veut que Fourier soit ponctuellement venu s’asseoir chaque midi au Palais Royal, dans l’attente d’un généreux donateur prêt enfin à financer l’établissement d’un premier phalanstère. Cependant, de même que Baj reste connu pour avoir peint des généraux et autres créatures de mauvais aloi gangrenés de médailles et colifichets réels collés sur la toile dans une intention nettement ironique et agressive, il faut remarquer qu’avec un autre degré d’ironie, Fourier préconisait que dans la société harmonienne, les enfants formés en petites bandes et petites hordes seront récompensés par de nombreuses et solennelles remises de médailles susceptibles de flatter leur goût pour accomplir certaines tâches ingrates comme le curetage des égouts ou la chasse aux reptiles venimeux :

Ces distinctions ont pour but d’utiliser leur penchant aux fonctions immondes. Il faut par des fumées de gloriole, qui ne coûtent rien, les passionner pour ces travaux, leur y créer une carrière de gloire ; c’est pour cela qu’on favorise leurs goûts d’orgueil, d’impudence et d’insubordination. [10]

Et par ailleurs, durant leur brève existence collective entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’instauration dans leur pays d’un régime communiste, les membres du groupe surréaliste roumain réunis autour de Gherasim Luca et de Paul Paun jouaient dans une intention évidemment parodique à se décorer de diverses médailles.

Mais tandis que Baj s’en tenait à la dénonciation de l’innombrable cohorte chue de la gidouille du Père Ubu, et certes si l’esprit de satire habite maintes pages de Fourier, comme celles qui sont consacrées au dénombrement des 72 degrés de cocuage, le prophète de l’harmonie est bien plus inspirant pour un peintre surréaliste lorsqu’en ses pages les plus délirantes, il donne libre cours à ses visions d’un monde où l’humanité et la Nature évoluent en symbiose et non plus la première aux dépens de la seconde. Tandis que l’homme en Harmonie augmentera de taille et vivra en moyenne 144 ans, aux lions, requins et baleines succèderont les anti-lions, anti-requins et anti-baleines, contre-moules au dévouement précieux. Cette vision ou cette option en faveur d’une nature réconciliée dont les surréalistes, à travers leur fascination envers les sociétés primitives, recherchent des témoignages essentiels, conduit Breton à préférer en matière d’art, contre tout réalisme qui ne peut que finalement, à de très rares exceptions près comme les romans de Huysmans ou les peintures de Courbet, qu’être dépréciatif, à préférer et à rechercher un art magique, en puissance, après Novalis, de soumettre le monde aux forces du désir. La nécessité de la libération de celles-ci, et la reconnaissance de leur aptitude à diriger un nouveau jeu social fut dans le domaine de la critique des moeurs la grande originalité de Fourier, qui fait de lui l’égal de Sade, quoique nimbé d’une lumière autrement plus solaire. Aussi lorsqu’en 1959 fut présentée une exposition internationale du surréalisme axée sur le thème de l’Eros, le catalogue révéla un inédit de Fourier, présenté par Simone Debout, laquelle en 1967 fit éditer Le Nouveau Monde amoureux. Il s’agissait, selon Breton, avec les exposants dont l’art était en rupture sensible avec l’abstraction en vogue alors

[...] de faire porter l’accent sur les œuvres, tant du passé que du présent, qui gravitent autour de la tentation charnelle et sont, de ce fait, en grande partie irréductibles aux critères (d’ailleurs de plus en plus défaillants) du jugement en matière d’art. [11]

L’ombre portée du phalanstère, images et perspectives surréalistes du désir

Cette tentation charnelle, elle était évidente dans les œuvres de Matta, Toyen ou Clovis Trouille que nous aurons à évoquer. Mais reportons-nous en arrière, à Paris, pendant la Seconde Guerre. Ces années-là, André Thirion (1907-2001) qui avait participé au groupe surréaliste peu d’années auparavant, écrivit un court récit, Le Grand Ordinaire qu’il publia clandestinement, avec des illustrations du peintre surréaliste espagnol Oscar Dominguez (1906-1957). Parmi des scènes tantôt burlesques, tantôt érotiques, le narrateur s’inquiète d’analyser l’évolution des mœurs et pour cela, après avoir assisté à une rencontre entre Don Juan et Casanova, il se met à la lecture du Traité (sic) des quatre mouvements, dans une bibliothèque dont l’employée ne laisse pas de le troubler :

