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MERCKLE Pierre (2001) : Le socialisme, l’utopie ou la science ? La « science sociale » de Charles Fourier et les expérimentations sociales de l’École sociétaire au XIXe siècle
Thèse de doctorat de sociologie soutenue à l’université Lyon 2 le 17 décembre 2001, sous la direction d’Yves Grafmeyer
Article mis en ligne le décembre 2002
dernière modification le 19 janvier 2008

par Pierre Mercklé

Pour consulter en ligne l’intégralité de la thèse de Pierre Mercklé, cliquez ici.

À l’instar de la « physiologie sociale » de Saint-Simon ou de la « sociologie » plus tardive d’Auguste Comte, la « science sociale » de Charles Fourier (1772-1837) ambitionnait d’introduire dans les études sociales la rigueur méthodologique des sciences dites « exactes ». Or, c’est cette ambition que les « réceptions » du fouriérisme, en particulier à partir de la distinction établie par Marx et Engels entre « socialisme utopique » et « socialisme scientifique », ont servi à occulter : cette « tradition utopique » à laquelle Fourier fut finalement assimilé s’est construite en réalité par la stratification de processus successifs d’excommunication par lesquels les penseurs sociaux du XIXe siècle s’efforçaient d’exclure leurs concurrents hors du domaine de la science. Pourtant, « l’intention » scientifique est explicite chez Fourier, et s’appuie sur l’emprunt aux mathématiques et aux sciences de la nature de leurs éléments constitutifs principaux, soit formels (idéologie de la découverte, mathématisation des énoncés, volonté systématique de classification des phénomènes sociaux...), soit plus « substantiels », par l’invocation d’une « exigence expérimentale » : Fourier et ses disciples se sont d’abord efforcés d’infléchir la doctrine originelle de telle façon que ses énoncés puissent être soumis à l’expérience. Ensuite, ils tentèrent des « expérimentations sociales », organisées soit par l’École sociétaire, soit par des groupes fouriéristes dissidents : les « phalanstères » fouriéristes apparaissent alors comme autant de « laboratoires » privilégiés pour l’observation des ambitions d’une doctrine qui prétendait y articuler « science sociale » et volonté de transformation sociale.

Dans un premier temps, il s’agissait de montrer que l’œuvre écrite de Charles Fourier était en partie structurée par deux distinctions fondamentales : l’une d’ordre épistémologique, entre critique et théorie positive ; l’autre d’ordre thématique, entre théorie générale du changement social et théorie spécifique de ce que Fourier appelle les « destins privés ». Ce faisant, il apparaissait rapidement que cette présentation était difficile à stabiliser ou systématiser, dans la mesure où en réalité, la pensée de Fourier n’était pas figée dès les premiers écrits, mais avait connu en réalité, au fur et à mesure de son élaboration, un certain nombre de reformulations notables, destinées à moraliser sa doctrine et à mettre en valeur son ambition scientifique. Il fallait alors se demander si ces deux évolutions avaient été le produit d’un premier processus de réception de l’œuvre par les disciples de Fourier, ou s’il n’était pas en réalité lui même l’auteur d’une « autocensure » qui avait fait de lui le premier entrepreneur de la moralisation et de la rationalisation de sa doctrine.

Cela dit, il apparaît pourtant que la doctrine fouriériste ne se présente qu’imparfaitement comme un « système », dans la mesure où l’articulation entre ses éléments reste ouverte, plastique : du point de vue thématique aussi, l’œuvre, loin d’être figée, a évolué dans le temps, comme en témoignent en particulier la place de plus en plus grande accordée par Fourier à la question de l’éducation, et au contraire la disparition presque totale des élucubrations cosmogoniques qui contredisaient la prétention scientifique de sa doctrine. Certaines permanences formelles doivent aussi être soulignées, dont la signification est cependant réévaluée : en particulier, Fourier maintint tout au long de son œuvre une remarquable capacité d’invention linguistique, que ses disciples soucieux d’une plus grande austérité stylistique déplorèrent constamment. Mais en réalité, au lieu d’éloigner sa doctrine de la science, la néologie de Fourier constituait à ses yeux un des attributs fondamentaux de la scientificité de son texte, dans lequel il fallait voir l’expression d’une stratégie de rupture épistémologique fondée sur un refus explicite des normes formelles constitutives de la bienséance intellectuelle de son temps.

