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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

73-94
Une famille d’intellectuels de gauche au XIXe siècle, les Gagneur (1ère partie)
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 9 avril 2006

par Wartelle, Jean-Claude




Filiation et jeunesse

Just Charles Wladimir Gagneur naquit le 10 avril 1807 à Poligny (Jura). Cinquième enfant et troisième fils de François-Marie Gagneur, inscrit comme avocat sur le registre d’état-civil mais en réalité notable propriétaire et conseiller municipal fortement enrichi par l’acquisition de biens nationaux, François-Marie avait racheté en particulier une partie des terres de sa belle-famille, les Patornay, qui était de petite noblesse salinoise. Le choix d’un prénom aussi exotique que Wladimir, tout à fait singulier dans la liste des sept enfants du ménage est à mettre en relation avec la paix de Tilsitt, signée un mois auparavant avec l’empereur de Russie.

Dans une notice biographique rédigée bien plus tard d’après ses propres indications [1], Wladimir révéla que ses parents, renouant avec les traditions d’Ancien Régime, le destinaient aux ordres religieux ; cela ne se concrétisa pas. Il fit ses études au collège de Poligny, où il eut comme condisciple Jules Grévy, le futur président de la République. La carrière de Wladimir fut tissée de tenaces amitiés, la plupart en connexion avec le fouriérisme ; l’amitié avec Grévy marqua l’autre pôle de ses engagements d’adulte : le ralliement à la République. Austère et modéré, fort prisé des Francs-Comtois, Jules Grévy sera la référence qui permettra à Wladimir l’entrée dans la carrière parlementaire, un demi-siècle après leur scolarité commune.

Le père Gagneur, qui avait été promu receveur d’arrondissement pendant les Cent-Jours, rallia la Restauration et fut élu député à la « Chambre introuvable » de 1815. Il y intervenait en 1816 dans un sens plutôt libéral, demandant le droit de vote pour les fonctionnaires, sans condition de cens, ce qui fut repoussé. Réélu cette même année, il se signala dans l’autre direction : le 8 janvier 1817, il manifesta à la tribune son inquiétude et ses ressentiments contre les germes révolutionnaires restés latents dans l’esprit public : « ces forces désorganisées soumises à l’effervescence des passions et au fanatisme » et qui menaçaient l’Assemblée « de leurs brandons ». En somme, François-Marie était un homme charnière, notable confirmé par la Révolution, qu’il avait vécue en acceptant des responsabilités locales, mais dont il avait gardé l’effroi. Libéral dans une Chambre ultra, il était ultra dans une chambre plus libérale, affirmant en 1818 son adhésion à la prérogative royale. Il fit diffuser cette année-là une brochure à propos de la réorganisation militaire qui ôtait au Roi une partie des nominations d’officiers :

« cette proposition est trop subversive des principes monarchiques et trop contraire à nos institutions pour qu’il ne soit pas de mon devoir de la repousser ».

Il ajoutait cependant une justification naïve et certainement sincère :

« Je dois dire, afin de prévenir toutes fausses interprétations, que je n’eus jamais aucun privilège, que je suis né simple et obscur citoyen, que tous mes regrets moi, tous mes souvenirs sont dans les maux qui ont désolé et asservi ma patrie et dont je voudrais, sans trop l’espérer hélas, la voir préserver à jamais ».

Il fut aussi un député soucieux de sa clientèle puisque, partisan affirmé du non-cumul des retraites, il intervint contre ce principe en 1819 en faveur du sieur Perronet de Besançon, dont il obtint d’aller défendre les intérêts au ministère [2].

Battu cependant aux élections de 1820, le père Gagneur veilla à assurer l’avenir de ses enfants, tirant profit de sa fortune et de ses appuis. À l’aîné reviendrait la charge paternelle de receveur des finances, au second une situation dans l’administration des Eaux et Forêts, et tandis que le dernier réussit le concours de Polytechnique et entra dans l’armée. Wladimir fit son droit à Paris où il fut reçu avocat en 1829.

On était en pleine effervescence romantique. Comme tant d’autres, le jeune homme versifiait, exaltant le souvenir de la Révolution, idéalisant « le peuple » avec une emphase que sa conversion fouriériste lui fera ridiculiser quelques années plus tard :

« À vingt ans, j’attelai ma muse au char sauvage
Que monte la déesse au bonnet phrygien.
Des pouvoirs les plus doux, j’abhorrais l’esclavage
Et j’appelais le peuple à l’agraire festin.
[...]
Des bergers en haillons j’exaltais le bonheur
Dans mon vers abusé, j’ornais leur triste asyle
Et des chétifs troupeaux célébrais la vigueur
[...]
Cabanes aux vils lambris, honte, je vous chantais » [3].

Survinrent les Trois Glorieuses. À Paris, les jeunes gens des Écoles encadrèrent les émeutiers. Quelle désillusion ne dut pas créer le résultat obtenu. Tandis que Charles X s’éloignait avec son grand pavois déployé, le duc d’Orléans était proclamé roi sous le nom de Louis-Philippe. Le peuple qui acclamait le nouveau souverain ne se fourvoyait-il pas ? Les années suivantes montrèrent combien les problèmes étaient aigus : en 1831, l’insurrection des ouvriers de Lyon, dont les ondes se propagèrent jusque dans le Jura, mettait en évidence la gravité du problème social. Telles devaient être les réflexions d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, sérieux et réfléchi, enclin à la lecture et bien informé sur l’actualité.

Wladimir, n’ayant aucun talent oratoire, ne pouvait chercher son épanouissement personnel comme avocat, carrière d’ailleurs encombrée par la pléthore des diplômés en droit. Il fut guetté, dit-il, par le suicide. C’est dans cette situation qu’il trouva son chemin. Son frère puîné, Frédéric, avait suivi Polytechnique puis l’école d’application de Metz, dans les mêmes années que Victor Considerant. En 1832, le sous-lieutenant Considerant obtint du ministère de la guerre un congé de longue durée pour se consacrer à l’étude de la « nouvelle science ». La doctrine de Charles Fourier avait d’ailleurs eu son premier noyau d’adeptes en Franche-Comté, autour de Just Muiron, fonctionnaire à la préfecture du Doubs et de Clarisse Vigoureux, dont Considerant allait épouser la fille Julie.

Wladimir leur fut acquis vers 1834 et il put rencontrer le Maître lors d’un voyage à Paris en 1835. Si, comme l’établit B. Bichon [4], Gagneur ne fut vraiment fouriériste que de 1835 à 1841, il allait toute sa vie témoigner publiquement son acquiescement à une grande partie de la doctrine et sa carrière allait s’insérer étroitement dans un réseau d’amitiés et de relations issu de cette inclination.

Portrait d’un fouriériste franc-comtois

Wladimir Gagneur, approchant la trentaine était encore débordant d’affectivité. Converti qui avait pu approcher son Messie, il fut d’abord un adorateur exalté, comme en témoigne sa première lettre à Fourier (29 janvier 1836) [5].

