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La rue-galerie et les relations adultes-enfants chez Fourier et les fouriéristes
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 10 janvier 2011

par Brémand, Nathalie

L’étude du rôle attribué à la rue-galerie dans les rapports sociaux permet de dégager quelques éléments concernant la qualité des relations adultes-enfants au sein du phalanstère. Fourier souhaitait exclure les enfants de cet espace pour les protéger des rencontres amoureuses qui s’y déroulaient. Pour ses épigones, en revanche, la rue-galerie symbolisait le lien entre les parents et leur progéniture, tandis qu’au familistère de Guise, les balcons donnant sur la cour vitrée des pavillons remplissaient une fonction de surveillance des enfants par les adultes et servaient à la mise en scène de l’émulation réciproque des parents et des enfants.

Pour Fourier et les fouriéristes, l’architecture conditionne les rapports sociaux. L’organisation spatiale à l’intérieur du phalanstère ou de son équivalent est censée traduire dans l’espace le caractère des relations souhaitées entre les individus. Le choix de mettre en place des logements séparés par classe d’âges exprime ainsi leur volonté de ne pas s’appuyer sur la famille comme cellule de base de la société future mais au contraire de la détruire. Les relations parents-enfants, et plus largement entre les adultes et les enfants, se déroulent donc en dehors d’un logement traditionnellement dévolu à la famille. Pour tenter d’en définir quelques éléments, il est possible d’étudier le rôle joué par la rue-galerie, symbole de l’architecture phalanstérienne. On peut en effet utiliser l’analyse de la rue-galerie - telle que Fourier la conçoit puis telle qu’elle est déclinée par ses épigones - comme clé d’accès à la nature des relations qui doivent exister entre les adultes et les enfants.

Organisation de l’espace et changement social

Tout au long du XIXe siècle, chez la plupart des socialistes, la condamnation de la société s’accompagne d’une remise en cause radicale de l’organisation de l’espace tant public que privé. Logements insalubres, atmosphère pestilentielle dans les villes, circulation incohérente, la critique de l’espace social va immanquablement de pair avec celle des autres causes de misère et d’oppression. L’architecte est donc perçu comme un des personnages clés du changement social, l’artisan, au sens propre du terme, du nouveau monde à bâtir. Les exposés présentant l’organisation de la société future s’accompagnent de précisions sur les dimensions les plus appropriées des bâtiments, sur la disposition des locaux ou l’emplacement des voies de circulation. Souvent, ces études sont agrémentées de plans architecturaux en bonne et due forme. Ainsi les indications sur l’aménagement des espaces sociaux font-elles partie intégrante de leurs projets d’avenir car elles sont censées traduire dans l’espace le type d’organisation sociale voulue.

Dans la plupart des cas, les choix architecturaux envisagés reflètent ainsi directement les convictions et les options prises. Le choix du type de logement dans les cités idéales, par exemple, est très révélateur. Il nous renseigne directement sur les différentes conceptions que les écoles socialistes peuvent se faire de la famille. Ainsi les partisans de la cellule familiale prennent clairement position pour le logement individuel. Proudhon voit la ville idéale comme « une agglomération de mille petits propriétaires, logés chez eux » ; « Je donnerais le musée du Louvre, les Tuileries, Notre-Dame, - et la Colonne par-dessus le marché - pour être logé chez moi, dans une petite maison faite à ma guise, que j’occuperais seul, au centre d’un petit enclos d’un dixième d’hectare », écrit-il [1]. De nombreux partisans des associations ouvrières se prononcent avec lui pour ce type d’habitat, nommé « logement », « logis » ou « appartement ». Louis Blanc, dans Organisation du travail (1839), veut que « toutes les familles associées [soient] logées dans un même bâtiment, divisé toutefois de telle sorte, que chaque famille y eut son logement particulier. » [2] En 1848, la commission du Gouvernement provisoire sur la fondation de cités ouvrières qu’il anime prévoit « un appartement distinct pour chaque famille » [3]. Quant à la communauté icarienne, elle est constituée de maisons dont Etienne Cabet a établi un plan-modèle : elles sont toutes identiques, « toutes habitées chacune par une seule famille » [4]. L’idée même de l’habitation individuelle est donc rattachée à celle de la famille, dont elle semble être l’incarnation. Henri Feugueray, le plus traditionaliste des socialistes chrétiens, revendique ainsi dans l’association ouvrière « le respect de la famille, dont l’intimité ne doit jamais être troublée. » Il s’oppose à la vie commune, qui n’est à ses yeux « ni commode ni agréable », et il fustige les fouriéristes pour avoir « vainement prodigué toutes les couleurs de la poésie gastronomique et érotique » dans la description de leurs phalanstères [5]. Cette attaque de Feugueray contre les fouriéristes est révélatrice, car à l’inverse des partisans d’une organisation sociale fondée sur la cellule familiale, les détracteurs de ce modèle en traduisent l’éclatement dans leurs projets architecturaux en proposant un habitat collectif dont le phalanstère fait figure de modèle.

Le clivage entre le logement individuel, symbole de la cellule familiale, et l’habitat collectif, expression de la vie communautaire, apparaît très bien dans les écrits de Charles Fourier lui-même. Entre la période de civilisation et la période d’harmonie, il décrit une période transitoire, celle du garantisme [6], pendant laquelle l’organisation spatiale est celle de la ville et les familles vivent dans des habitations plus ou moins grandes. Puis l’évolution amène l’éclatement des ménages morcelés, que remplacent les ménages sociétaires, et les logements collectifs du phalanstère se substituent alors aux maisons. Les individus se répartissent dans des lieux éclatés, en fonction de leur âge, et les enfants se trouvent ainsi séparés de leurs géniteurs. L’évolution de l’organisation de l’espace traduit exactement l’évolution des structures sociales ; elle en est le reflet. En même temps que la structure familiale éclate, l’espace qui l’incarne, en l’occurrence la maison individuelle, disparaît au profit des habitations collectives.