Enfin, pour compléter cette première présentation de l’œuvre écrite de Fourier, nous avons essayé une première mise en œuvre d’une approche spécifiquement « réceptionniste », dont il est d’abord lui-même l’objet : Fourier peut alors être considéré lui-même comme un lecteur des œuvres intellectuelles qui précédèrent la sienne. Autrement dit, était-il « l’homme presque illitéré » qu’il prétendait être, ou bien la production de son œuvre s’appuyait-elle au contraire sur la réception d’œuvres antérieures ? Une étude quantitative détaillée du corpus des références et des citations relevées dans la totalité de son œuvre montre en fait, contre un dogme toujours vivace, que l’œuvre de Fourier n’était pas celle d’un « inculte », que de plus il ne citait pas « sans méthode » mais plutôt « sans façon », et qu’en définitive sa « parade de l’ignorance », loin d’être l’expression d’une modestie intellectuelle, était en réalité au service, comme les fantaisies stylistiques précédemment évoquées, d’une stratégie de rupture épistémologique.

Certaines des évolutions fondamentales de l’œuvre de Fourier trouvent en partie leur explication dans la constitution autour de celle-ci d’une école de pensée, dans le rassemblement de disciples autour d’un maître, et leurs efforts pour obtenir une présentation « respectable » de la doctrine. Si Fourier avait été à l’origine un penseur solitaire, le fouriérisme fut en réalité une œuvre collective, modelée au moins autant par la production par Fourier de ses textes constitutifs que par leur réception par ses disciples. Les enjeux liés à l’appropriation des textes de Fourier par un mouvement intellectuel qui se réclamait de son nom apparaissent particulièrement bien dans les conflits qui ont éclaté autour de son testament et de la captation de ses manuscrits : à partir de cet épisode décisif, la réception de l’œuvre de Fourier par ses disciples relève effectivement d’une censure, dont il s’agissait de détailler les différentes formes et les objectifs principaux.

Les modalités de cette première réception de l’œuvre de Fourier par ses disciples ont contribué à nourrir la signification sociale accordée ensuite à la doctrine fouriériste et son assimilation à une certaine tradition intellectuelle, celle du « socialisme utopique ». Le propos n’est pas ici évidemment de statuer sur l’effectivité de son « utopisme », mais de mettre plutôt l’accent, à travers l’exemple particulier de la réception de Fourier, sur les enjeux de l’usage de la qualification d’utopisme au XIXe siècle. Charles Fourier s’est trouvé intégré dans la tradition utopique alors même qu’il n’a lui-même employé la notion d’utopie qu’à titre péjoratif, pour disqualifier les doctrines concurrentes de Robert Owen et de Saint-Simon, essentiellement à partir du moment où il commença de les percevoir comme des concurrents de sa prétention à être reconnu comme l’introducteur de la science dans le domaine des études sociales.