J’avais envie d’avoir l’opinion de cette femme sur le passage dans lequel Fourier affirme que l’humanité de son temps n’a pas connu plus d’un huitième des plaisirs de l’amour. [12]

Ces plaisirs de l’amour sont assurément goûtés par les joyeux rescapés d’un naufrage qu’a peint Clovis Trouille (1889-1975) dans une toile intitulée Le Bateau ivre. Sans que le sujet se réfère explicitement à l’Harmonie de Fourier, elle présente une scène qui pourrait être l’allégorie d’un minuscule et accidentel phalanstère. Cela peut être regardé comme une parodie aimablement libertine du Radeau de la Méduse de Géricault, peinte avec les couleurs les plus rutilantes d’un film de pirates de la grande époque. Quoiqu’il s’en défendît, Clovis Trouille participait de cette culture populaire où les couvertures violemment colorées des romans d’aventures à deux sous et les affiches de cinéma ouvraient à un imaginaire qui pour tous ceux qui ont sauvegardé quelque chose de leur enfance fut, comme pour Ernst Bloch et Walter Benjamin, une précieuse île au trésor qui ne demandait qu’à devenir lieu d’élection d’une utopie consciemment désirée. Au milieu d’une mer en furie, parmi les débris du naufrage d’un paquebot semblable au Titanic, navigue un vaste canot de sauvetage, à la suggestive forme d’une amande violacée nommée à la proue de la fière devise « Ni dieu, ni maître ». A bord banquettent bagnards et putains parmi abondance de mets, boissons et caresses, et les fiers gaillards négligemment repoussent quelques-uns des passagers du transatlantique qui surnagent, bourgeois, militaires et curés emblématiques d’une société vouée au grand plongeon. Ainsi c’est déjà la fête révolutionnaire, le moment dionysiaque qui fait justice de tant de siècles d’esclavage. Ile de pirates flottante, cette utopie est d’abord contre et hors la loi, et son luxe et ses voluptés d’autant plus attirantes qu’elles nient le sentiment humanitaire qui voudrait porter secours aux bourgeois qui se noient : image d’un scandale rêvé et d’une révolte jubilatoire plutôt qu’allégorie de l’Harmonie - mais Fourier pouvait aussi fulminer à l’encontre des marchands, des spéculateurs et des moralistes hypocrites. Si le titre de ce tableau, Le Bateau ivre, fait bien sûr référence au poème de Rimbaud et à sa navigation initiatique sur les océans du Verbe, cependant ce pourrait aussi bien être une réplique à La Nef des fous de Jérôme Bosch, et dans ce cas l’équipage de fous n’est plus à l’image du monde, mais il constitue au contraire la promesse de son renouvellement utopique ; au pessimisme du peintre flamand succède le défi révolutionnaire du Principe-Espérance, consacré par l’éloge du désir et de la luxure.

Autre peintre que ne laissa pas indifférente la lecture de Fourier : Toyen (1902-1980). Cofondatrice du groupe surréaliste tchécoslovaque en 1934, elle s’exila à Paris en 1947 et participa dès lors aux activités d’André Breton et de ses amis. En 1968, elle peignit une toile (avec collage) intitulée en référence au livre inédit de Fourier qui avait été publié l’année précédente Le Nouveau Monde amoureux. Sur un fond en damiers rouges et bruns s’élevant vers un horizon situé au delà du bord supérieur du tableau, cinq chiens dalmatiens alignés font face à leurs doubles qui ne sont que des halos bleus découpés selon leurs contours. Au milieu de la toile, cinq têtes de léopard ectoplasmiques semblent devoir attendre que leurs corps se matérialisent. Sous la plus proche de ces têtes se laisse déjà deviner ce que sera son corps, mutant entre la souplesse du félin et la lascive promesse d’une femme. Peut-on là se souvenir du beau film de Jacques Tourneur, La Féline (1942) dans lequel l’héroïne est persuadée de pouvoir comme ses ancêtres se changer en panthère ? Dans ce film comme dans le tableau règne une intense tension érotique, hantée par la question d’un désir sans limites, d’une plongée sans retour vers l’abîme orgasmique, que symbolise ici la bestialité.