La rue-galerie : conception et rayonnement

L’importance que Fourier, ainsi que ses disciples, accordent à l’organisation de l’espace est d’autant plus centrale qu’ils ont tendance à la considérer comme une condition indispensable, un des ressorts majeurs de la mécanique harmonienne. Rappelons que le phalanstère est un vaste édifice comportant un pavillon central, duquel partent deux ailes. Le centre est occupé par les fonctions que Fourier nomme « fonctions paisibles » : « salles de repas, de bourse, de conseil, de bibliothèque, d’étude » et « le temple, la tour d’ordre, le télégraphe, les pigeons de correspondance, le carillon de cérémonies, l’observatoire, la cour d’hiver ». L’une des ailes rassemble les lieux bruyants : ateliers, mais aussi « rassemblements industriels d’enfants, qui sont communément très-bruyants en industrie et même en musique » [7]. L’autre aile contient le caravansérail, « avec ses salles de bal et de relations des étrangers » : le palais est un lieu ouvert et il est important que la Phalange puisse recevoir des étrangers, pour qu’ils puissent apprécier l’« équilibre passionnel » qui y règne. L’édifice, construit au moins sur trois étages, rassemble les logements et les « salles de relations publiques » [8], appelées séristères, auxquels sont rajoutés des cabinets pour permettre à des petits groupes de s’isoler à volonté.

Au sein de cet édifice, un espace occupe une place essentielle, en jouant un rôle fondamental dans l’organisation sociale du fouriérisme : il s’agit de la rue-galerie. Toutes les salles et tous les logements du phalanstère, à partir du premier étage, sont reliés par de larges galeries couvertes, « chauffées en hiver et ventilées en été » [9], qui sont pour les phalanstériens autant de passages protégés des intempéries. Ces galeries, qui représentent pour Fourier « un des charmes les plus précieux d’un Palais d’Harmonie », sont synonymes de confort. Elles tiennent une place centrale au cœur du dispositif sociétaire parce qu’elles permettent à chacun de satisfaire son besoin de déplacements, d’échanges et de rencontres, créé par sa vie en Harmonie : « Ces communications abritées sont d’autant plus nécessaires dans l’état sociétaire, que les déplacements y sont fréquents, les séances des groupes ne devant durer qu’une heure et demie ou deux heures au plus. » [10] En outre, la rue-galerie n’est pas seulement un lieu de circulation mais un grand espace, pouvant aller jusqu’à douze mètres de large [11], utilisé à des fonctions conviviales, selon les besoins, au sein du phalanstère : « Cette percée, écrit Fourier, sera très-utile aux jours de fêtes et aux passages de caravanes et légions, qui ne pourraient pas être contenues dans les salles publiques ou Séristères, et qui mangeront sur double rang de tables dans la rue-galerie. » [12] Le « péristyle » est aussi le lieu des échanges amoureux. C’est là que se produisent les cérémonies de préludes à « l’ouverture de la cour d’amour » [13] et au déroulement des bacchanales. Enfin, la rue-galerie est surtout pour Fourier un symbole de progrès social :


Les rues-galeries sont une méthode de communication interne qui suffirait seule à faire dédaigner les palais et les belles villes de civilisation. Quiconque aura vu les rues-galeries d’une Phalange, envisagera le plus beau palais civilisé comme lieu d’exil, un manoir d’idiots qui, en 3000 ans d’études sur l’architecture, n’ont pas encore appris à se loger sainement et commodément ; ils n’ont su spéculer que sur le luxe simple, sans avoir eu aucune idée du composé [ou collectif]. [14]

Le concept de rue-galerie remporte un grand succès comme élément constitutif de l’architecture phalanstérienne. Il marque aussi bien des contemporains des fouriéristes que des commentateurs du XXe siècle, qui, de Walter Benjamin [15] à Roland Barthes [16], en soulignent le caractère profondément original. Non que Fourier ait véritablement « inventé » la rue-galerie. Comme le note Bernard Marrey, à l’époque où le penseur publie ses descriptions de rue-galerie, de nombreux passages parisiens sont déjà construits [17]. Fourier lui-même se dit profondément influencé par la galerie du Louvre et des historiens ou des architectes, à l’instar de Dolorès Hayden, relèvent qu’elle évoque les traboules, passages couverts nombreux dans la vieille ville de Lyon où Fourier a vécu [18]. La rue-galerie est néanmoins interprétée et appréciée comme une donnée caractéristique à la fois d’une certaine forme de sociabilité, de progrès et d’esthétisme au sein du logement collectif.

Représentée dans les différents plans de phalanstères élaborés par les fouriéristes après la mort du Maître, la « circum galerie » est également présente dans la plupart des phalanstères américains des années 1840 et 1850, par exemple dans le plus important d’entre eux, la North American Phalanx [19]. Mais son rayonnement dépasse le cadre des milieux phalanstériens : on la retrouve aussi bien dans les plans de palais social du communiste néo-babouviste Théodore Dézamy que dans ceux de l’oweniste Jules Gay.

A l’effet de multiplier davantage encore les causes d’activité de la gestion communautaire, en même temps que pour se former à la loi hygiénique, écrit le premier, il sera établi, du côté du jardin, et tout autour de chaque enceinte, des rues-galeries, bien fermées en hiver et bien chauffées par calorifères, bien aérées en été, au moyen de ventilateurs et d’immenses ouvertures. » [20]

Quant à Jules Gay, trente ans après la mort de Fourier, il se réclame aussi de lui pour décrire une galerie dans ses plans : « Il sera sans doute possible, comme le réclame Fourier, de relier les ateliers et les corps de logis d’habitation au palais social par une rue-galerie qui joindrait les uns aux autres tous ces bâtiments. [...] Par ce moyen, on éviterait, surtout dans la mauvaise saison, les intempéries de l’extérieur, et rien ne viendrait contrarier l’activité des associés [21] ». De manière générale, le concept de rue-galerie semble inspirer tout particulièrement les concepteurs d’habitat social de l’époque. Il est ainsi permis de penser, par exemple, que les fondateurs de la cité Napoléon, inaugurée en 1851 à Paris, s’en souviennent [22].