« Permettez-moi de vous exprimer tout ce que je renferme dans mon cœur de vénération et de reconnaissance pour vous... oui Monsieur, je vous dois tout le bonheur et il est bien grand dont je jouis maintenant. Vous m’avez sauvé du désespoir et du suicide. Vous avez apporté une sublime et définitive croyance à mon esprit et à mon cœur si souffrant de la douleur des autres ».

Cette brûlante adoration s’accompagnait du fétichisme des néophytes et la lettre se terminait ainsi :

« Oserais-je maintenant, Monsieur, vous prier d’une chose (c’est une prière un peu extravagante mais elle ne semble à moi si naturelle) je désirerais avoir quelque chose de vous... ».

Pendant les deux années 1836 et 1837 son engouement fut débordant ; militant activiste, il écornait la modeste pension que lui faisait son père pour soutenir de ses deniers l’action du mouvement. Il fit du recrutement, en particulier pour placer des abonnements à La Phalange, la revue qu’avait lancée Considerant. Parmi les conversions qu’à son tour il réalisa, se trouvaient un certain nombre de femmes, d’autant plus sensibles peut-être au fouriérisme que celui-ci dénonçait les contraintes sordides des mariages d’intérêt, affirmait avec insistance l’égalité des deux sexes dans le choix de leur destin et laissait une grande place aux sentiments et aux inclinations. Une des conversions féminines devait avoir une importance à retardement dans la destinée de Wladimir : il s’agissait de Césarine Martin, épouse du sieur Mignerot, propriétaire et vigneron de Ménétru le Vignoble où il s’enrichissait dans la spécialité des vins mousseux. Césarine, âgée de 27 ans en 1836 et de onze ans plus jeune que son mari, ressentait elle aussi « le vide de son existence » [6]. Elle s’engagea d’enthousiasme et fit le voyage de Paris pour témoigner son admiration au Maître. Elle fit remettre 300 Francs à Considerant, obtenus, écrit Wladimir, « par la vente de quelques bijoux et d’un âne qui la conduisait presque tous les jours voir des amis à une demi-lieue de distance de son habitation » [7]. De retour à Ménétru, elle fit encadrer chez elle le portrait de Fourier, ayant eu soin de fixer près du cadre « une précieuse boucle de cheveux » [8] que le Maître lui avait donnée. Elle entama la conversion de son mari et s’attacha à inculquer à ses enfants que « la lumière était descendue » [9]. Sa fille Marie-Louise, née en 1832, y fut particulièrement réceptive.

Wladimir témoigna aussi de son engagement par l’écriture. il envoya quelques poèmes romantiques et pompeux à La Phalange, comme celui, intitulé « Les pleurs d’une femme » où il consolait l’institutrice Louise Crombach, victime de la médisance à Lons-le-Saunier :

« On calomnie aussi ta sainte hardiesse
Quand tu mets dans Fourier ton espoir et ta foi
La femme, tu le sais, esclave et sans noblesse
N’a pour vertus que ruse, ignorance et faiblesse
Pleure encor ; car ton sexe est ligué contre toi ».

La chute de la dernière strophe ne dédaignait pas les effets mélodramatiques et on comprend que l’auteur ait demandé à Considerant de conserver l’anonymat pour ne pas prêter lieu à son tour aux malveillantes insinuations :

« Pleure avec moi ; car j’ai, moi seul qui t’ai compris
Le secret de tes pleurs, bientôt de ton cercueil
Et si pour toi, la tombe est la terre promise
J’irai, puisqu’ici-bas le destin nous divise
Comme un bandeau d’hymen, partager ton linceul !! » [10].

En accord avec Fourier, il publia aussi un certain nombre d’articles dans la presse locale, repris ensuite la plupart du temps dans La Phalange. Le but de ces articles était de faire connaître Fourier, d’étendre sa renommée d’ailleurs grandissante. Les journaux choisis, L’Impartial de Besançon, La Sentinelle du Jura, Le Courrier de l’Ain, demandaient à leur correspondant de respecter le ton mesuré, respectable et sérieux qui était le leur ; Wladimir s’excusait auprès du Maître de ce militantisme atténué. Il s’y pliait cependant avec facilité. À la lecture, une première différence éclate entre le Maître et l’élève, celle du style, ce qui, dans le cas du fouriérisme est loin d’être secondaire. Les articles de Gagneur n’avaient rien de l’inventivité verbale de Fourier : il ne recourait que rarement aux audacieux néologismes du Nouveau Monde ; il n’avait pas l’assurance un peu cabalistique avec laquelle Fourier assénait ses perspectives chiffrées. Au fond, malgré le style polémique et les professions de foi ouvertement fouriéristes, Wladimir restait cartésien, il ne quittait jamais l’observation pour l’utopie, il ne projetait pas de vision onirique comme celle de l’Harmonie dans laquelle Fourier se mouvait avec tant d’assurance ; détail révélateur, ce disciple n’employait pas le mot « phalanstère ».

Comme la plupart des adeptes de la « nouvelle science », Wladimir occultait le substrat passionnel de l’œuvre du Maître pour ne retenir que sa démonstration et son engagement en faveur de « l’Association domestique et agricole ». Les quelques lettres qu’il envoya à Fourier pendant ces deux années 1836 et 1837 témoignaient d’une bonne volonté un peu pédante dans l’apprentissage du registre passionnel mais l’imaginaire du postulant était pauvre, sa sensualité mesquine, réduite à la gastronomie et à la musique et d’une approche toute intellectuelle réalisée par des citations tirées des journaux et des livres du temps.

Que trouvait-il cependant de si convaincant dans la nouvelle doctrine pour se livrer à un militantisme aussi affirmé ?

Son intellect d’abord y adhérait d’autant plus que cette doctrine se présentait avec le prestige et la rigueur de la Science. Bien que la primeur de la sociologie revienne à Auguste Comte, disciple à ses débuts de Saint-Simon, la réflexion de ce dernier va en effet dans le même sens. Pour l’École sociétaire, Fourier était un initiateur de la « Science Sociale » [11]. Les lois de l’attraction passionnée et le classement des caractères en séries rigoureuses pouvaient justement faire de lui pour la mécanique sociale le pendant de Newton pour la mécanique céleste [12].

Wladimir était en tout cas transporté par le vaste syncrétisme scientifique que permettaient ces nouvelles découvertes :

« Un seul système semble avoir découvert ces nombres sacramentels de la création tant cherchés par les plus hauts génies de l’Antiquité et par quelques génies modernes. Un seul semble avoir résolu par ses calculs d’attraction, de séries et d’analogies universelles cette unité de système que tous les savants proclamaient si haut sans en tirer les conséquences. Nous avons suffisamment nommé la conception de Charles Fourier » [13].

Cette démarche scientifique fondée sur l’observation et le calcul faisait que Wladimir ressentait comme une flétrissure injustifiée l’épithète « utopique » que l’on attribuait à l’œuvre.