En réalité, l’assimilation du fouriérisme ou du saint-simonisme à un utopisme au pire, au socialisme au mieux, apparaît comme le résultat de véritables « stratégies » de réception, mises en œuvre dans la moitié suivante du siècle, en particulier par Marx et Engels, mais aussi dans une certaine mesure par Émile Durkheim. Les modalités de cette réception ont principalement eu pour effet (pour objectif en réalité) de masquer un aspect essentiel de l’œuvre de Charles Fourier et de l’École sociétaire : ses ambitions scientifiques, sa volonté de fonder la science de l’homme sur la démarche expérimentale. C’est précisément dans le cadre d’une compétition pour l’élaboration d’une définition légitime de la science sociale que peuvent être déchiffrées les relations entre fouriéristes, owénistes et saint-simoniens. L’historiographie du fouriérisme a peu commenté les pamphlets contre Owen et Saint-Simon, parce que Fourier s’y montrait un « mauvais camarade » de ceux que les entreprises ultérieures de réception s’efforcèrent de lui adjoindre en utopie ou en socialisme. Et si Engels rendit hommage à ses qualités de polémiste et de satiriste, c’était pour mieux renvoyer cette dimension de son œuvre dans la tradition littéraire, alors qu’elle a pour Fourier une fonction épistémologique essentielle, et constitue une des formes principales de son discours sur la science. Par cette constante volonté polémique, Fourier est amené à tenir au sein de la partie épistémologique de son œuvre un discours sur lui-même, par lequel il se représente de façon récurrente comme un « inventeur hérétique ». Nous avons fait appel ici à certains des outils conceptuels élaborés par Pierre Bourdieu autour de la notion de champ pour rendre compte des significations sociales de la représentation que Fourier donne de sa propre position dans le champ intellectuel, et comment cette représentation entend servir la prétention à une « révolution inaugurale » fondatrice de la science sociale.

Cette prétention ne s’appuie pas seulement sur la rhétorique du sujet ainsi mise en lumière, mais aussi et surtout sur la structuration du discours par un certain nombre d’attributs externes de la scientificité, comme l’effort systématique de classification et de mathématisation du monde, ou encore le recours systématique à l’analogie discursive, qui apparaît comme un des principaux fondements de sa stratégie de rationalisation de la réflexion sociale. Après avoir défini les différentes formes que peut prendre l’analogie, d’un usage méthodologique strictement contrôlé qui en fait seulement une « analogie de moyens » jusqu’à la dérive substantialiste des métaphores morphologiques, il fallait essayer de dégager les différents registres analogiques à l’œuvre dans le texte fouriériste - modèle newtonien, emprunts à la botanique et à la musicologie, recours enfin à la figure de l’organisme vivant, pour montrer que malgré les dérives substantialistes que ce foisonnement analogique entraîne en partie, il reste dans l’esprit de Fourier non pas le produit d’une volonté d’affaiblissement de la rationalité du discours, mais est au contraire pensé comme un des moteurs de son projet épistémologique [1].

La dernière partie de l’étude est consacrée à cette « exigence expérimentale » qui nous a semblé être véritablement au cœur du projet fouriériste de fondation d’une « science sociale ». Le fouriérisme se présente alors tout à la fois comme une « théorie » du social, une réflexion sur la possibilité de fonder scientifiquement cette théorie sur l’importation de la méthode expérimentale, et la volonté d’une mise en œuvre concrète de cette méthode. Après la première période de la « théorie de la pratique expérimentale » qui s’étend de sa formulation sur le papier à sa première mise en œuvre à Condé-sur-Vesgre, d’ailleurs conclue par un échec, il apparaît que dans la décennie qui suivit, la question de l’exigence expérimentale fut au cœur des conflits qui secouèrent l’École sociétaire. Ces conflits entraînèrent la scission entre d’un côté des dissidents qui se voulaient plus « réalisateurs » qu’expérimentateurs et poursuivirent inlassablement la mise en pratique immédiate des principes fouriéristes, et des fouriéristes orthodoxes qui privilégiaient au contraire la poursuite de la « propagation » de l’œuvre de Fourier. Tandis que les premiers tentaient sans succès d’établir des phalanstères en France, mais aussi au Brésil ou en Algérie, les seconds élaboraient dans les années 1840 le programme théorique d’un « expérimentalisme d’État » qui déboucha sur un projet de « Ministère de l’Expérience » resté lettre morte après le délitement des espérances révolutionnaires de 1848.