A quoi bon revenir de cet ailleurs, si dans cette consumation de la subjectivité effrénée, le monde entier ne s’est pas soudainement illuminé d’une vie autre ? Seules les passions vécues savent prendre la réelle mesure du monde, sur le rouge échiquier de l’étreinte charnelle. Annie Le Brun ajoute, sur le parallèle entre Fourier et Toyen :

Et sur ce point, l’« écart absolu » de Toyen avec son temps n’est pas sans rappeler celui de Fourier avec le sien. J’irai plus loin : l’extravagance érotique de Toyen, encore plus païenne qu’athée, me parait garante, comme c’est le cas chez Fourier, de la nouveauté de ses conceptions amoureuses. Car ce n’est plus seulement le corps qui se trouve soudain libre de ses atours imposés mais les gestes, les sensations, les passions, revenant avec l’indécente innocence de la profonde énigme. [13]

Le propos du surréalisme, et Toyen l’expose ainsi, est à la suite de Fourier d’éprouver et d’initier à la possibilité d’une civilisation de l’amour. Héritiers l’un comme les autres du changement de sensibilité qui se fit en contrepoint des Lumières et du culte de la Raison, grâce aussi bien à Rousseau, à Sade, qu’à la découverte des mœurs sexuelles si différentes de Tahiti, Fourier comme les surréalistes peuvent être définis par rapport au romantisme, qui après tant de siècles de domination masculine approuvée par le christianisme, entendait redonner à la femme sa place de médiatrice de l’univers sensible. C’est ce qu’affirmait Novalis :

Le charbon et le diamant sont une même matière, et cependant, combien différents ! Ne serait-ce pas le même cas pour l’homme et pour la femme ? Nous sommes de l’argile et les femmes sont des pierres précieuses qui sont également formées d’argile. [14]

Et Fourier d’une même plume de clarté écrivait :

Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes [...] En résumé, l’extension des privilèges des femmes est le principe général de tous progrès sociaux. [15]

Cette émancipation sociale ne peut avoir lieu sans d’abord être induite par une reconnaissance de l’élargissement du réel offert par le plaisir et la volupté, par cette dimension physique de la poésie qui est sa véritable pierre de touche dès lors qu’elle veut se formuler en récit ou vision de l’utopie. Annie Le Brun ajoutait, à propos du lien entre la surréaliste Toyen et les propositions ci-dessus romantico-utopiques :

[...] à mes yeux Toyen est sûrement le personnage le plus romantique du surréalisme. A ceci près toutefois qu’elle annonça, voici une dizaine d’années, le retour du romantisme « mais du romantisme avec les fesses ». [...] Ce disant, Toyen n’évoquait rien moins que l’éventualité d’un « nouveau monde amoureux », susceptible d’embraser, de l’intérieur, tout le paysage. Car nous devons à Toyen d’avoir souverainement ouvert les frontières du monde érotique, faisant basculer l’horizon le long de la ligne de cœur. [16]

Le tracé de cette ligne de cœur est aussi celui qui naît sous la main de Matta lorsqu’il fait le dessin qui orne la couverture de l’édition de la Théorie des quatre mouvements chez Anthropos en 1971. Né au Chili, Matta (1911-2002) participe aux activités surréalistes à partir de 1938, et dès lors il développe, sous la fascination à la fois d’Yves Tanguy et de Marcel Duchamp, une peinture où l’automatisme gestuel est interprété et déploie des espaces à x dimensions, d’abord laissés à leur propres fusions et irisations puis à partir de 1944 peuplés d’hôtes mutants qui sont à la croisée d’un érotisme spectral et de l’humour noir, une humanité en devenir entre les angoissants cubes cristallins du bio-pouvoir et les rituels hasardés d’un nouveau mythe. L’épure de celui-ci fut conjointement proposée par lui-même et par Breton : ce seront ces Grands Transparents, immenses créatures dont l’humanité serait, à la façon d’un pou, le parasite.