Le second point auquel il acquiesçait était l’accent mis sur les problèmes économiques et sociaux au détriment des discussions et querelles politiques. Wladimir éprouvait certes de la sympathie pour Armand Carrel et l’équipe républicaine du National mais il ne jugeait la République ni crédible ni souhaitable, vu la division de ses adeptes et le désintérêt des Français (« le peuple le moins républicain de la terre », écrit-il) [14]. Surtout, il n’acceptait pas l’option réformiste inhérente à la pensée républicaine qui imaginait que le problème social se réglerait progressivement, une fois la démocratie assurée. Wladimir évoluera du tout au tout sur ces points puisqu’on le retrouvera député républicain dans la décennie 1870-1880, fortement convaincu comme Gambetta de la primauté du politique ; entre temps le désastre de 1870 lui avait, il est vrai, signalé l’importance du système politique sur la fortune publique.

Enfin, il est resté toute sa vie attaché aux analyses de Fourier sur l’augmentation nécessaire de la production et l’amélioration du bien-être général. Le bonheur que promettait l’Harmonie avait une évidente base de prospérité matérielle puisque seules les personnes connaissant l’aisance pouvaient épanouir leurs passions et leurs goûts. Fourier garantissait cette prospérité par les bénéfices de l’association : il assurait en amont un triple produit par rapport au travail morcelé auquel s’ajouteraient en aval les gains de la distribution en circuit court puisque les consommateurs seraient eux-mêmes groupés. Wladimir emboîtait le pas du Maître, supputant même souvent un au-delà du « quadruple produit ».

Plusieurs cordes de sa sensibilité (image très acceptable car les fouriéristes raffolaient des comparaisons musicales) étaient également et resteront toute sa vie pincées selon certaines tonalités de la doctrine. Dans les imprécations de Fourier contre la Civilisation se nichait une sensibilité écologique à laquelle Wladimir adhérait avec conviction : la « dégradation des climatures » était un signe et une conséquence de l’altération rapide du milieu vivant provoquée par les pseudo-progrès des dernières décennies. Bien que le Jura restât une des régions les plus boisées de France, Wladimir était (et restera) sensible au déboisement croissant, source à n’en pas douter de la multiplication des calamités naturelles et des anomalies climatiques. À cela s’ajoutait la perception d’un autre fléau, pourtant tout juste à ses débuts dans la région, la dépopulation des campagnes [15]. Les deux réalités du déboisement et de l’exode rural étaient évidemment solidaires. Pour Wladimir, le mal venait, comme l’expliquait Fourier, de la Révolution française qui avait multiplié les petits exploitants propriétaires ; c’était en principe un progrès mais les ferments progressistes de la mesure avaient été annulés par l’esprit d’individualisme égoïste et par les partages successoraux. Ainsi, avec des lots de plus en plus morcelés et malgré le grignotage de la forêt, les agriculteurs étaient-ils incapables de suivre le progrès technique et leur situation restait souvent misérable. Les plus entreprenants partant en ville, le grand ou moyen propriétaire résidant, tel que Wladimir était en voie de le devenir, trouvait difficilement la main-d’œuvre de tâcherons ou de journaliers nécessaire et ne pouvait guère, se trouvant environné de jalousies, répandre les nouvelles techniques qui permettraient l’accroissement souhaitable de production. Ainsi Wladimir était-il loin à ce moment d’être en rupture avec sa classe de propriétaires fonciers ; il apercevait avec clairvoyance que le réformisme social était une condition indispensable à la sécurité des nantis.

Enfin, plus inconsciemment, Wladimir Gagneur était disciple de Fourier parce qu’il acquiesçait à la vision manichéenne du Maître, qui est d’ailleurs celle de toute Révélation, celle de toute refonte sociale en profondeur. La société était pleine de misères, de non-sens, d’aberrations, d’injustices et de perversions ; elle traversait une crise et glissait vers la dislocation, mais des germes, des indices nombreux existaient qui conduisaient à la théorie et à l’action salvatrices. Le changement projeté, s’il ne réalisait peut-être pas instantanément l’idéal, y conduisait rapidement ; chez Gagneur, ce prophétisme s’inscrivait nécessairement à l’intérieur du XIXe siècle, ce grand siècle du progrès :

« Il faut le dire sans détour, la civilisation d’aujourd’hui, si fière de son progrès matériel, et croyant ou voulant faire croire à sa prospérité, renferme en ses entrailles quatre causes principales de dissolution prochaine 1° l’anarchie intellectuelle toujours croissante... 2° la disproportion toujours plus grande entre les produits de la terre et les besoins de la consommation 3° le débordement des ambitions... 4° le redoublement des haines et des jalousies entre les classes, des pauvres surtout contre les riches [...]

Partout d’ailleurs des symptômes de déchirement et de déclin, symptômes matériels comme la dégradation des climatures, féconds depuis quelques années en affreux sinistres, symptômes financiers comme le déficit de l’État, symptômes moraux comme l’égoïsme effréné... » [16].

« Mais une autre société se prépare, vraiment digne de ce nom. La civilisation actuelle offrant tous les symptômes de dissolution des civilisations passées, va mourir comme elles, mais pour se transformer cette fois en une société supérieure, et non pour s’éteindre tristement sous une nuée de barbares. Or nous voici déjà sur la limite des sociétés qui s’en vont et de la société qui va naître ; les symptômes précurseurs ont lui et la transformation commence ; à la France du XIXe siècle d’accomplir cette grande mission ! » [17].

Entre ces deux textes, la destinée avait frappé le mouvement : le 11 octobre 1837, le Maître était mort, vieux garçon isolé et bougon, irrité certainement au fond de lui-même contre des disciples si conventionnels et si peu imaginatifs. Wladimir s’était empressé d’écrire à Victor Considerant, devenu l’exécuteur testamentaire :

« Poligny, le 15 octobre,... je n’ai pas besoin de dire mon cher Victor toute mon affliction de la perte que nous venons de faire. Ce que je veux vous exprimer aujourd’hui, c’est mon désir bien grand que vous me conserviez quelque chose ayant appartenu à Fourier, couteau, canif, etc. ce que vous voudrez ; je pense que rien ne vous est plus facile à vous plus qu’à tout autre. Faites-moi donc ce plaisir. J’y tiens, je vous le répète, plus que je ne puis dire » [18].

Cette affirmation de religiosité était immédiatement suivie d’un aveu qui illustrait bien la trahison consciente des adeptes du mouvement : « ce qui nous console un peu dans notre douleur, c’est que Fourier n’eut pas été d’une grande utilité pour la réalisation... » [19].

Las ! Victor Considerant ne devait pas être non plus cet organisateur rêvé par les tempéraments pratiques du mouvement ; fin 1838, alors que La Phalange s’apprêtait à publier ses « études sur l’association », Wladimir, de retour de Paris, laissait franchement éclater ses désillusions :

« Mon cher Victor,

[...] parlons maintenant mon ami, de mes reproches. Je vous l’avouerai, je suis revenu de Paris profondément découragé et refroidi, et je n’ai rien fait, si ce n’est depuis quelques jours pour la propagation. Ce n’est pas que je ne vous tienne compte de tous vos efforts et des difficultés que vous avez à vaincre, mais j’ai vu de telles lacunes dans l’administration du journal, je vous ai trouvé si peu administrateur vous-même et si peu prudent quelquefois dans la propagation écrite, que, malgré moi, tout mon zèle s’est glacé [...] » [20].