L’enfant mis à l’écart

Pour Fourier, on l’a vu, la rue-galerie est « la pièce la plus importante [23] » du phalanstère. Elle symbolise ainsi la liberté de circulation et le confort existant dans ce lieu. Elle favorise la sociabilité qui s’y développe et caractérise l’activité incessante qui y règne. « La rue-galerie ou salle de lien universel, écrit Fourier, prouve que les civilisés, après 3000 ans d’études sur l’architecture, n’ont rien su découvrir sur le lien d’unité. [24] »

Pourtant, les enfants en sont exclus. « Ils doivent être isolés de la rue-galerie, qui est la principale pièce d’un Palais d’harmonie, et dont on ne peut se former aucune idée en civilisation. » [25], écrit Fourier dès 1822 dans le Traité de l’association domestique et agricole. Les enfants sont logés à l’entresol, à l’écart des adultes, non loin des vieillards, qui eux, logent au rez-de-chaussée. Quelle en est la raison ? Pour répondre à cette question, Fourier explique qu’il faut éloigner de la vue des enfants les individus ayant des activités amoureuses. « Tous les enfants, riches ou pauvres, logent à l’entresol, écrit Fourier, parce qu’ils doivent être dans la plupart des relations et surtout dans celles du soir et du matin (soir, de 9 à 11 ; matin, de 3 à 5 h.) ; séparés des adolescents et en général des âges qui exercent en amour. » Il faut admettre, selon lui, « la nécessité d’isoler les enfants des relations de l’âge d’amour, concentrées au 1er étage ; tandis que l’enfance et l’extrême vieillesse (chœurs 1 et 16, Patriarches, bambins) doivent avoir leurs salles de relations au rez-de-chaussée et à l’entresol. » [26] « Il faut isoler habituellement les enfants des relations non industrielles de l’âge mûr » [27], répète-t-il. Dans le Nouveau monde industriel et sociétaire, il écrit encore : « Tous les enfants riches ou pauvres logent à l’entresol, pour jouir du service des gardes de nuit, et parce qu’ils doivent dans beaucoup de relations, surtout dans celles du soir, être isolés de l’âge adulte. » [28]

Cette mise à l’écart des enfants correspond chez Fourier à sa volonté de leur faire découvrir le plus tard possible tout ce qui touche à la sexualité. Pour lui, il sera impossible en Harmonie « d’initier les enfants de 12 ans au système de la nature, quelle que soit la précocité de leur génie » car, sur les quatre passions affectives, celles de « l’amour et [du] famillisme ne sont pas du ressort de l’enfant [29] ». Ce qui signifie qu’il n’y a pas de place, selon Fourier, pour une sexualité de l’enfant en Harmonie. Fourier ne nie pas les manifestations d’une sexualité chez les enfants, mais il les fustige comme un désordre de la civilisation. Il reproche ainsi à la société de l’époque d’informer les enfants trop tôt sur les choses de la nature. Dans les campagnes, en particulier, où, selon lui, « toutes les jeunes filles sont déflorées à 10 ans » [30], la proximité avec les animaux est un facteur de désordre. « On voit habituellement autour des chiens accouplés en contresens une demi-douzaine d’enfants badinant et faisant force commentaires sur cette posture si curieuse pour des enfants. [31] », écrit-il. Fourier stigmatise ces pratiques qui ne sont pour lui que « monstruosité ». En Harmonie, « toute chienne ou autre bête en rut sera soigneusement mise à l’écart », précise-t-il, et les troupeaux seront confiés à des bergers d’un certain âge, pour protéger les enfants de la vue de ces actes.

Pour Fourier, la précocité de la puberté est le résultat des mauvaises mœurs et du manque d’exercice, mais aussi de l’insuffisance du développement de l’âme. Comme le développe son épigone Victor Hennequin dans une brochure intitulée Les Amours au phalanstère, les conditions de vie des enfants en civilisation tendent à la dépravation de son âme dès le plus jeune âge [32]. Le petit harmonien est, au contraire, surveillé dans la crèche, puis dans la salle d’asile, et l’exercice intégral de toutes ses fonctions retarde l’époque de la puberté. A ce retard de la puberté, s’ajoute, pour Fourier, le souci de reculer l’âge de l’« entrée en amour ». « L’âge de transition amoureuse ou âge nubile est l’époque d’un redoublement de fausseté que le mariage ne fait qu’accroître » [33], écrit-il ; c’est pourquoi, en Harmonie, des précautions sont prises pour que cette transition se passe en douceur. Fourier distingue deux caractères chez les jeunes qui entrent en puberté : ceux « de nuance douce, ayant moins d’aptitude à résister à l’amour », qu’il faut isoler de ceux qui au contraire ont la force de « résister à la tentation et conserver quelque temps la virginité » [34]. Ils seront regroupés dans deux corps différents qui forment « concurrence d’instincts et de sexes » [35] : le « vestalat » et le « damoisellat ». L’un pratique la chasteté, jusqu’à dix-huit ou dix-neuf ans. L’autre au contraire se livre plus tôt à l’amour. Un enfant ayant atteint l’âge de rentrer dans la tribu des jouvenceaux pourra choisir entre le vestalat et le damoisellat, mais devra passer au moins quelque mois dans le premier corps. La corporation du vestalat se présente comme un passage obligé pour les jeunes harmoniens et représente un nœud entre l’enfance et l’âge adulte. Cette organisation a pour but, selon Fourier, de rendre douce « l’époque la plus critique de l’éducation, celle d’avènement en puberté » [36] et de faire que la transition amoureuse, contrairement à ce qui se passe en « civilisation », se déroule de manière « fort décente en Harmonie ».

Il y a dans les propos de Fourier deux aspects qui traduisent une certaine modernité pour l’époque : d’une part le penseur discerne une période de la vie distincte de l’enfance et de l’âge adulte qu’il nomme « adolescence » et qu’il appréhende comme le moment charnière de l’éveil de la sexualité pour l’individu : c’est l’âge de la transition amoureuse ; d’autre part Fourier se positionne ici pour une nécessaire protection de l’enfant - du monde extérieur et de lui-même - par la collectivité, notion qui est loin d’être entrée dans les mœurs au début du XIXe siècle. Pourtant, l’attitude de l’auteur du Nouveau Monde amoureux face à la question de la sexualité des enfants est pour le moins déroutante. Non seulement, comme on l’a vu, il souhaite repousser le plus tard possible le moment où l’enfant va pouvoir « entrer en amour », mais il refuse toute information et toute éducation de l’enfant sur la vie sexuelle, y compris celle des animaux. C’est pourquoi il écarte les enfants de la rue-galerie, haut lieu des rencontres amoureuses. Le caractère surprenant de ces propos, qui peuvent être interprétés au premier abord comme un discours extrêmement normatif, a été relevé par René Schérer dans son récent ouvrage Vers une enfance majeure. Analysant cette question, il précise qu’on ne saurait voir dans ces propos de Fourier ni l’insertion d’un principe moral, ni « le respect particulier de la pudeur enfantine [37] ». Selon lui, cette position du penseur correspondrait plutôt au « renforcement » et à « une exaltation d’une autre passion affective cardinale, l’amitié, particulièrement prisée par l’enfance. » Le corps du vestalat, regroupant les enfants ayant choisi la chasteté, est un corps très estimé des enfants « car ils restent avec eux en relations amicales », contrairement aux damoiselles et damoiseaux qui ont choisi l’amour qui isole des autres et qui s’éloignent ainsi de leurs camarades [38]. L’exclusion de la sexualité de l’univers enfantin chez Fourier permettrait ainsi à une des deux passions caractéristiques de l’enfance, l’amitié, de se développer et d’être magnifiée par les enfants eux-mêmes.

