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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Position de l’inventeur
Article mis en ligne le 7 avril 2007
dernière modification le 11 avril 2007

par Morilhat, Claude

Dénonciation de la civilisation - de ses fléaux -, description de l’Harmonie - de ses délices - constituent de l’aveu même de Fourier les deux grands domaines où se déploie son discours, les deux objets de son œuvre [1]. Le parcours du vieux monde (répugnant, mensonger) conduit à la découverte du nouveau (attrayant, véridique). Mais sur ce point comme sur les autres Fourier fait fi de tout académisme, s’il est bien "deux sujets distincts, la théorie directe ou exposé de l’Association, et la théorie indirecte ou critique de l’industrie morcelée, dite civilisation" [2], leur articulation n’est pas donnée une fois pour toutes. Succession - l’une ou l’autre venant en premier - ou imbrication, développements enchevêtrés peu importe il suffit que la complétude de la théorie soit assurée, les deux moments de la doctrine s’avèrent indissociables. L’exhibition des vices du chaos civilisé renvoie presque immédiatement à l’exposé des bienfaits de l’ordre sociétaire, inversement le simple dévoilement de l’état social futur porte condamnation de la société présente. De ce jeu de miroirs témoignent à travers leur récurrence au long du texte fouriériste les divers tableaux où ligne à ligne s’opposent l’ancien et le nouveau monde. Théorie directe plus théorie indirecte composent la théorie dans son ensemble.

Pourtant, malgré les déclarations réitérées de l’auteur, de cette complétude il est loisible de douter ; en effet si les deux volets de la doctrine dans leurs renvois spéculaires paraissent former un véritable cercle, c’est alors toute une part du texte de Fourier qui s’avère sans statut, superflue. De la "Lettre au Grand Juge" à "La fausse industrie" cette part va croissante qui n’appartient ni à la critique de la civilisation ni à la présentation de l’Harmonie. Même s’il n’est pas reconnu comme tel par l’auteur, un troisième sujet s’impose nécessairement à l’attention du lecteur tant sa présence des premiers aux derniers écrits s’affirme obsédante : avec ce tiers c’est de l’inventeur lui-même dont il s’agit. Ce ne sont pas seulement, le cas est assez commun dans la littérature philosophique, quelques phrases ou paragraphes visant à souligner l’originalité de l’auteur et la nouveauté radicale du propos, mais des dizaines de pages qui se voient consacrées à la défense et illustration de l’inventeur.

Une telle hypertrophie du thème où s’expose en une rhétorique compulsivement répétitive une sorte de "complexe de Christophe Colomb" ne permet pas d’ignorer ces développements, de ne voir là que scories en marge du texte proprement dit. L’insistance, l’importance quantitative des textes dans lesquels Fourier explicite sa position d’inventeur conduisent à leur accorder l’attention requise pour en saisir le rôle dans l’économie de la doctrine. Dans sa "naïveté théorique" Fourier, d’autre part, nous laisse voir là ce que tout auteur s’efforce avec plus ou moins de bonheur de masquer : l’ancrage imaginaire à partir duquel se développe son discours.

Inventeur et non écrivain

"Pour couvrir [les philosophes] de honte, Dieu a permis que l’humanité sous leurs auspices, se baignât dans le sang pendant 23 siècles scientifiques, et qu’elle épuisât la carrière des misères, des inepties et des crimes. Enfin pour compléter l’opprobre de ces titans modernes, Dieu a voulu qu’ils fussent abattus par un inventeur étranger aux sciences, et que la théorie du mouvement universel échût en partage à un homme presque illitéré. C’est un sergent de boutique qui va confondre ces bibliothèques politiques et morales, fruits honteux des charlataneries antiques et modernes. Eh ! ce n’est pas la première fois que Dieu se sert de l’humble pour abaisser le superbe, et qu’il fait choix de l’homme le plus obscur pour apporter au monde le plus important message" [3].