Son « étude sur les Associations » qui parut dans La Phalange de décembre 1838 à juillet 1839 témoignait cependant d’une stricte orthodoxie fouriériste : il affirmait que les « germes simples » de la grande idée associative se multipliaient, n’hésitant pas à recourir à quelques comparaisons saugrenues, mais d’un saugrenu froid et rétrécissant fort éloigné de celui de Fourier, comme de mentionner le Keepsake Français, une revue à la mode qui associait « la littérature française avec la gravure anglaise » ; il débouchait toutefois sur une appréciation clairvoyante de la réalité de cette époque où la société reléguait les pauvres, les vagabonds, les enfants abandonnés et les vieillards sans ressources dans un effroyable monde semi-carcéral, hospices et salles d’asiles en France, workhouses en Angleterre :

« Voilà, écrivait-il à ce propos, à peu près tous les grands palliatifs opposés au prolétariat et au paupérisme, deux mots nouveaux et assez barbares qui peignent bien notre époque » [21].

Il présentait alors la société modèle, où sans que le mot fût encore employé, l’organisation était phalanstérienne :

« la commune associée a changé d’aspect ; ces deux ou trois cents cabanes coûteuses, compliquées, incommodes et malsaines ont fait place à un bel et vaste édifice où la liberté et l’agrément individuel se marient aux convenances générales, où les ateliers grossiers occupent une partie séparée des bâtiments ; communications abritées et rapides, logements accommodés à toutes les fortunes, rien n’y manque » [22].

L’organisation future du travail était imaginée avec des intuitions qui sonnent juste en ce début de XXIe siècle, où l’ergonomie est devenue une science, où nous assistons aux efforts d’aménagement du travail à la chaîne et où les entreprises se flattent de construire des usines « au vert » et d’installer leur personnel dans des « bureaux paysagers ». Suivant sa propre sensibilité, le lecteur pourra trouver en Wladimir Gagneur une incitation soit aux formes d’aliénation les plus élaborées soit à l’épanouissement du travailleur dans son cadre de vie professionnelle. Selon une formule à laquelle Wladimir tenait beaucoup, le travail était en effet rendu attrayant :

« étant fondé sur une division des tâches assez étendue pour que chacun ne remplisse que la parcelle de fonctions qu’il préfère, sur l’alternance dans plusieurs fonctions par séances courtes, sur l’émulation partout organisée, l’émulation ce merveilleux stimulant presque inconnu encore dans l’agriculture et dans l’industrie, sur l’abolition du travail solitaire et sur la réunion en groupes et en séries auxquels la nature nous invite vivement... sur le charme des ateliers et des cultures, sur la substitution des machines à la main-d’œuvre dans les travaux répugnants, assainis d’ailleurs par les découvertes chimiques... » [23].

Cet hommage rendu à la doctrine, Wladimir quittait « les hauteurs de la théorie » pour venir « sur le terrain des faits ». Déjà dans les articles donnés précédemment, s’affirmaient les attaches terriennes de l’auteur et sa prédilection pour l’agriculture. La grande œuvre qu’il entreprit alors allait être l’engagement de toute sa vie : étudier, encourager, développer, améliorer les associations agricoles de toutes sortes. Il y voyait selon le schéma fouriériste le seul moyen de détruire « le venin secret » qui anémiait la vie rurale, à savoir le morcellement des propriétés. Le milieu régional s’y prêtait. La Franche-Comté était vieille terre de paysannerie indépendante mais cependant associée en de multiples pratiques collectives. Cette grande œuvre allait se présenter sous un aspect fort usité au XIXe siècle, celui de la brochure de vulgarisation de style familier et de prix très abordable. Fin 1839, Wladimir fit en effet ses débuts dans la carrière d’auteur d’opuscules de propagande en publiant

DES FRUITIERES
ou
ASSOCIATIONS DOMESTIQUES
pour la fabrication
DU
FROMAGE DE GRUYERE
à Poligny, chez l’auteur
(prix 75 c.)

La brochure présentait en effet cette institution d’origine « immémoriale », les fruitières jurassiennes, qui sont des laiteries et fromageries coopératives où se fabriquent et s’entreposent les « roues » de gruyère ; le responsable de la réception du lait et de la fabrication du fromage est un fruitier appointé par la collectivité des fournisseurs. Celle-ci surveille régulièrement et étroitement la gestion où les coopérateurs sont rémunérés selon un barème prenant en compte quantité et qualité fournies [24]. Charles Soria, ami d’enfance que Wladimir avait converti au fouriérisme, devenu maintenant médecin à Saint-Lothain, présentait ainsi la brochure dans Le Nouveau Monde (11 avril 1840) :

« L’auteur de cet écrit, praticien exercé et qui a promis une série de travaux sur les associations domestiques et agricoles déjà réalisées, a eu pour but 1° de venger, comme il le dit, les phalanstériens de l’injuste accusation de théoriciens utopistes 2° de prouver que l’organisation immémoriale des fruitières présente, à un degré remarquable, l’application partielle des vues de Fourier.

[...]

il démontre par des faits que l’association, tout en obtenant une quantité et une qualité de produits bien supérieurs, réalise encore de grandes économies et de grands perfectionnements en constructions, combustible, achat d’ustensiles et de matières premières, manipulation et administration. Quelques-unes de ces économies dépassent le décuple... ».

Après avoir apprécié que la réparation des produits financiers se fît selon la théorie du Maître, en rémunérant le capital, le talent et le travail fournis, après avoir relevé les bases prometteuses d’une organisation du crédit agricole que l’auteur avait discernée dans les fruitières, Charles Soria s’extasiait sur le degré supérieur de moralité que provoquait le mécanisme :

« M. Gagneur démontre quels liens affectueux unissent les familles : comment les discords particuliers s’absorbent dans l’accord supérieur du groupe ; quelle charité sociale préside à l’abandon gratuit, fait aux plus indigents, des résidus de la fruitière, quelle émulation enfin, remplace chez tous la jalousie. L’envie et l’émulation, sorties toutes deux de la même passion primitive, le besoin de se surpasser mutuellement, et la loi de Fourier, la loi du double essor passionnel triomphe encore. L’auteur demande alors à ceux qui doutent de l’humanité, créée à l’image de Dieu, si l’accord entre les hommes devrait rester toujours une vertueuse utopie au cas où l’organisation des fruitières s’appliquerait aux autres industries ».