Le poète mexicain Octavio Paz a ainsi célébré la vision de Matta :

La terre est un homme, as-tu dit, mais l’homme n’est pas la terre

l’homme n’est pas ce monde ni les autres mondes qui existent dans celui-ci et dans les autres,

l’homme est le moment où la terre doute d’être terre et le monde d’être monde, [...]

Le Vertige d’Eros, c’est la rose qui tremble et s’étourdit par-dessus le charnier,

le surgissement de la nageoire lorsque la nuit tombe sur la mer, c’est la scintillation de l’idée,

tu as peint l’amour derrière un voile d’eau flamboyante

POUR RECOUVRIR LA TERRE D’UNE ROSEE NEUVE. [17]

Une rosée neuve, qui par analogie pourrait être ce fluide aromal produit par le rut des planètes, et dont les aurores boréales sont abondamment dispensatrices selon la cosmologie fouriériste. Lui répond, chez Matta, la fluidité même de la peinture, qui inonde sa toile de toutes les nuances de la cyprine idéale pour peindre le Vertige d’Eros, et pour du puits de ce vertige contempler le lever de Vénus qui illuminera la terre intérieure. La science érotique chez Matta comme chez Fourier ne tient à ne faire qu’une avec la science astronomique, et ses personnages si hiératiques, que l’on sait provenir de la dernière sculpture surréaliste de Giacometti, l’Objet invisible, sont contrairement à ceux plus connus que le sculpteur suisse érigea comme figures de l’angoisse saturnienne contemporaine, les précurseurs d’une métaphysique du frisson stellaire, de la caresse astrale. Des trois êtres qui se dressent dans le dessin figurant sur la couverture du livre de Fourier, deux sont en posture d’échange, échange de désirs, et le troisième à droite, au sommet d’un monticule, maintient quelque invisible barre d’appui, et guette... D’autres dessins de la même époque, de la fin des années 60 au début des années 70, imprégnés par la libération sexuelle qui fut l’invention capitale de ce temps, sont de la même venue que celui-ci, mais leur contenu est nettement plus orgiaque, les corps se donnent à des étreintes qui bouleversent bientôt leurs anatomies et les plus simples des lois physiques, autorisant d’extatiques lévitations vers un cosmos turgescent. Cette confrontation passionnée de l’aventure érotique et de l’exploration cosmique (toute poétique, Matta n’étant en rien un illustrateur de science-fiction) s’inscrit dans le plus profond trouble du XXe siècle, et René Char en a circonscrit un questionnement encore sans issue :

Ce siècle a décidé de l’existence de nos deux espaces immémoriaux : le premier, l’espace intime où jouaient notre imagination et nos sentiments ; le second, l’espace circulaire, celui du monde concret. Les deux étaient inséparables. Subvertir l’un, c’était bouleverser l’autre. [18]

La dernière revue que dirigea André Breton fut La Brèche, action surréaliste qui eut huit numéros de 1961 à 1965. Dans le numéro 4, daté de février 1963, deux articles concernent Fourier. Le premier, signé du surréaliste Adrien Dax (1913-1979) spécule sur la véracité ou non d’un talisman attribué à Fourier par une ancienne revue occultiste ; le second, d’Emile Lehouck, auteur d’une biographie de l’utopiste, préface un texte inédit de celui-ci, présenté comme un « divertissement linguistique », à propos duquel Simone Debout écrit Griffe au nez ou donner « have ou art », écriture inconnue de Charles Fourier, publié en 1974 aux éditions Anthropos. Dans le 7e numéro de cette revue (décembre 1964), est publié un autre inédit, « L’ Archibras », qui donne son titre à la revue surréaliste qui succède à La Brèche, déjà en projet à la mort de Breton. Cet archibras est un membre dont sont dotés les hommes habitant le soleil, sorte de longue queue terminée par une petite main à néanmoins forte poigne et pourvue de griffes, d’une incontestable utilité tant pour le travail, le saut, l’escalade, la nage que l’auto-défense. Jonathan Beecher, un historien américain du fouriérisme, narre en ouverture les aventures du manuscrit. Enfin dans le 8e et dernier numéro, le surréaliste Philippe Audouin revient sur l’affaire du talisman pour conclure, preuves à l’appui, que celui-ci ne saurait être attribué à Fourier mais à un obscur charlatan. Mais en 4e de couverture est annoncée la tenue de la onzième exposition internationale du surréalisme titrée, en évidente référence à Fourier, L’Ecart absolu, dont le vernissage se tient le 7 décembre 1965. C’est une exposition expressément voulue comme agressive, dénonçant la société de consommation et ses nouvelles méthodes de crétinisation de masse, alors analysées par Marcuse. Des objets manifestant par le biais de l’humour noir l’inanité des nouveaux fétiches de la soumission à la marchandise sont construits par les surréalistes : un désordinateur, un arc de déroute, un consommateur, gigantesque mannequin de lignée ubuesque, au corps taillé dans un matelas enserrant une machine à laver gavée de presse quotidienne et au chef surmonté d’une sirène d’alarme. Le surréaliste Alain Joubert en cerne le propos :