Dès son premier ouvrage avec une tonitruante démesure Fourier affirme son statut d’inventeur, mais non pas inventeur parmi d’autres, il revendique haut et fort la reconnaissance du caractère absolument exceptionnel de son intervention : "l’invention annoncée, étant plus importante à elle seule que tous les travaux scientifiques faits depuis l’existence du genre humain" [4]. Evénement extraordinaire qui entraîne une "débâcle de bibliothèques et de renommées", anéantit le "corps philosophique", événement d’autant plus remarquable que l’agent en est un homme étranger aux sciences, "presque illitéré". Néologie obligée afin de désigner une dimension jusque là méconnue par la langue française, de préciser la position radicalement originale de l’inventeur.

En effet bien que Fourier en de nombreux passages insiste sur son ignorance, cette notion sans explications complémentaires convient difficilement à celui qui inaugure de nouvelles sciences. Il ne peut se dire autodidacte, ne s’étant pas approprié par lui-même le savoir reconnu dispensé par le système d’enseignement. Illettré au sens premier du terme est exact mais ce qualificatif purement négatif caractérise bien mal l’individu qui se présente gros d’un savoir totalement neuf. "Illitéré", le privatif marque pour Fourier un état positif : illitéré s’oppose à lettré comme illimité à limité. Si l’absence d’études supérieures l’a empêché d’acquérir les connaissances scientifiques souhaitées, elle l’a en revanche préservé de tous les faux savoirs, des préjugés qui pèsent sur les esprits savants. Fourier est "presque illitéré", presque, puisqu’il s’est néanmoins suffisamment informé pour s’apercevoir qu’il n’y avait rien à espérer des "400 000 tomes d’inutile philosophie". S’il n’a lu ni Locke, ni Condillac, il juge d’après les fruits, le chaos révolutionnaire.

"Sergent de boutique", Fourier se plaint tant dans ses manuscrits que dans sa correspondance des entraves que cet état oppose au développement de son oeuvre. Mais les études trop tôt interrompues de même que les contraintes de la vie quotidienne par delà leur signification immédiate se révèlent être les conditions de l’invention. Bénéficiant de la formation des lettrés, Fourier aurait comme eux imité les charlataneries antiques et modernes, se serait préoccupé des "colifichets de style et de méthode", se serait "engagé dans quelque lutte de controverse" produisant au lieu de la théorie de l’Attraction et des Destinées quelque traité d’économie politique, volume inutile venant s’ajouter à ses inutiles prédécesseurs. Au contraire : "mon ignorance même (...) me força à cultiver mon propre fonds, à négliger les controverses d’autrui pour ne m’occuper que de mes idées et mettre en valeur le génie inventif dont la nature m’avait doué" [5]. Illitéré, Fourier n’a pas eu à oublier les "rêveries métaphysiques, politiques et morales" qui depuis vingt-cinq siècles aveuglent les savants, son esprit était immédiatement disponible pour la recherche de la vérité. Dans la mesure où "la découverte n’exigeait aucun effort scientifique" [6], c’est-à-dire ne supposait pas l’accumulation préalable d’une masse de connaissances, elle pouvait être le fait de quiconque ("j’ai fait ce que mille autres pouvaient avant moi)" [7]. N’importe qui... mais néanmoins seul Fourier. Pour celui-ci honneur d’autant plus grand que se trouve en jeu uniquement la personnalité de l’inventeur ; face à l’impuissance des savants l’auteur de la théorie de l’attraction fait "parade" de son ignorance [8].