Soria était adepte d’un autre fouriérisme car la brochure de son ami avait des bases d’analyse moins éthérées et des perspectives moins amples. Si Wladimir insistait sur la moralisation que l’institution provoquait dans les rapports sociaux, il reconnaissait lucidement et « après avoir beaucoup consulté ces braves gens », que c’était souvent le résultat d’une police mutuelle efficace, de contrôles inopinés chez les associés, de la crainte des confiscations et des précautions institutionnelles prises pour garantir l’intégrité du fruitier. Les autres avantages qu’il mentionnait étaient essentiellement matériels : le profit, l’amélioration technique et sanitaire. Bref, il se complaisait à tenir un langage très compréhensible en milieu rural. S’il envisageait l’extension de la formule à quelques autres branches de la transformation agricole, ses propositions restaient prudentes et limitées.

Cependant le fouriérisme se morcelait ; dès la fin 1839, quatre groupes au moins se distinguaient, tantôt en collaboration cordiale, tantôt en rivalité stimulante, tantôt se tenant en suspicion et jalousie : effet pervers de la mort du Maître, la cabaliste l’emportait sur la composite. Victor Considerant et le groupe de La Phalange assuraient être les vrais dépositaires de la doctrine puisqu’ils avaient été intronisés par Fourier en personne ; cette suprématie n’était pas absolument acceptée par les groupes de l’Union Harmonienne (de Lyon), de la Chronique du Mouvement Social et du Nouveau Monde  [25]. La discorde était également tactique : fallait-il privilégier l’étude et la propagande ou pousser systématiquement aux expériences phalanstériennes dont la première, menée du vivant de Fourier à Condé-sur-Vesgre, dans la forêt de Rambouillet avait été un rapide fiasco (1832-1834) ! Selon la conjoncture et les personnalités, les réponses différaient à l’intérieur même des tendances.

Wladimir n’était pas pour l’exclusive ; il maintenait sa collaboration occasionnelle à La Phalange et correspondait avec Le Nouveau Monde qui publiait le 11 mars 1840 son poème Les pleurs d’une autre Lélia refondu pour la circonstance et où, si l’épisode du linceuil [sic] partagé était maintenu, il ne constituait plus l’épilogue, car un sursaut d’optimisme faisait dire au consolateur :

« Vois l’astre de Fourier poindre dans la nuit sombre
Déjà son aube verse et lumière et chaleur ;
Sur ces mers du destin où nous errions dans l’ombre,
Ne crains plus désormais que le navire sombre
Le fanal, c’est Fourier ; le port c’est le bonheur ».

Par ailleurs, l’homme de lettres participait avec quelques notables de son arrondissement, vétérans du fouriérisme, au lancement et à la rédaction de L’Écho du Jura, « journal littéraire, anecdotique, industriel et agricole », feuille bimensuelle non politique particulièrement diffusée autour d’Arbois, où était la cheville ouvrière du journal, l’imprimeur Auguste Javel ; les autres « frères et amis » étaient Jean Joseph Reverchon, maire de Grésidans, pénétré d’un fouriérisme plein de religiosité [26], Adolphe Derriey major en retraite et maire d’Archelange et Jean Adrien Godin, juge de paix à Champagnole [27]. Sous un tel patronage, le journal entreprit d’initier ses lecteurs aux éléments de la « science sociale » : il intercalait donc régulièrement des articles de vulgarisation ou des nouvelles de l’École entre les affaires locales et les feuilletons sentimentaux. Dans ce genre mixte, pactisant largement avec le mode de vie et de pensée de la « civilisation », l’infléchissement du militantisme vers les réalités s’accentua. Wladimir y fit reproduire en 1841 une étude sur le déboisement. L’article, assez décousu, était surtout une enfilade de lieux communs pessimistes sur l’aggravation du phénomène, où l’auteur recourait même à un exemple personnel de mésentente avec l’un de ses voisins. « Tout le système social était frappé d’accusation », les petits propriétaires ou tenanciers parce qu’ils pratiquaient la vaine pâture dévoreuse des jeunes pousses, et qu’ils étaient bien incapables d’envisager des plantations à long terme, les propriétaires plus fortunés parce qu’ils étaient travaillés de la maladie de l’époque, « le goût des spéculations et l’impatience de jouir », les économistes libéraux parce qu’ils pensaient à tort que la cherté des bois serait une incitation suffisante au reboisement, les tenants du dirigisme enfin parce qu’on voyait bien la non-application du Code Forestier. Si Fourier était bien cité pour les explications du fléau, sa solution n’était pas préconisée ; Wladimir, qui venait d’adhérer aux comices agricoles de Poligny et d’Arbois [28] voyait « un précédent plein d’avenir » dans les encouragements financiers que ces institutions pourraient dispenser, au moins pour le reboisement des pentes.

Ainsi, alors que débutait le ministère Guizot, Wladimir s’installait dans l’existence du petit notable de province, soucieux comme beaucoup d’économie agricole et de progrès. En même temps, il était entré à la Société d’émulation du Jura, puis était devenu membre du conseil municipal de Poligny. Son père le pourvoyait en 1842 du beau domaine de Bréry, d’une trentaine d’hectares, et il devenait ainsi électeur censitaire pour les législatives.

L’essai phalanstérien de Cîteaux [29]

L’activisme fouriériste gardait cependant des adeptes dans la région ; non loin de Bréry, Césarine Mignerot avait maintenant largement converti son mari, le solide et pondéré vigneron de Ménétru. Celui-ci écrivait en décembre 1841 : « pour moi, je cherche de tous côtés franchise, obligeance, cordialité, sympathie et je ne rencontre que mensonge, contrariété, rivalité et désaccord » [30]. Dans la même lettre, Mignerot reconnaissait avoir, depuis quatre ans, « goûté les principes de l’école sociétaire » et donné il y avait plus d’un an l’idée de l’acquisition du domaine de l’ancienne abbaye de Cîteaux pour y tenter une expérience phalanstérienne. Cette vaste propriété de cinq cents hectares, ci-devant bien national, était en effet mise en vente par sa propriétaire, Madame de Chauvelin, qui était devenue veuve. Le domaine se prêtait effectivement à une expérience de ce type par son étendue et ses imposants équipements. Autant bien de production que de détente, il offrait deux fermes, deux moulins à farine, une fromagerie (fruitière), des caves immenses, une sucrerie, une tuilerie, une scierie (actionnée hydrauliquement ainsi que les moulins), une orangerie, un théâtre, un château, etc. Un acheteur britannique, M. Arthur Young, en fit l’acquisition le 7 décembre 1841 : il était très riche, carré et méticuleux en affaires mais ouvert aux principes nouveaux, enclin même au socialisme empirique et ne dédaignant pas de combiner la philanthropie avec ses intérêts. Le 31 mars 1842, Young constituait devant notaire deux sociétés, dont une des propriétaires de Cîteaux (actions de 10 000 Francs) qui encaisserait les revenus de la seconde, une société d’exploitation organisée en commandite au capital de 1 million de Francs en mille actions de 1 000 Francs, lesquelles pouvaient être fractionnées chacune en dix coupons de 100 Francs afin d’attirer les petits et moyens capitalistes ; lui-même apportant 454 000 Francs serait le représentant principal de la société des propriétaires et serait le gérant responsable de la société d’exploitation. L’innovation « sociétaire » venait de la constitution de deux conseils, l’un du Capital groupant trois délégués des actionnaires résidant à l’intérieur de l’entreprise, et l’autre, celui du Travail, groupant trois délégués des employés, mais la réunion des deux conseils était à la discrétion du gérant et leur fonction n’était que consultative. Un revenu minimum était accordé aux sociétaires-résidents et aux travailleurs, comprenant la nourriture, le logement, l’entretien, l’instruction des enfants et les soins en cas de maladie.