Cette interprétation peut être complétée par une autre, fournie par Fourier dans ses ouvrages. En retardant au maximum l’âge de la puberté puis de la nubilité chez les individus, il vise un allongement de la durée de l’enfance et, au-delà, un étirement de la durée de la vie. Pour lui, le retard de puberté est « un avantage bien inconnu et très-inespéré » que seule l’éducation harmonienne peut procurer et le « précieux effet de tardive puberté ne pourra être dû qu’à l’accroissement unitaire et proportionnel de toutes les parties du corps » [39]. Les effets de l’éducation harmonienne, et en particulier la pratique de la gymnastique, permettront ainsi un recul de l’âge pubère. « Un jeune habitant du 40e degré, élevé selon cette méthode, ne sera pubère avant l’âge de 18 et même 19 à 20 ans ; les filles en proportion », écrit-il. Cet allongement de la période de l’enfance n’est qu’un moyen pour augmenter la longévité de l’homme : le retard de puberté est selon Fourier « bien précieux, et sans lequel les corps harmoniens ne pourraient pas, dans le bas âge, acquérir les forces nécessaires à fournir une carrière de 144 ans, terme futur d’un homme sur douze ». Cette volonté de prolonger l’enfance est commune à d’autres auteurs utopistes de l’époque qui ont la conviction profonde que le nouveau système social auquel ils aspirent engendrera nécessairement une longévité plus importante des êtres. Ainsi Cabet était-il également convaincu que la vie icarienne allongerait « presque du double l’existence humaine » [40]. Ce qui serait visé à travers ce recul de l’âge de la puberté chez Fourier, c’est donc un allongement substantiel de la durée de vie des hommes et des femmes.

Les fouriéristes, la rue-galerie et l’enfant

Fourier, en choisissant d’isoler les individus ayant des activités amoureuses de la vue des enfants, les sépare de leurs parents mais aussi d’une grande part de la vie sociale du phalanstère. La rue-galerie, espace privilégié de la sociabilité phalanstérienne, est donc un espace qui leur est fermé, en tout cas à certaines heures de la journée.

Que devient cette question après la mort de Fourier ? Si le fidèle disciple de Fourier, Abel Transon, remobilise textuellement, dans les conférences qu’il donne dans les années 1830, l’idée de séparer les adultes et les enfants en logeant ceux-ci à l’entresol du phalanstère [41], rares sont les phalanstériens qui la reprennent et la maintiennent dans leur programme. Il faut signaler à cet égard l’exception représentée par Jean-Baptiste Krantz qui, en 1848, donne une version moraliste de la pensée de Fourier :


Ce n’est pas seulement pendant qu’ils sont au berceau que les enfants doivent avoir des appartemens séparés, écrit-il, c’est plus tard encore. Ainsi le veut la nature qui leur a donné des goûts et des besoins différens des nôtres, ainsi surtout le veut la morale qui souffre de les voir assister à des conversations qui ne sont pas de leur âge et appellent leur attention sur des choses qu’ils doivent ignorer. Ayez le plus grand respect pour l’enfance, a dit un ancien. Le précepte est bon, mais dans le ménage actuel, et surtout dans le ménage pauvre, où un seul appartement réunit le soir le père, la mère et les enfants, comment peut-il être mis en pratique ? Dans la commune associée il le sera, au grand profit des mœurs. Ainsi donc nos enfants logent à part. Ils ont de grandes salles convenablement aérées, chauffées, arrosées, où on les dispose par convenance d’âges et d’humeurs [42].

Les autres fouriéristes reprennent à leur compte l’idée de la nécessaire séparation des espaces destinés aux enfants et aux adultes. Mais, à l’inverse de Fourier, ils insistent sur le contact possible en permanence entre les différentes classes d’âge, à l’intérieur du phalanstère ou de la commune sociétaire. Paradoxalement ils symbolisent cette possible communication par l’utilisation de la rue-galerie, dont Fourier voulait justement exclure les enfants. Ils soulignent, au contraire, que c’est elle qui garantit les possibles points de contact entre les parents et les enfants.

Si l’on a beaucoup dit que les épigones de Fourier avaient expurgé de ses écrits les textes ayant trait, de près ou de loin, à la sexualité des phalanstériens, cela se vérifie même lorsque celui-ci veut protéger l’enfant de la vue des plaisirs de la chair. Manifestement, chez eux, les bienfaits de la socialisation harmonienne rendus possibles par les échanges perpétuels de la rue-galerie l’emportent sur les risques de la promiscuité soulevés par Fourier. D’un côté, ses disciples, dans leurs projets, maintiennent une séparation spatiale entre parents et enfants. D’un autre côté, non seulement ils ne la justifient pas comme l’a fait Fourier, mais ils soulignent que cette séparation est formelle et que l’organisation du phalanstère permet aux parents de rester en contact permanent avec leur progéniture. « En Harmonie, écrit ainsi Victor Considerant, on comprend qu’autre chose est la vie d’un enfant, autre chose celle d’un homme, et que les différentes conditions de vie, de caractère, d’action, demandent à se développer dans des milieux différens, appropriées à ces conditions. On ne jette pas pêle-mêle tous les âges dans le même appartement, comme chez nous » [43]. Considerant réaffirme ici le principe de la séparation des espaces en fonction des classes d’âge, ce qui est conforme aux principes fouriéristes, mais tandis que Fourier insiste sur la nécessité de séparer les enfants, lui souligne leur proximité avec les parents. L’enfant n’est pas « soustrait à la vue et à la tendresse de ses parens, comme nos enfans [sic] envoyés au loin en nourrice ou en pension » écrit-il. « Non, ici les enfans sont élevés à côté de leurs parents ; ils habitent le même édifice. Mais dans cet édifice, où tout est entendu, prévu, combiné, l’enfance a ses quartiers à elle. » [44] Il est clair que Victor Considerant, excellent propagandiste, déploie davantage d’efforts que son maître pour convaincre ses lecteurs et qu’il importe pour lui de rassurer ses contemporains sur la proximité relative des enfants et de leurs parents dans la commune sociétaire. Si la phrase « l’enfance a ses quartiers à elle » résume très bien l’idée que l’enfant a une place à lui dans le phalanstère, l’exposé de Considerant occulte complètement les raisons qui poussent Fourier à séparer les enfants des adultes. Un autre illustre fouriériste, François Cantagrel, insiste lui aussi sur la communication constante qui doit exister à l’intérieur du phalanstère entre les parents et les enfants, communication rendue possible grâce à la rue-galerie. « Au Phalanstère, écrit-il, tous les établissements, tous les logements, bien que séparés, ont l’avantage de communiquer entre eux par la Rue-galerie, principale artère qui circule dans tout l’édifice et va porter le mouvement et la vie, du centre aux extrémités, comme les artères dans le corps humain. Quoique étant dans les Séristères, votre enfant est donc par le fait chez vous, et cependant vous évitez les désagréments, les inconvénients de l’éducation à domicile » [45]. Auguste Savardan insiste sur le même point quelques années plus tard. Dans la commune agricole, « la crèche, les écoles et les ateliers faisant partie de la cité et y communiquant par des corridors ou galeries convenablement aménagés, donnent, sans difficultés, à la famille la possibilité de rapports continuels avec les enfants » [46], indique-t-il. La rue-galerie, lieu de la sociabilité sexuelle dont l’enfant doit être protégé chez Fourier, devient alors le symbole chez ses épigones du point de contact entre les générations, du lien entre les parents et les enfants.