Des critiques suscitées par les caractéristiques formelles de ses textes, Fourier fait litière en invoquant la singularité de sa position : il ne prétend "pas au titre d’écrivain marchand mais à celui d’inventeur" [9], se conduisant à l’encontre de "la frivolité du siècle qui veut qu’un inventeur suive la mièvrerie d’un écrivain à la toise, néglige l’utile pour courir après les fleurs de rhétorique" [10]. L’importance de sa mission - l’exposition de la découverte - ne lui permet pas de gaspiller ses efforts dans un vain travail de mise en forme respectueux des conventions académiques. Peu importent le style, la méthode, les règles lorsqu’il s’agit de révolutionner l’ensemble du savoir, seul compte le raisonnement. Le "génie invente" laissant au "bel esprit" le soin de polir, aux "savants et lettrés" revient la tâche de tailler le diamant que "l’impéritie de l’inventeur" leur livre tout brut [11]. Si Fourier ne se veut écrivain en revanche les doctes ne sont en fait que des maîtres de rhétorique.

Il semble que Fourier fasse de nécessité vertu, transformant des manques (de connaissances, de style) en qualités éminemment positives. Cette perspective psychologiste n’est pas fausse mais ne présente qu’un intérêt limité : l’hostilité, l’agressivité à l’égard des lettrés et des savants revêtent dans l’ensemble de ses ouvrages un caractère suffisamment outré pour qu’il soit superflu de souligner la surdétermination affective de condamnations qui se veulent théoriques. Plus fondamentale, pour l’approche de l’économie de l’oeuvre, nous semble être la prise en compte de la nécessité de cette posture : à une découverte inouïe correspond obligatoirement une position exceptionnelle de l’inventeur. Celle-ci étant explicitée à travers l’opposition entre Fourier l’illitéré d’une part et l’ensemble du monde savant de l’autre. Soulignant son ignorance il s’efforce ainsi de démontrer sa totale autonomie intellectuelle, exterritorialité qui fonde à la fois sa prétention à l’originalité absolue et la possibilité d’un savoir entièrement neuf. Avant de se déployer dans la Théorie de l’attraction passionnée et la construction phalanstérienne, l’imaginaire s’affirme dans la position où s’établit Fourier.

Tel Christophe Colomb

"J’ai marché au but seul, sans moyens acquis et sans chemins frayés. Moi seul j’aurai confondu vingt siècles d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur. Avant moi l’humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la nature ; moi le premier, j’ai fléchi devant elle en étudiant l’attraction, organe de ses décrets : elle a daigné sourire au seul mortel qui l’eût encensée, elle m’a livré tous ses trésors. Possesseur du livre des destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines j’élève la théorie de l’Harmonie universelle" [12].

Même stupéfiante démesure ici que dans le passage cité plus haut où Fourier jouait du contraste entre sa qualité d’inventeur et son état de sergent de boutique. Avec celui-là s’achevait la première partie de la "Théorie des quatre mouvements", celui-ci clôt la seconde. L’un comme l’autre se proposent d’expliciter la radicale nouveauté de l’intervention fouriériste. Mais alors que le premier texte glissait dangereusement vers le prophétisme ("Dieu se sert de l’humble pour abaisser le superbe (...) pour apporter au monde le plus important message") la théorie basculant ainsi vers la révélation, le second revendique pour l’inventeur une position scientifique. Plus, Fourier prétend être le premier à adopter une attitude rigoureusement scientifique, tandis que les savants ont toujours plus ou moins voulu soumettre la nature à leurs préjugés, il la découvre telle qu’elle se donne. Bien sûr, le prophétisme refoulé transparaît à travers les métaphores utilisées (j’ai fléchi, décrets) et il resurgit explicitement tout au long de son oeuvre. Toujours est-il qu’ici il explique sa découverte par une inversion gnoséologique, et tous ses ouvrages insistent inlassablement sur la nature scientifique de la théorie sociétaire. De l’article "Harmonie universelle" paru le 3 frimaire an XII dans le Bulletin de Lyon qui annonce "une théorie mathématique des destinées" à "La fausse industrie" où il affirme "ne hasarder dans une théorie si neuve, aucun point de doctrine sans l’étayer de théorèmes physiques et mathématiques, d’expériences notoires et incontestables" [13], la prétention fouriériste ne faiblit pas.