Le pronostic du Nouveau Monde était mitigé :

« un essai phalanstérien »

« Grave événement ! Le capital que Fourier cherchait en vain pendant trente ans est trouvé. Le terrain est bien choisi, les travailleurs offrent leur concours, tout dépend de la sage direction. Hélas qui remplacera le génie qui a découvert la science et qui devait présider à une épreuve qui intéresse tout le genre humain ?

Qui organisera les séries, qui développera les passions mécanisantes, clés de l’harmonie ?...

Pour nous vingt essais ne réussiraient pas, que nous ne douterions pas pour cela de la vérité de la science sociale. Mais il n’en est pas de même des civilisés. Pour eux, un échec sera une condamnation, objet de persiflage et dédain...

Voilà pourquoi nous faisons appel à tous nos amis, pourquoi nous les prions de s’associer à l’entreprise de Cîteaux... Quant à nous, libres de tout engagement, nous nous constituons témoins et juges. Si d’un côté, nous faisons tous nos vœux pour la pleine réussite, nous comprenons la mission de la presse phalanstérienne, qui doit veiller pour que les fautes des individus isolés ne deviennent pas fatales au progrès de la science.

Tout doit être grave, solennel, mûr, légal, valide dans l’œuvre où il s’agit de la régénération universelle ».

Cet article du 1er octobre 1841, donc antérieur de quelques mois à la constitution des sociétés, révélait que déjà des enthousiastes étaient arrivés sur place. Parmi ceux-ci se trouvait Césarine Mignerot qui avait souscrit « en blanc » depuis l’année précédente et qui vint en pionnière avec ses enfants, son mari se préparant en principe à la suivre.

Habilement, Young avait cherché à amadouer Considerant en soulageant la trésorerie du journal La Phalange et en promettant un investissement pour le projet de Condé que Considerant voulait réactiver, mais cette promesse ne fut pas tenue et, de toutes façons, l’équipe de La Phalange ne voulait pas plus que celle du Nouveau Monde engager la responsabilité du mouvement dans l’expérience de Cîteaux. L’échec fut tout aussi rapide que celui, dix ans plus tôt, du phalanstère de Condé-sur-Vesgre ; en 1844, la société de Cîteaux était dissoute.

Un notable qui devient quarante-huitard

Désormais membre du conseil municipal de Poligny, aux côtés de son frère aîné Charles, Wladimir était chargé en 1846 de la rédaction d’un rapport sur le projet de construction de la ligne de chemin de fer de Lyon à Besançon qui allait passer à Poligny. Le rapport fut lu dans la séance du 14 avril 1846 et fort apprécié du Conseil. Wladimir manifestait évidemment son adhésion entière au projet dont il prévoyait l’intérêt pour l’écoulement des fromages et des vins, la promotion du tourisme et la revalorisation du prix des propriétés, la baisse du coût des produits de consommation et la réactivation du marché du travail. Si le conseil de Poligny avait « apprécié au plus haut point la justesse et le mérite des observations » de ce rapport, c’était surtout parce qu’il contenait une seconde partie plus polémique ; elle présentait le projet d’un embranchement ferroviaire de Poligny sur Dole, qui aurait été l’amorce de la liaison Paris-Genève en suivant le tracé de la route royale n° 5 qui aborde effectivement le Jura par Poligny. Les projets du gouvernement étaient différents et envisageaient la liaison de Paris avec la Suisse en passant sensiblement plus au nord par Mouchard et Salins (ce qui sera finalement exécuté). Le rapport de Wladimir contenait donc de furieuses charges contre Salins, accusée de vouloir détourner l’itinéraire de sa voie naturelle et « puisqu’il faut le faire, de vouloir tout simplement et honnêtement préparer la ruine d’Arbois, de Poligny et de Champagnole ».

Le rapport dont l’impression était décidée sur le champ, en appelait aux députés pour empêcher « cette confiscation inique et funeste ».

En cette année 1846 s’opérait cependant un brutal retournement de la conjoncture économique : la disette s’installait, provoquée par la maladie de la pomme de terre, une récolte anormalement déficitaire en céréales et toute une série de catastrophes naturelles en particulier de graves inondations. Comme le reste de la France, la Franche-Comté était atteinte et l’Écho du Jura mentionnait à la fin de l’année les premiers troubles dus à la rareté et donc à la cherté des subsistances : des convois de blé ou de farine étaient bloqués et leur répartition se faisait sur place sous la pression de la foule. La récolte de 1847 fut abondante mais la prospérité ne revint pas. La crise frappait désormais l’ensemble de l’économie ; la bourse était déréglée, les chantiers de chemin de fer arrêtés et l’on ressentait partout la disette de numéraire qui allait se poursuivre jusqu’à la réception de l’or des « fortyniners » californiens.

Le régime de juillet perdait sinon l’adhésion (qu’il n’avait jamais complètement obtenue) au moins l’acquiescement des classes éclairées ; en juillet 1847, Lamartine était fêté à Mâcon pour le succès de son livre sur les Girondins. Le fouriérisme lui-même évoluait vers l’opposition : par un changement de titre très révélateur de la conscience d’une nécessaire évolution politique, La Phalange était devenue La Démocratie Pacifique, quotidien revendiquant les « impérissables conquêtes de la Révolution française » et s’affirmant de plus en plus socialiste, partisan d’une reconnaissance « sérieuse » du droit au travail ; le ministère Guizot lui faisait intenter procès pour « excitation à la haine et au mépris du gouvernement ». Le journal était acquitté en septembre 1847, petite défaite supplémentaire pour le gouvernement, avant l’avalanche d’opposition qui se préparait et allait si vite emporter le régime en février 1848 [31].

Le mouvement fouriériste n’eut aucun regret pour le régime déchu :

« Le peuple de Paris, grâce au progrès de sa force morale a triomphé en quelques heures d’un gouvernement et d’une dynastie qui avaient déployé en dix sept années pour se consolider, toutes les ressources du génie de la corruption et de l’organisation armée » [32].

Les fouriéristes furent en général d’ardents quarante-huitards et le ralliement à la République fut immédiat dans l’euphorie d’une libération si radicale, si peu violente et tellement porteuse d’espérance. Victor Considerant, qui au début des années 40 avait dédié son livre Destinée Sociale au dauphin le duc d’Orléans, était maintenant un ardent républicain.