Avatars de la rue-galerie au familistère de Guise [47]

Comme les fouriéristes, Godin accorde un rôle de première importance à l’architecture des bâtiments dans l’évolution des mœurs et dans la mise en place d’une nouvelle organisation sociale. Fermement hostile au principe de la maison isolée, il attribue au modèle d’« habitation sociétaire », qu’il tente de mettre en place au familistère, d’importantes vertus moralisatrices. Les solutions architecturales qu’il préconise sont conceptualisées pour induire des comportements, des habitudes et normaliser les rapports sociaux des habitants. Il oriente ce dispositif selon trois notions importantes.

La première est la séparation très stricte entre les espaces de vie publics et la sphère du privé. Les logements qui abritent les familles ou les célibataires sont des lieux hermétiques et préservés, qui relèvent uniquement des personnes qui y vivent et sur lesquels les diverses institutions familistériennes n’ont pas droit de regard : « Le foyer domestique y est impénétrable et sacré » [48] déclare Oyon, le premier publiciste français qui a visité le familistère en 1865 et l’a porté à la connaissance publique. La deuxième idée maîtresse qui a guidé Godin dans son projet architectural est la proximité des espaces de vie. Tout fut fait pour rapprocher au maximum l’usine où l’ouvrier travaille, le logement où il vit, les différents services dont il a besoin dans sa vie quotidienne. « Tous les édifices du Familistère sont contenus dans un cercle dont le rayon serait de 90 mètres, constate Edouard de Pompéry. La plus longue course pour un habitant ne dépasse donc jamais 180 mètres, qu’il s’agisse d’aller aux écoles, au restaurant, aux magasins. » [49] La troisième notion fondamentale sur laquelle s’appuie Godin est la possibilité de circulation des individus entre les différents lieux. Le familistère est constitué de trois pavillons construits en brique rouge. Chacun d’eux représente un parallélogramme dont le centre est formé d’une cour intérieure centrale couverte d’une immense verrière. Il possède caves, sous-sol, rez-de-chaussée, trois étages de logements et des greniers. Tous les espaces autres que les logements sont ouverts à tous et la communication entre eux est rendue possible par des passages. Les pavillons ont des portes pivotantes. Alors que le familistère a été stigmatisé comme « prison confortable » ou comme « modèle d’habitat introverti » [50], Godin insiste sur la liberté des déplacements qui y est possible et présente le palais social comme un lieu libre à la circulation de tous : « Aussi le familistère a des entrées, mais il n’a ni portes, ni concierge, explique-t-il ; chacun entre, sort, va, vient, retourne à son gré, partout et à toute heure sans consulter personne ; la nuit, le jour, des caves aux greniers, à tous les étages, le familistère est libre ! » [51]. Les différents espaces publics sont accessibles en permanence. Dans ce dispositif, les balcons circulaires abrités, que Godin nomme « galeries », occupent un rôle de premier plan : « Les galeries en forme de balcon qui entourent chaque étage et sont reliées d’un édifice à l’autre, permettent aux habitants de circuler partout à l’abri des intempéries » [52]. Au sein de chacun des trois pavillons, la cour entièrement vitrée, symbole de l’architecture familistérienne, et les balcons intérieurs reliés par des escaliers qui courent le long des trois étages de logement, recréent en effet à leur manière le principe de la « rue-galerie » chère à Fourier [53]. Ils permettent aux associés du familistère de circuler été comme hiver à l’abri des intempéries et ils sont également des espaces de rencontres et d’échanges entre les individus. Ils sont symboles de progrès social pour leur créateur car ils garantissent tout à la fois une bonne hygiène des espaces collectifs et une certaine sociabilité entre les habitants. Mais, contrairement aux rues-galeries de Fourier et de ses disciples, qui sont des espaces fermés, la position des balcons abrités ouverts sur la cour vitrée permet aussi une multitude de jeux de regard et remplit une fonction de surveillance des individus sur les autres, en particulier des adultes sur les enfants.

L’enfant surveillé

Les bâtiments destinés aux services à l’enfance reçoivent une attention toute particulière de la part de Godin, qui voit dans l’éducation la clé de voûte de son dispositif destiné à faire du familistère une véritable association de coopération. En 1866, un bâtiment uniquement destiné aux tout-petits est construit à l’arrière des pavillons d’habitation. En 1869, l’école, accolée au théâtre, est édifiée face aux bâtiments principaux. L’enfant est entièrement séparé de ses parents pour tout ce qui concerne son éducation, de l’âge de deux semaines au jour de ses quatorze ans, et pris en charge par la collectivité du familistère. Mais en même temps il est toujours très proche, dans l’espace, de sa famille. L’accent est mis sur la contiguïté des locaux où chacun se trouve à tout moment de la journée. La communication est rendue possible par la proximité des espaces et par l’existence des passages qui permettent de circuler d’un service à l’autre. Le bâtiment en forme de chalet, qui abrite la nourricerie et le pouponnat à partir de 1866, est relié au pavillon central par une galerie couverte qui permet la circulation des bébés et des parents à l’abri des intempéries entre leur domicile et le lieu d’accueil de l’enfant [54]. Godin a fait preuve de génie en construisant cette galerie couverte qui constitue symboliquement un véritable cordon ombilical entre les familles d’ouvriers et leur progéniture. On a là, créée par Godin, la mise en œuvre de la galerie qui a été conceptualisée par les premiers disciples de Fourier et qui permet le maintien du lien entre les parents et leurs enfants.