Justifiant celle-ci Fourier se donne comme le continuateur de Newton : "la théorie de l’association est une suite du calcul newtonien sur l’attraction ; elle applique au monde passionnel ou social la théorie de Newton sur l’équilibre matériel de l’univers" [14].

Le paradigme newtonien exerce son rayonnement durant tout le XVIIIe siècle et une bonne partie du suivant, la notion d’attraction tend à envahir l’ensemble des savoirs. Sur ce modèle nombre d’auteurs entrevoient la possibilité de faire accéder l’étude des phénomènes moraux au rang des sciences, la visée fouriériste n’a ainsi pour l’époque rien d’aberrant ni même de surprenant. Etant donné le prestige de Newton, Fourier ne pouvait choisir meilleure caution théorique. Qu’il se trouve dans une position semblable à celle de l’auteur des "Principes mathématiques de la philosophie naturelle" l’occasion même de la découverte en témoigne : "Une pomme devint pour moi, comme pour Newton, une boussole de calcul. Cette pomme, digne de célébrité fut payée quatorze sous par un voyageur qui dînait avec moi (...) à Paris. Je sortais alors d’un pays où des pommes égales (...) se vendaient un demi-liard (...). Je fus si frappé de cette différence de prix entre pays de même température, que je commençai à soupçonner un désordre fondamental dans le mécanisme industriel, et de là naquirent les recherches qui, au bout de quatre ans, me firent découvrir la théorie des séries de groupes industriels, et par suite les lois du mouvement universel manquées par Newton" [15].

Définissant sa théorie comme une extension, une généralisation de celle de Newton Fourier fait valoir nettement la nature scientifique de son projet, mais par là aussi il se range aux côtés de Laplace et se situe simplement parmi les continuateurs du génie anglais. Or ce qu’il revendique ce n’est pas une place au sein de la communauté des savants mais la reconnaissance du caractère tout à fait exceptionnel de son invention (réclamation fondée si sa découverte nous donne avec la théorie du mouvement universel, la clé de tout le savoir et le moyen de passer du chaos civilisé à l’harmonie universelle) [16]. Non seulement 400 000 volumes de vaine philosophie - les théories métaphysiques, politiques, économiques et morales - se voient renvoyées au néant, mais tous les travaux scientifiques se trouvent relégués au second plan par l’invention annoncée. D’où l’extrême ambivalence du rapport à Newton, celui-ci est l’homme de science par excellence, le type même du véritable inventeur mais sa découverte ne présente qu’un intérêt limité. Fourier invoque l’oeuvre newtonienne afin d’assurer sa légitimité scientifique mais il lui faut d’autre part en restreindre la portée, la déprécier pour établir le bien-fondé de ses proclamations.

Ainsi il reproche à Newton d’avoir "pris le roman par la queue (...) entamé l’étude du mouvement par la dernière et la moins importante des cinq branches, la matérielle" [17]. Au contraire, le mouvement passionnel étant l’archétype des quatre autres, son étude délivrait par là même la science de l’ensemble. Méconnaissant les mouvements aromal, organique, instinctuel et passionnel Newton n’est donc qu’ "inventeur partiel". De la théorie il "n’a donné qu’un lambeau", il "a traité savamment la branche inutile et de pure curiosité". Qui plus est de cette partie la moins importante il "a expliqué les effets et non les causes ; c’est-à-dire moitié de la théorie d’une des cinq branches". La théorie newtonienne s’avère ainsi n’être qu’une esquisse développée à partir d’un point de vue inadéquat, la science reste à constituer sur ses véritables bases.

Si les multiples références (positives et négatives) à Newton ont pour fonction de préciser la nature de l’entreprise théorique, c’est par sa quasi-identification à Colomb que Fourier détermine son statut d’inventeur : "Il annonçait le nouveau monde matériel, et moi le nouveau monde social. J’exprime ainsi que lui ce vrai qui n’est pas vraisemblable aux yeux du préjugé. On m’accusera comme lui de vision, parce qu’on voudra juger les résultats annoncés par les moyens actuels ; on voudra croire le mécanisme social borné aux faibles ressources qu’offre la civilisation ..." [18].