Par la mise en scène, nous avons affronté directement la société que nous contestons : le Désordinateur, le Bip, le Consommateur sont là pour montrer ce qu’il peut advenir du « principe de réalité » lorsqu’il est traité par la méthode de l’Ecart Absolu. Avec les œuvres, nous sommes déjà de l’autre côté du pont, dans les paysages harmoniques, au sens fouriériste du terme, de l’Ecart Absolu. [19]

Après la mort de Breton, en 1966, parut la nouvelle revue, L’Archibras, dans le 3e numéro de laquelle Pierre Faucheux montra trois « écartelages », forme particulière de collage photographique, dont l’un est un Quatrième portrait harmonique de Charles Fourier. Celui-ci se voit muni de cinq paires d’yeux superposés. Quelques années plus tard, après une grave crise dans le groupe parisien, paraît une nouvelle revue (Surréalisme) ; dans son 1er numéro, le poète Michel Zimbacca donne un vaste calligramme, reprenant d’essentielles questions et assertions que Fourier eût volontiers entendues :

Le couple n’est-il qu’une solution ?

Le couple n’est-il qu’une locution ? [20]

Tout ne serait-il qu’une question de langage, et l’utopie, comme tout le champ du désir, ne dépendrait-elle pas, avant toute autre condition de réalisation, d’une reformulation du langage lui-même, telle que depuis Rimbaud les poètes en ont pressenti l’énigmatique nécessité ? Dans Griffe au nez Simone Debout a pu lire l’enjeu de l’utopie dans ce texte de Fourier écrit tout en homophonies de telle sorte qu’à l’écoute, on n’en comprenne qu’une lettre d’un contenu banal, cependant qu’à la lecture apparaît l’agencement des phonèmes en tout autres mots qui révèlent un sens tout à fait libidineux, une langue des oiseaux unissant Rabelais et Jean-Pierre Brisset dans la mécanique folle d’un langage livré au principe de plaisir. A quelques mois près, la première parution de ce texte dans La Brèche coïncida avec l’exposition L’Ecart absolu où hommage fut rendu à l’œuvre d’Adolf Wölfli (1864-1930) que Breton décrit ainsi :

Le triomphateur, qui ne fait qu’un avec la victime, est ici de taille ; jamais l’avers de la médaille n’apparut en si grand contraste avec le revers : ithyphallique d’un côté à la poursuite de misérables gamines, de l’autre serein quoique à jamais reclus, en grand retroussis, la chique à la joue, devant la pile de ses productions plastiques, dont l’ensemble constitue une des trois ou quatre œuvres capitales du XXe siècle [...]. [21]

Ce créateur schizophrène, interné pendant la majeure partie de sa vie a révélé dans son œuvre la fondation et le destin d’une ville imaginaire centrée autour du visage de son double St Adolf, et tourbillonnante comme un ourobouros fébrile vers un quadrangulaire horizon de textes et de notations musicales généralement indéchiffrables. Face à la dystopie de la société de consommation, la ville mentale de Wölfli pouvait inciter dans la perspective surréaliste, à peine trois ans avant Mai 68, à déchiffrer les plans d’un possible phalanstère quelque part entre l’expérience onirique et les failles du langage, en des excès de sens qui sont cet excédent utopique en avance sur les montres molles de l’histoire. [22]


Aphorisme du jour :
Les sectes suffisent à elles seules à guider la politique humaine dans le labyrinthe des passions
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