Cela exprime, sans aucun doute, une volonté marquée de placer l’éducation des enfants sous les auspices de la société, en dehors de la sphère familiale, tout en conservant et en maintenant un lien familial très fort entre les individus : le terme même de « familistère » incarne mieux qu’aucun autre cette orientation. « Le Pouponnat, le Bambinat et l’Ecole sont donc là tout près de la famille, en sorte que cette communication intime, si nécessaire à l’affection et que l’on ne rompt pas impunément par la séparation et les longues distances est maintenue et resserrée », écrit Oyon. Le voisinage constant de la mère et de l’enfant est souligné. L’homme, de son côté, est rassuré sur les occupations de ses enfants pendant qu’il est à l’usine et se trouve déchargé du souci de leur instruction : « Ses enfants, quel que soit leur âge, déclare Edouard de Pompéry, sont élevés, instruits sous ses yeux, si bien qu’il jouit toujours de leur présence, sans qu’ils soient pour lui un embarras ni une dépense. » [55] On sait combien les opposants à la crèche, au cours du siècle, insistent sur le délitement du lien familial que cette institution entraîne selon eux. Godin lui-même, au début de la construction du familistère, se heurte à l’incompréhension des parents lorsqu’il veut fonder une nourricerie. La création de ce chalet relié aux habitations par une galerie couverte est la réponse apportée à cette préoccupation : grâce à ce principe, la cellule familiale est maintenue. Ainsi, le rapprochement des lieux de vie et la communication possible entre eux par des passages permet à Godin et à ses compagnons de garantir le fonctionnement des institutions enfantines qu’ils ont mises en place, tout en rassurant les parents sur le maintien de leur relation avec leurs enfants.

La proximité des lieux de vie du familistère limite les espaces de jeux et de liberté pour les enfants. Entre l’école et son domicile, entre l’école et l’usine, la distance est courte. Les enfants peuvent, cependant, circuler autour des pavillons d’habitation ou dans les cours vitrées que renferme chaque pavillon, lorsque le temps est mauvais. Ce sont des lieux protégés, à l’écart de divers dangers, où ceux de moins de douze ans peuvent se rendre après l’école. C’est le seul espace de liberté où les enfants peuvent « en toute saison jouer, s’ébattre à l’aise » [56] sous les yeux de leurs parents. Le comportement des enfants ne peut y dépasser le stade du jeu ou du défoulement physique, puisqu’il est surveillé par les adultes, qui se trouvent sur les balcons intérieurs. « Aux divers étages du Familistère sont de larges balcons courant tout autour des bâtiments et servant de rue-galeries, raconte Arthur de Bonnard. Les enfants sont donc surveillés, non seulement par leurs parents, mais encore par tout le monde. » [57] Les espaces qui leur sont dévolus en dehors des lieux scolaires sont ainsi conçus de manière à leur éviter divers risques extérieurs : accidents, mauvais temps. Mais, surtout, vu la conformité des bâtiments, ces lieux se trouvent toujours sous le regard des adultes, rendant possible une surveillance constante de leurs faits et gestes. Le bâtiment des écoles et du bambinat, au sud, se trouvent « sous les fenêtres extérieures du Familistère, en face de tous les logements, sous les yeux de toutes les mères » [58], ce qui signifie qu’elles peuvent assister à la sortie des classes de leurs fenêtres. Les logements ont également des fenêtres donnant à l’intérieur du pavillon, directement sur la cour, et les trois étages de balcons circulaires permettent cette surveillance. « Du haut du balcon, et même de la fenêtre lorsqu’elle travaille, la mère suivra de l’œil son enfant qui joue sans crainte, dans la cour, avec ses petits camarades d’école » [59] rappelle Oyon. Cette surveillance constante est en outre un moyen de lutter contre l’absentéisme scolaire [60]. L’enfant qui souhaiterait faire l’école buissonnière serait tout de suite repéré : « L’enfant n’échappe pas à l’école, son absence serait de suite constatée » [61], écrit Godin. Pour les témoins, ce fonctionnement révèle un talent à instaurer une surveillance permanente des enfants sans répression et sans le coût social que des personnes assignées à cette tâche représenteraient : « C’est cette précieuse protection que M. Godin-Lemaire garde soigneusement aux enfants de l’ouvrier, constate ainsi Oyon. Il y joint la surveillance la plus efficace et la moins irritante que l’on puisse imposer. Nul préposé n’en est chargé. C’est la combinaison même du Familistère qui l’exerce. » [62]

De cette manière, en plaçant chaque individu sous le regard des autres dans ses déplacements, l’architecture familistérienne induit des comportements normatifs. Ce faisant, elle anéantit une grande part de la liberté de l’enfant et rend quasiment impossible la possibilité même de transgresser les règles qui lui sont données. L’exposition aux regards des autres neutralise tout comportement qui sort du cadre des règles de vie. Dans ce dispositif en vue de créer une société sans désordre, la cour vitrée des pavillons et ses balcons circulaires occupent une place majeure. Godin y voit un symbole de progrès et « un instrument d’autodiscipline et de surveillance » [63]. Ces balcons lui permettent, en théorie, de recréer l’ambiance que Fourier voulait instaurer dans les galeries du phalanstère, d’en faire des lieux de circulation et de rencontre. Mais, comme on l’a vu, le penseur bisontin, dans ses plans de phalanstère, insistait sur la séparation des espaces de vie des enfants et des adultes, tout en indiquant qu’un contact permanent était possible grâce à la galerie, fermée, qui permettait de maintenir le lien entre eux. Godin détourne en revanche la fonction de la galerie fouriériste, puisque les balcons qui surplombent les cours du familistère ne représentent pas seulement l’espace destiné aux rencontres entre les personnes, mais également un des instruments du contrôle des individus entre eux. Ils permettent d’organiser, en particulier, une surveillance constante des enfants et faisaient office de mirador circulaire. Dans cette perspective, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre l’organisation de l’espace du familistère et les dispositifs de surveillance analysés par Michel Foucault dans Surveiller et punir. Fondés sur une architecture qui n’est « plus faite seulement pour être vue » mais aussi pour « permettre un contrôle intérieur, articulé et détaillé » [64], ces ensembles architecturaux, qui se multiplient à partir de l’âge classique, sont, selon le philosophe, des observatoires permettant l’exercice de la discipline et la surveillance hiérarchique « par le jeu du regard » [65]. De fait, l’architecture du familistère est entièrement conçue par Godin comme instrument privilégié de contrôle social des familistériens : chacun est toujours à la vue de tous. Dans cet ordre d’idées, on a parfois comparé l’organisation spatiale de Guise au système du Panoptique de Bentham, également étudié par Foucault. Dans le Panoptique, une tour, placée au centre d’un bâtiment circulaire, permet d’exercer une surveillance permanente sur les individus situés dans les cellules. Ce dispositif a pour effet « d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir » [66]. A Guise, Il n’y a pas de tour centrale et la surveillance n’est pas hiérarchique, mais l’organisation de l’espace induit chez les individus ce même sentiment d’être visibles en permanence, et de pouvoir constamment surveiller leurs voisins grâce en particulier aux balcons circulaires qui servent d’observatoires.