Comme Christophe Colomb, Fourier s’oppose à toutes les idées reçues et s’aventure "dans les régions inconnues" pour nous faire découvrir de nouvelles terres scientifiques, le continent passionnel. S’écartant des croyances communes, des dogmes des pédants académiques il subira le même sort que le génois qui "fut ridiculisé, banni, excommunié pendant sept ans", et Fourier ne manque pas dans "La fausse industrie" d’insister sur la mise à l’Index de ses ouvrages. Tout en dénonçant l’hostilité dont il est victime il en reconnaît le caractère inévitable : "On ne heurte pas impunément toutes les opinions ; et la philosophie qui règne sur le dix-neuvième siècle élèvera contre moi plus de préjugés que la superstition n’en éleva au quatorzième contre Colomb" [19]. L’incompréhension des contemporains n’est ainsi qu’une confirmation de la nouveauté radicale de l’invention. Pour triompher du persiflage, des sarcasmes de la multitude "il ne faut qu’un fondateur, qu’une Isabelle de Castille qui sache, en dépit des détracteurs, apprécier et employer Christophe Colomb" [20]. Tout au long de son existence Fourier multiplie les appels afin de trouver ce fondateur susceptible d’avancer l’argent nécessaire à l’institution d’une phalange d’essai. Divers monarques européens, des industriels, des philanthropes opulents et même les Juifs [21] se voient proposer l’honneur d’assurer la démonstration expérimentale de la théorie, et grâce à la valeur exemplaire de l’essai d’être à l’origine de l’instauration progressive de l’Harmonie. Mais parmi les quatre mille candidats potentiels aucun ne voulut jouer le rôle d’Isabelle.

Moi seul

Entrelacé à l’exposé de la doctrine proprement dite court à travers tous les ouvrages de Fourier un texte second, la défense et apologie de l’inventeur. Discours aux tonalités paranoïaques où se trouvent dénoncés zoïles, escobars et sophistes, agents d’un véritable complot contre le nouveau Colomb. Chez ses contemporains Fourier ne découvre que malveillance ; philosophes, académiciens, journalistes conjuguent leurs efforts pour discréditer l’homme et son oeuvre. Lorsqu’ils ne peuvent les ensevelir sous le silence ils se contentent d’opposer le "prestige d’impossibilité", parlent de rêveries, de jongleries et même accusent l’auteur de folie. Tel est le sort réservé au novateur "obligé de contredire les erreurs dominantes" [22], mais l’hostilité habituelle se trouve décuplée en raison de la position exceptionnelle de celui qui n’est qu’ "un inconnu, un provincial ou paria scientifique". L’orgueil scientifique "s’indigne contre l’inconnu qui s’élève par un coup de hasard, au faîte de la renommée (...) ne lui pardonne pas d’éclipser tout à coup les lumières acquises, et de laisser bien loin en arrière les savants les plus illustres" [23].
Harcèlement des zoïles, attaques des sophistes, caricatures des avortons scientifiques, diffamations dans les journaux, railleries des uns et des autres, autant d’éléments d’un discours obsidional qui culmine dans la conception même de l’exposé théorique : "un inventeur doit faire son plan de défense éventuelle ; ainsi dans mon traité, tel morceau qui semble parasite est un préservatif contre le plagiat ; tel autre un bouclier contre la malignité ou un piège à la détraction" [24]. Propriétaire d’un trésor Fourier est obsédé par la non reconnaissance de ses titres et les risques de pillages. Le plagiat constitue pour lui une véritable hantise, s’il souhaite que ses idées gagnent l’opinion il veut surtout que l’inventeur soit reconnu comme tel. Cette préoccupation éclaire la publication du premier ouvrage qui n’est qu’un prospectus, une simple annonce et non un exposé de la théorie elle-même, il s’agit pour l’auteur de prendre date, de "prévenir le plagiat" [25], elle apparaît comme l’un des principes moteurs de l’oeuvre. Défense d’autant plus âpre de sa "propriété d’invention", de sa qualité d’inventeur que Fourier ne saurait espérer une reconnaissance académique de ses travaux.