L’exil des dirigeants fouriéristes après les événements de juin 1849 marqua la fin de l’orientation propagatrice de l’École sociétaire et scella la réconciliation des orthodoxes et des dissidents autour des objectifs qui avaient justement provoqué la dissidence, ceux d’une réalisation rapide de la doctrine de Fourier. À travers l’étude des préparatifs et du déroulement de l’expérience qu’ils conduisirent ensemble au Texas au milieu des années 1850, il apparaît cependant que les lignes de fracture anciennes, malgré la « réunion » (c’est le nom qui fut symboliquement donné à cette expérience) formelle des deux tendances antagonistes, continuaient de structurer fortement l’action de l’École sociétaire. En particulier, Victor Considerant, chef de l’École sociétaire et héraut de sa tendance « propagatrice », était moins empressé que les anciens « réalisateurs » d’inaugurer cette mise en œuvre pratique, car son impréparation et l’exil dans lequel il était tenu risquaient de lui en faire perdre le contrôle ; et dans l’échec même de cette dernière expérience, on peut en partie voir la conséquence d’une réactualisation de cet antagonisme, opposant cette fois encore « l’œcuménisme expérimental » d’un Victor Considerant désireux de créer au Texas un laboratoire d’expérimentation sociale ouvert à toutes les doctrines sociales de progrès, et la volonté des anciens réalisateurs de mettre en place à Réunion un phalanstère où seraient pratiqués immédiatement et exclusivement les principes fouriéristes d’organisation domestique et d’organisation du travail.

Enfin, nous avons souhaité procéder à l’examen d’un ultime épisode de l’histoire des expérimentations sociales de la théorie de Fourier, celui du « Familistère » créé à Guise par le fabricant d’appareils de chauffage Jean-Baptiste Godin. En prenant appui sur l’étude extrêmement détaillée qui a été faite par Jules Prudhommeaux de certaines des expériences de Godin, nous avons essayé de montrer en quoi, malgré le dénigrement dont elles furent parfois l’objet, ces expériences se démarquent des précédentes par la mise en place d’un véritable dispositif expérimental, un effort de contrôle des paramètres et des hypothèses expérimentées, et le recueil réglé des observations issues de ces expériences successives. D’après cet examen des différentes expérimentations sociales de la théorie de Fourier qui furent tentées au XIXe siècle, il devient possible de dire jusqu’à quel point l’exigence expérimentale du fouriérisme ne fut pas seulement une « métaphore » par lequel il mimait un des attributs fondamentaux de la scientificité pour appuyer une stratégie polémique de distinction vis-à-vis des doctrines sociales concurrentes : à ce titre, les quelques indications d’une interpénétration dialectique entre théorie positive et pratique expérimentale que nous avons pu ainsi dégager, permettent de voir dans quelle mesure cette « idéologie de la pratique expérimentale » constituait le point d’articulation fondamental entre le programme épistémologique de la « science sociale » de Fourier et sa volonté de transformation sociale.

Finalement, il apparaît que la pensée de Fourier, et l’École qui s’est constituée autour d’elle, mettaient en œuvre des conceptions méthodologiques originales, dont l’examen permet de mieux saisir certains des enjeux fondamentaux de la lutte pour la construction d’une « science sociale » au XIXe siècle, organisées autour de l’association problématique de trois exigences : la prétention scientifique, l’exigence expérimentale et la volonté de transformation sociale. Certes, un siècle et demi plus tard, la question des tensions entre la science sociale et l’action n’est toujours pas résolue ; il se peut même qu’en raison de la spécificité des objets que la sociologie se propose de connaître scientifiquement, cette question soit appelée à demeurer sans réponse. Mais d’une part cela n’empêche pas que cette question est certainement destinée à rester une question centrale du débat sociologique ; et d’autre part, il n’est pas interdit de penser que depuis le milieu du XIXe siècle, ce débat a permis au moins une meilleure formulation des termes du problème ainsi posé. Et en définitive, l’étude que nous avons essayé de mener sur quelques-uns des aspects qui nous ont parus centraux dans le projet fouriériste peut aussi servir, très modestement, à illustrer un état initial de ce problème, et à faciliter la compréhension d’une modalité, particulière à un moment de l’histoire des études sur les sociétés, de cette croyance dans la « compossibilité » de l’exigence scientifique et de la volonté de transformation sociale qui demeure l’horizon d’une bonne partie des conceptions actuelles du travail sociologique.