L’enfant exemplaire

L’architecture familistérienne poursuit, entre autres, l’objectif de contenir tous les débordements des enfants par la restriction de leurs espaces de liberté et par la mise en place de leur surveillance permanente, notamment par les balcons. D’une façon plus générale, elle contribue à l’organisation d’un contrôle social exercé par les habitants les uns sur les autres, qui supplée à la mise en place d’une police interne. Mais, pour parfaire l’objectif de moralisation des esprits visé par Godin, les bâtiments sont aussi conçus pour servir de théâtre à la mise en scène de l’émulation collective des familistériens, dans laquelle les enfants occupent le premier rôle.

Tout un système de mise en concurrence des enfants et de gratification de leur travail scolaire est instauré pour les motiver à l’école. Un processus complexe de classement hebdomadaire, puis mensuel, dans une multitude de disciplines, par divisions et par sections, est organisé pour aboutir chaque année à la remise des prix pour ceux qui, au cours des douze mois écoulés, ont obtenu le plus de décorations. Tout ce système d’émulation entre les enfants serait cependant incomplet s’il ne s’appuyait sur un principe de la plus haute importance dans toute l’organisation sociale du familistère : celui de l’exposition aux regards des autres, permise par l’architecture du familistère. Toute la mise en pratique des principes de rivalité entre les enfants dès le plus jeune âge repose, en effet, sur la mise en scène de cette concurrence. La compétition instaurée entre les élèves fonctionne sur la base de sa propre représentation, qu’accompagne une véritable scénographie destinée à provoquer l’exaltation aussi bien de ses acteurs que de ses spectateurs. Tour à tour, l’enfant est soit l’objet d’admiration soit l’admirateur. Si l’enfant est classé en fonction de son attitude, de son travail, de ses résultats scolaires, le rang qu’il occupe au sein de son groupe ne prend tout son sens que dans la mesure où il est exhibé à une autre personne. Cette exposition des talents de chacun aux regards des autres est le véritable moteur de l’émulation. Pour donner à l’émulation générale des enfants son caractère ostentatoire, le fonctionnement du palais social s’appuie surtout sur toute une série de manifestations savamment orchestrées et destinées à accorder à la représentation de l’émulation une très forte charge symbolique. Le calendrier de l’enfant est ainsi ponctué de nombreux rituels accompagnant la remise des décorations et des prix. Chaque semaine, les petits du pouponnat et du bambinat sont rassemblés et vingt-cinq enfants en moyenne sur cent reçoivent des « rubans d’honneur de couleurs en rapport avec le degré de leur mérite. » [67] Les classes supérieures sont réunies sous la présidence de Godin qui remet leur décoration aux enfants qui se sont distingués en classe. Le meilleur des élèves a durant toute la semaine suivante l’honneur de porter la bannière de sa classe. Puis, le premier dimanche de chaque mois, une autre cérémonie, plus solennelle, a lieu dans la cour d’honneur du Palais devant les conseils et les comités du familistère et sous les yeux de toute la population du familistère. Une distribution est faite de « croix avec des rubans de couleurs variées, suivant les différentes sections de l’école. » [68] Comme le dit Godin lui-même, « le familistère n’est pas avare de ces amorces émulatives » [69].

Le paroxysme de cette mise en scène est cependant atteint une fois par an, lors de la fête de l’Enfance, qui constitue pour Godin la consécration définitive des moyens qu’il a mis en place à cet effet. La première fête de l’Enfance a lieu le 13 septembre 1863 [70], à la fin de la première année scolaire, donc peu de temps après la fondation du familistère. Elle est ensuite reconduite tous les ans, en septembre. Elle a pour but d’honorer publiquement le travail des enfants pendant l’année écoulée. Elle constitue un moment de solennité exceptionnelle pour les familistériens car aucun détail n’est négligé pour susciter l’exaltation et l’enthousiasme des participants. Tous les adultes réunis assistent alors à une exhibition des enfants parfaitement organisée pour mettre en valeur les qualités de l’éducation familistérienne ; l’exposition des matériels scolaires et des enfants eux-mêmes, tels qu’ils sont placés en classe, représentent des sortes de tableaux vivants qui reconstituent au plus près l’ambiance de l’école. Puis se déploient des parades et des défilés enfantins. Ensuite, les enfants chantent. On passe alors à la distribution des prix et des récompenses et des couronnes d’or, de fleurs et de feuillages sont déposées sur la tête des enfants.

Comme dans les fêtes du Travail qui ont lieu à partir de 1867, la population extérieure est invitée et les habitants de Guise accourent. Les balcons en hauteur sur trois étages, où s’entassent les adultes, sont alors les gradins d’un immense amphithéâtre où se déroulent les festivités. Comme le soulignent Jean-François Rey et Jean-Luc Pinol, les fêtes de Guise ont une fonction d’auto-représentation et permettent aux familistériens de « mesurer leur histoire en terme de progrès : « avant » et « après » la fondation du Palais social » [71]. Elles donnent l’occasion aussi de constater l’écart entre le dehors - c’est-à-dire la vie dans les campagnes environnantes - et le dedans : la vie à l’intérieur du familistère. Les jouets et les objets distribués aux enfants sont là, entre autres, pour illustrer cet écart. Lors de ces fêtes, les enfants sont mis en scène comme autant de pièces à conviction pour montrer ce que la vie au familistère a de meilleur. Les fêtes s’appuient sur une valeur d’exemplarité incarnée par l’enfant, pur produit de ce que l’organisation sociale propose de nouveau par rapport au monde extérieur.