Non seulement l’exposé doit montrer l’inanité des critiques du monde savant, démasquer la mauvaise foi des beaux esprits, il lui faut aussi vaincre la suspicion des contemporains. Habitué depuis toujours à la misère et osant à peine souhaiter un allégement de ses maux le peuple ne peut prendre au sérieux l’immense bonheur annoncé. "Fatigués de se voir leurrer chaque jour par les théories philosophiques incompatibles avec l’expérience et la nature", lassés par la multiplication des "charlatans qui en finance promettent monts et merveilles" [26] les civilisés ne voulant plus être dupes confondent les véritables inventeurs et les faiseurs de systèmes. D’où la nécessité pour Fourier de se démarquer en dénonçant les utopies qui rêvent "du bien sans moyen d’exécution, sans méthode efficace". Utopies savantes de Platon et Fénelon dont les constructions supposent chez les peuples des vertus imaginaires. Utopies désordonnées, "comme la pharmacie poétique de Delille", qui ne sont que visions morales [27]. Toutes méconnaissent l’incohérence du régime civilisé et maintiennent ses mécanismes fondamentaux, démontrant par leurs inepties l’impossibilité de fonder le bien social sans rompre avec la civilisation.

Mais parmi les charlataneries stigmatisées deux doctrines sont particulièrement visées, celles des "deux sectes Saint-Simon et Owen", ce dernier étant considéré comme le plus dangereux. Dans le Traité, tout en soulignant les insuffisances de ses tentatives à New-Lanark Fourier estime néanmoins que "M. Owen est le premier qui ait fait pratiquement des recherches et essais sur l’association" [28]. Mais dès "Le nouveau monde industriel" il n’est plus question de demi-vérité mais d’erreur totale, la doctrine d’Owen se réduisant "à trois thèses des plus saugrenues" : la communauté des biens, l’absence de culte divin, l’abolition brusque du mariage [29]. De ces "billevesées", de ces "monstruosités" la première ne mérite même pas réfutation, dans la seconde se laisse voir le moyen qui a permis à Owen de rallier toute "la coterie de l’athéisme", quant à la dernière elle traduit une profonde ignorance du mécanisme véritable des amours libres. Il ne fait que supprimer trois institutions (le sacerdoce, la propriété et le mariage) alors qu’il s’agit de transformer le tout social, de dépasser le régime civilisé ; Owen n’est qu’un "des hableurs fardés de philanthropie". Séduits par ses projets destructeurs les philosophes "ont porté aux nues le sophiste Rob Owen" alors que sa théorie méconnaissant la vraie méthode, l’attraction, discrédite l’idée d’association.

En réalité, plus que les fautes doctrinales ce qui préoccupe Fourier ce sont les succès du réformateur anglais, sa célébrité dépasse les limites de l’Angleterre, la propagande et la presse owenistes connaissent un développement important. Nul besoin de décryptage le propos est suffisamment explicite : "Depuis vingt ans environ, l’opinion est circonvenue par ces sycophantes de la secte Owen, gens très dangereux, non par le mal qu’ils font, mais par le bien qu’ils empêchent (...). L’influence de ce sophiste, la confiance qu’il a usurpée, étant le principal obstacle à l’essai du régime sociétaire naturel, il importe de le réfuter exactement" [30]. Le réformateur encensé n’est aux yeux de l’inventeur ignoré qu’un usurpateur, le premier occupe la place qui devrait être celle du second. Aigreur tempérée cependant par la considération de l’histoire : entre les spéculations d’Owen et la théorie de l’attraction passionnée la rupture est la même qu’entre l’alchimie et la chimie expérimentale, pour toute science son triomphe sur les chimères ne saurait être immédiat.