À Poligny, Wladimir Gagneur était devenu depuis mars 1848 membre du comité électoral républicain ; il y représentait la tendance généreuse et avancée. Il fut particulièrement applaudi au grand banquet républicain de 300 couverts donné ce même mois de mars en la grande salle du collège sous la présidence de Bergère, le pharmacien démocrate promu sous-préfet à la faveur de la Révolution. Image de cet unanimisme touchant du printemps 1848, ce banquet comptait M. le curé et ses vicaires parmi les participants.

L’insurrection parisienne de juin 1848 et sa sanglante répression n’entamèrent pas, semble-t-il, les convictions idéalistes de notre quarante-huitard. Le 20 août 1848, à l’occasion de la « solennité musicale de Poligny », il prononça le seul long discours de haute envolée de sa vie. Ce « toast » était dédié à l’avenir de la musique, l’une des inclinations fouriéristes pour laquelle il s’était senti d’emblée des affinités. Le discours faisait valoir que la musique, dès l’aube de l’Histoire et dans les civilisations les plus reculées avait toujours été un puissant et fécond moyen d’intégration sociale, d’une part parce qu’elle obligeait souvent les exécutants à s’associer et d’autre part parce qu’elle incitait les auditeurs soit à l’action collective (comme les nègres, dit-il, travaillant au rythme du tam-tam) soit aux sentiments généreux. C’était là l’occasion d’évoquer la douloureuse actualité :

« N’en doutez pas, messieurs, si l’avenir devait connaître encore nos tristes guerres civiles, les Cavaignac de l’époque enverraient contre l’émeute des bataillons de musiciens et mitrailleraient les barricades avec des salves d’accents pathétiques et fraternels ».

La musique devait être un des instruments de la transformation sociale, abandonnant les sauvages sonorités et rythmes bellicistes :

« À vous surtout, musiciens, prêtres harmonieux de l’avenir, d’abattre comme la trompette de Josué les murailles décrépites de la vieille société... Si Tyrtée et Rouget de l’Isle ont remporté tant de sanglantes victoires, il est temps de convier les Rossini et les Meyerbeer aux pacifiques Marseillaises de l’agriculture et de l’industrie. Car il s’agit désormais de l’œuvre suprême : réaliser la fraternité, féconder et embellir la terre ».

Les thèmes fouriéristes étaient repris avec confiance, le chant devant être un des moyens privilégiés pour rendre le travail attrayant :

« Ne pourrait-on, à l’instar des salles d’asile faire chanter une partie des leçons et établir des concours de chant entre toutes les écoles du canton ? Des concours, des primes et des concours ! l’émulation, toujours l’émulation !

Nous verrons bientôt combien la musique contribuera à réaliser cette autre gigantesque utopie, le travail rendu lui-même attrayant. Oh mon dieu ! puissions-nous sécher à la fois les sueurs du peuple et les larmes des enfants ! ».

Comme toujours dans les prédictions utopiques les mieux senties (et cela se percevait déjà dans les articles sur l’industrie de l’avenir) des intuitions profondément justes illustraient la clairvoyance prophétique d’un homme acquis au progrès et qui avait des lectures étendues : ainsi, il imaginait les fonds d’ambiance musicale pour les étables (ce qui active la production laitière) et pour les crèches enfantines (ce qui sécurise les tout-petits) ; la retransmission lointaine de concerts « par la téléphonie » était déjà envisagée, Liszt jouant à Paris et étant en même temps entendu à Saint-Pétersbourg. L’épilogue comprenait aussi une étrange prédiction, véritable morceau choisi de science fiction qui, comme chez Jules Verne, montre ce que l’enthousiasme pour les conquêtes de la science pouvait renfermer d’aliénant pour l’avenir de l’humanité :

« Un jour viendra, les savants l’annoncent, où les forces de la nature, l’électricité et la vapeur mettront en mouvement, sous la simple pression des doigts de l’homme, des instruments gigantesques, dont les sons répercutés encore par des réflecteurs de distance en distance, feront entendre dans un rayon de dix lieues, les concerts monstres des fêtes populaires ».

Le député-maire, le notaire Chevassu, républicain de la veille et futur candidat officiel sous l’Empire, avait déjà, quant à lui, refondu la devise nationale pour l’exprimer ainsi « Unité, Ordre, Liberté, Égalité, Fraternité » ; le deuxième vocable était d’ailleurs le point de convergence des partisants de Louis-Napoléon, qui fut élu président de la République à la fin de l’année. Selon B. Bichon [33], Wladimir dut faire campagne pour Cavaignac, le général républicain qui fut très largement battu.

Pour la campagne législative de 1849, Wladimir descendit dans l’arène politique et produisit un petit pamphlet nettement républicain, destiné aux électeurs ruraux [34]. Le titre annonçait exactement le contenu. Le style avait le ton imagé et direct qui convenait. « Moi qui vous parle, connu comme le loup gris comme un pur et un simple [...] Ces deux dames vont comparaître : Monarchie, votre bagage est bien léger [suivait l’inventaire, effectivement restreint, des mesures produites par dix-huit années du régime de Juillet] puis, arrive la République, portant bravement quoiqu’un peu meurtrie ses cadeaux de fiançailles » bien plus nombreux et autrement prometteurs :
 le suffrage universel (« on commence à nous parler chapeau bas, nous les Grosjean, ça flatte, sapristi »)
 la réduction du droit de poste
 la colonisation de l’Algérie
 l’instruction primaire gratuite
 le crédit foncier (« les sous font les sous, comme les poux font les poux, dit Grosjean »)`
 l’assistance publique,
etc.
« alors pas d’ingratitude ».

Ce pamphlet permettait de suivre et de comprendre l’évolution démocratique de l’auteur, déçu par la politique immobiliste de Louis-Philippe et Guizot à qui il reprochait en outre d’être lié aux spéculateurs :

« toutes les mesures favorables au pauvre peuple, des mesures archi-mûres pourtant... étaient ajournées pour éviter de déplaire à leurs bons amis les agio-boursi-fricoteurs de la haute-banque ».

Aussi n’était-il pas étonnant que la France « ait fait sa grosse colère ».

Certes le peuple manquait d’expérience et le suffrage universel parfois de discernement : la récente élection présidentielle le prouvait où « nos campagnes avaient été abusées par de glorieux souvenirs », mais ces écarts de la démocratie devaient être imputés aux insuffisances de l’instruction publique dont la responsabilité revenait aux régimes monarchiques antérieurs :

« Eh quoi ! mauvais jardiniers politiques, depuis si longtemps vous faites souffler sur l’arbre populaire la bise de l’ignorance et maintenant vous reprochez aux fruits de n’être pas mûrs ! ».

Ainsi, Wladimir s’affirmait désormais nettement à gauche. L’instruction publique allait être jusqu’à l’apparition du socialisme à la fin du siècle, une grande pensée fédératrice de la gauche française. De gauche aussi, sa confiance dans le suffrage universel, seul moyen de moraliser institutionnellement la vie publique.