L’éducation des parents par les enfants

Mais l’originalité du processus d’émulation à Guise ne se trouve pas seulement dans l’organisation de ces fêtes rituelles destinées à récompenser les efforts des enfants et à provoquer la fierté des parents. A la fin du XIXe siècle, les distributions des prix à la fin de l’année scolaire deviennent monnaie courante. Ce qui caractérise le plus cette manière d’exposer la rivalité entre élèves n’est pas sa mise en scène occasionnelle, ponctuelle, mais sa pratique régulière et constante. Chaque matin, chaque midi et chaque soir de chaque journée donnent l’occasion d’assister à la ritualisation de ce processus d’émulation exposé au regard de toutes et de tous. Cet aspect répétitif et régulier permet d’exalter chez l’enfant les valeurs de l’éducation familistérienne et de le pousser, sans relâche, au perpétuel dépassement de soi.

Pourtant le système d’émulation quotidienne mis en pratique au palais social n’a pas pour unique but de transmettre aux enfants les valeurs du socialisme pratiqué à Guise. Il vise également, et pour une grande part, à les inoculer à leurs parents par un effet réactionnel. Godin peut prendre en charge l’éducation des petits dès leur plus jeune âge dans les services de l’enfance, mais il lui est difficile d’atteindre les adultes et de les former à sa façon à leur rôle de citoyen et de sociétaire de l’association. Pour cela, il compte sur la progéniture des ouvriers, qu’il charge indirectement de propager les bonnes mœurs au sein des familles. Eduqué dans la sphère publique du familistère, l’enfant apporte à l’intérieur de la sphère privée de la cellule familiale les valeurs qu’on lui a inculquées et devient, en quelque sorte à son insu, le propre éducateur de ses parents. « Les enfants portant à l’intérieur du ménage chaque jour le récit des observations et des leçons qui leur sont faites, communiquent au père et à la mère le désir de s’améliorer » [72], explique Godin. Cette idée que l’enfant peut avoir un rôle à jouer dans la formation des adultes, et en particulier dans celle de ses parents, n’est certes pas foncièrement originale. Elle est défendue, par exemple, à la même époque, par les partisans de l’instruction populaire qui escomptent que l’enfant usager de la crèche ou de la salle d’asile devienne en quelque sorte le rééducateur de ses parents. Ce qui est caractéristique de la démarche de Godin, en revanche, ce sont les moyens qu’il utilise, à savoir une organisation de l’espace et une mise en scène particulières. Ici, une nouvelle fois, les balcons surplombant les cours des pavillons jouent un rôle déterminant. Après chaque récréation, au son de la cloche, les enfants, s’organisent en défilés dans une des cours, sous les yeux des personnes chargées d’eux et « en vue de la population » [73], pour un rituel consistant à donner à voir aux adultes, quotidiennement et plusieurs fois par jour, les bienfaits de l’éducation familistérienne. « Dans chaque classe, la division qui a obtenu le plus de distinctions pour le travail du mois marche en tête pour les entrées à l’école. Au coup de cloche qui annonce l’heure de l’étude, chaque enfant vient se ranger sous la bannière de sa division et à la place que lui assigne son mérite. » [74] raconte Édouard de Pompéry. Les enfants les plus méritants portent des bannières de diverses couleurs sur lesquelles figure, en gros caractère, l’indication des compositions dans lesquelles ils ont excellé. Ce spectacle marque tous les visiteurs qui se rendent au familistère. Charles Pellarin, hébergé dans un des pavillons lors de son passage, souligne l’impression qu’a laissée sur lui cette petite manifestation :


Le lendemain à mon réveil, raconte-t-il, je fus agréablement surpris d’entendre des voix enfantines qui chantaient une marche. Je m’empressai de courir à une fenêtre et j’aperçus deux files d’enfants, d’un côté les garçons, de l’autre les filles, se rendant aux écoles, avec des bannières portées, comme je l’ai su depuis, par les élèves qui avaient obtenu les premières places au dernier classement. Je me trouvais tout de suite, par cette petite scène, transporté dans un monde nouveau avec lequel j’avais hâte de faire connaissance. » [75]

Certes ces petits défilés, après et avant l’heure de la classe, sont destinés à informer les parents, à les tenir au courant des progrès de leurs enfants, et à les motiver à leur fréquentation scolaire. Mais ils poursuivent également le but, moins explicite mais non moins important, de provoquer, par réaction, leur propre émulation. Le caractère ostensible de ces manifestations est destiné à susciter l’exaltation des enfants mais aussi à créer celles des adultes, par le plaisir et la fierté qu’ils ont à admirer leur progéniture. « De leurs balcons, lit-on dans le Dictionnaire de Buisson, presque sans se déranger de leurs occupations domestiques, les parents peuvent assister au départ des enfants rangés en bon ordre, et prennent plaisir à regarder les évolutions régulières de cette petite troupe » [76]. La mise en scène quotidienne des enfants est conçue pour provoquer l’émulation des parents par les enfants : « Les enfants, [...] se sentant observés par de nombreux spectateurs, rivalisent de propreté et de régularité, d’où une émulation salutaire qui réagit sur les parents et sur toute la vie de la famille » [77].

L’exemple de la rue-galerie permet ainsi de formuler quelques remarques à propos des relations entre les adultes et les enfants et sur la place que ces derniers occupent dans les projets sociaux. Les points de vue sur cette question font apparaître des facettes apparemment contradictoires mais qui peuvent être interprétées comme des aspects complémentaires d’une certaine idée de l’enfance. Les préoccupations des fouriéristes sur ce sujet recoupent d’ailleurs celles de nombreux autres réformateurs de leurs temps, qui annoncent les conceptions du statut de l’enfant moderne. Car les relations instaurées dans leur système montrent que l’enfant est à la fois un membre de la collectivité intégré au groupe et pouvant jouer à l’occasion un rôle social normatif et un individu à part, dont on prend en compte la spécificité en tant qu’enfant. L’enfant est en effet partie prenante de la société et il est reconnu comme une personne qui joue un rôle dans le changement social, en assumant éventuellement un rôle socialisateur à l’égard des adultes. En même temps, il est perçu comme un individu spécifique, qu’il faut protéger et surveiller et pour lequel il est nécessaire de maintenir les liens avec ses parents.