La théorie de l’attraction passionnée se veut théorie scientifique au sens fort du terme (mathématiquement démontrée), en même temps l’insistance sur la nouveauté radicale de sa doctrine conduit Fourier à récuser tout précurseur possible, à clore son oeuvre sur elle-même. Cette double prétention (discours scientifique, discours absolument neuf) intrinsèquement contradictoire entraîne l’instabilité de la position revendiquée : l’homme de science tend à laisser place au prophète. Présent dès les premiers textes, mais contenu, le prophétisme s’accentue progressivement avec la révolte de l’inventeur face à l’incompréhension de ses contemporains. A ceux-ci il demande d’"abjurer" leurs erreurs et se présente comme un "guide" envoyé par la Providence, un "interprète" de Dieu. Mouvement qui parvient à son terme en cette déclaration étonnante : "Jean-Baptiste a été le prophète précurseur de Jésus, j’en suis le prophète post-curseur, annoncé, et complétant son oeuvre de réhabilitation des hommes, dans la partie industrielle seulement..." [31]. Assimilant le travail de rupture au principe de l’instauration d’une science à un commencement absolu Fourier substitue la révélation à la démonstration.

Malgré la virulence des critiques portées à l’encontre de la philosophie des Lumières (l’apologie du progrès, de la perfectibilité assure le triomphe du pouvoir mercantile) Fourier sur plus d’un point prolonge le dix-huitième siècle. Ainsi il attribue un rôle déterminant au savoir, aux connaissances dans le mouvement social, d’où la condamnation de la philosophie (les sciences incertaines) qui n’a su mettre fin à l’incohérence sociale [32], inversement il suffit de disposer de la théorie vraie pour accéder à l’Harmonie : "j’apporte l’invention qui va délivrer le genre humain du chaos civilisé". Auteur d’une découverte simple quant à sa nature mais prodigieuse quant à ses conséquences - l’ouverture "d’un nouveau monde scientifique" et l’avènement du bonheur social -, Fourier ne peut fonder ces prétentions extraordinaires qu’en s’opposant à l’ensemble du savoir établi, qu’en exhibant les "égarements de la raison" depuis deux mille cinq cents ans. Que la théorie de l’attraction passionnée ne soit l’oeuvre d’un visionnaire, une simple chimère, implique que l’aveuglement domine la plus grande part du monde savant, aujourd’hui comme hier.

Si les formes outrancières dans lesquelles Fourier détermine sa position d’inventeur renvoient à la personnalité du penseur non pareil, il n’en est pas de même de la nécessité de cette position, la doctrine sociétaire ne saurait s’affirmer sans récuser les savoirs jusque là acceptés. Le dépassement de la civilisation est autorisé par une philosophie de l’histoire qui dans le cours du mouvement social distingue des périodes successives, chacune étant appelée à disparaître après avoir connu une "vibration ascendante" puis une "vibration descendante", la civilisation n’est donc pour l’humanité qu’une étape. Discernant au sein de la période civilisée quatre phases caractérisées par des formes économiques et idéologiques spécifiques [33], Fourier par-delà les changements superficiels cherche à saisir les transformations essentielles du "mécanisme social", mais tout en différenciant ces grands moments il ne rend pas raison du passage de l’un à l’autre, il ne dégage aucun principe explicatif de l’évolution historique passée. Encore moins pouvait-il être à même en ce premier tiers du XIXe siècle d’appréhender dans le développement de la société bourgeoise la nécessité de son dépassement ; l’instauration de l’état sociétaire répond à des exigences intellectuelles et passionnelles que permet de satisfaire la connaissance enfin acquise de l’ordre vrai. "Les Athéniens auraient déjà pu fonder le régime sociétaire", leur développement économique et culturel le permettrait... restait à "inventer ce mécanisme sociétaire" [34].