Accordant les circonstances atténuantes aux dirigeants républicains du printemps 1848, « des hommes d’état neufs, inexpérimentés, troublés par une situation pressante et insolite », Wladimir comprenait bien aussi qu’une des plus puissantes motivations de la droite était le réflexe de peur ; depuis l’insurrection de juin, beaucoup s’effrayaient en effet et faisaient l’amalgame Républicains = partageux. La brochure tentait de redresser la situation par l’ironie et l’appel au bon sens :

« Les sergents recruteurs de la monarchie sèmeront l’épouvante dans les campagnes. Les républicains, diront-ils, sont des rouges, des terroristes, communistes, gueulards, gueuzards, partageux, buveurs de sang capables de vous avaler tout crûs, en travers, vous, votre bien, votre fille, votre vache et son veau... ».

Il s’agissait là de ce qui allait être pour lui un très long combat, puisque, entrepris en cette année 1849, il se poursuivrait pendant près de trente ans jusqu’au définitif succès de la république à la fin de la décennie 70. Tout au long de cette période, les « arguments » de ses adversaires seront de l’acabit prédit par la citation et lui-même sera longtemps présenté comme un homme de désordre, d’autant plus funeste qu’il reniait sa classe de notables conservateurs. Son père, François-Marie était mort le 20 octobre 1848, affligé sans doute des nouveaux malheurs qui accablaient « sa chère patrie » ; les clivages d’opinion allaient se creuser entre les enfants.

L’économie rurale était maintenant engorgée par le fléau de la surproduction car la récolte de 1848 avait été très bonne. Les agriculteurs avaient leurs greniers, celliers et caves bien garnis mais l’écoulement était difficile ; le numéraire continuait à rester caché. Wladimir installé désormais à Bréry y était devenu président de la fruitière locale. Il en était d’autant plus conscient des problèmes de trésorerie qui se posaient à ses membres. Il décida alors d’agir dans le droit fil des principes de la fruitière, cette institution « vraiment sacramentelle » et de réamorcer le crédit défaillant. Il créa des bons de valeur modeste (10 francs), acceptés par les commerçants locaux, attribués sur leur demande à des membres de la fruitière et gagés sur leurs stocks ; il en garantissait le remboursement « à ses risques et périls ». Ce fut avec une évidente satisfaction qu’il en relatait le détail dans une nouvelle brochure :

aux cultivateurs
crédit à bon marché - guerre à l’usure
Entrepot et comptoir agricole
Invention et réalisation d’un nouveau crédit sur gage des denrées.
...
par Wladimir GAGNEUR
vice président du Comice agricole de Poligny
et président de la fromagerie de Bréry
Lons-le-Saunier
1849
...
« Je viens de faire imprimer en format de billet de banque un papier de sûreté portant dans le corps : Fromagerie de Bréry, et encadré d’une jolie vignette qui repésente une vache, le vase à traire le lait, une beurrière et le local de fromagerie.

Ce bon porte le texte suivant :

Bréry le 1er mars 1849

B.P.F. 10 Francs

le premier décembre prochain, je paierai en mon domicile à Bréry au porteur du présent la somme de dix francs, dont je me couvrirai sur les produits du sieur..................... à la fromagerie de Bréry sur les produits de 1849.

Ce bon n’aura de valeur que jusqu’au 1er janvier 1850.

Je m’engage à garantir en tous cas à mes risques et périls, le paiement du présent bon aux conditions de délai ci-dessus énoncées.

Le trésorier de la fromagerie,

Vu le maire de Bréry le

cachet avec numéro à ordre ».

D’après B. Bichon, les bons, escomptés par un banquier de Seillières n’eurent qu’un succès très limité : six bons de 10 Francs émis en 1849, deux autres en 1850.

La brochure évidemment débordait la relation de « l’invention » faite à Bréry. L’auteur y déclarait que si la campagne était routinière et la vie économique rurale plus arriérée, c’était parce que le paysan « grand observateur des faits naturels, l’était peu des faits sociaux » et qu’une des supériorités de la vie urbaine tenait à la généralisation des formules associatives. L’étude se penchait spécialement sur le retard du crédit agricole, ignorant en général les prêts sur gages équivalant aux pratiques des Monts de Piété pour les artisans des villes, aux « warrants » et aux prêts sur nantissement des négociants et industriels. L’auteur proposait donc son initiative de Bréry comme modèle et suggérait de l’étendre à d’autres productions agricoles ; la ville de Poligny, « si riche », pourrait garantir des bons circulant au profit des vignerons.

Il lança l’année suivante une nouvelle expérience associative qui lui fournissait matière à une brochure encore plus spécialisée. Mettant à profit sa formation juridique il avait en effet rédigé un modèle de statuts « d’Association fraternelle pour la prestation de secours mutuels » entre propriétaires exploitants ; l’objet initial était modeste : faire exécuter de manière rapide les travaux attardés des cultivateurs malades ; une cotisation « insensible » de 1 Franc par an devait suffire. Des applications complémentaires et plus élaborées comme la médecine et la pharmacie sociétaires [35], l’assurance mutuelle du bétail pourraient facilement s’y greffer. Des extensions plus collectivistes (achats d’instruments, chantiers collectifs) pourraient en être le prolongement. Ce projet destiné selon l’article 3e « à moraliser l’homme par l’exercice habituel de la fraternité et du dévouement » et selon l’article 4e « à faire disparaître les habitudes déplorables et ruineuses des querelles, chicanes et procès », comprenait en tout VIII titres et 42 articles et témoignait du sérieux des connaissances pratiques et des précautions de l’auteur. Ainsi l’article 34, titre V, énonçait les motifs d’exclusion en 6 points :

« 1° l’inconduite obstinée de l’associé, malgré les remontrances fraternelles que le conseil aura employées à son égard.

2° le non-paiement de la cotisation pendant les 3 mois qui suivront le terme fixé.

3° la supercherie employée par un sociétaire pour se faire accorder indûment des vacations ou des secours en argent.

4° le refus d’acquitter la double vocation extraordinaire, et la double amende, prescriptes par les articles 23 et 24.

5° le refus formel d’acquitter sa cotisation.

6° la condamnation criminelle ou correctionnelle pour vol, fraude, abus de confiance, etc. »

Ainsi cet opuscule présentait-il les trois facettes de la personnalité désormais complète de Wladimir Gagneur : des sentiments démocratiques teintés de la générosité des quarante-huitards, un héritage vivace de la doctrine de Fourier spécialement appréciée pour sa dénonciation du morcellement des propriétés et de l’individualisme et imprégnant le tout, une sagesse et un pragmatisme prudents. Il disait d’ailleurs dans les appendices de son projet :

« Les opinions et les mœurs des campagnes, naguère rebelles à l’association peuvent se réformer du jour au lendemain. L’initiative trop incomplète des paysans aux questions d’amélioration, l’esprit de routine et d’individualisme encore dominant, commandent aujourd’hui aux promoteurs des institutions nouvelles beaucoup de réserve et de sages lenteurs ».

(à suivre)