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La Marmite libératrice, ou l’association de consommation comme rêve de transformation sociale
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 7 avril 2008

par Guillaume, Chantal

Charles Gide nous a invités à penser la nécessité en même temps que la fonction réformiste des coopératives de consommation. Dans l’association des consommateurs, il y aurait comme une possibilité ouverte de libération de ce dernier et par contre-coup d’émancipation de toutes les classes. La coopérative de consommation serait comme le levier d’une transformation sociale qui procéderait par contamination ou contagion : le consommateur en devenant le co-gestionnaire de son approvisionnement, se réapproprierait aussi les conditions de la production, et donc du travail.

Ces expérimentations des années 1830-1850 sont testées, expérimentées en Angleterre, en France, sûrement dans le climat encore foisonnant des utopies saint-simoniennes, cabétiennes et fouriéristes. Ces associations sont les germes premiers des coopératives, plus emballantes car toutes imprégnées encore de rêves utopistes radicaux et messianiques. Car il faut bien reconnaître que bon nombre de coopératives sont vite devenues de banales entreprises, le statut de coopérative n’impliquant aucune exigence de réforme profonde dans leur fonctionnement.

Dans cette lignée des utopies pratiquées, après Michel Marie Derrion et son Commerce véridique, nous voudrions présenter un autre utopiste pratiquant du XIXe s. comme l’écrit Henri Desroche, Arthur de Bonnard, alias Gallus, auteur entre autres d’un texte saugrenu, d’une utopie rigolarde et messianosée [1] : La Marmite libératrice ou le commerce transformé ; simple entretien [2].

C’est Henri Desroche qui a exhumé ce texte oublié, paru en 1865 et qu’il a préfacé de manière magistrale. Arthur de Bonnard a déjà soixante ans lorsqu’il écrit cette utopie mais depuis un quart de siècle, il a pris rang dans la militance utopiste. Il est inspiré par les écrits de Fourier mais son écriture est aussi subséquente à une cascade d’utopies pratiquées, expérimentées ou semi-pratiquées. Il y a dans cette œuvre et cette vie un aller et retour incessant entre écriture et réalisations pratiques : dans cet engagement utopiste se nourrissent, se fécondent et s’entremêlent textes et actes. La démarche praticienne comme la qualifie Desroche entre en consonance avec la pratique d’écriture.

Il ne s’agit plus alors d’évoquer les réussites ou les échecs mais accepter de tester, d’expérimenter pour progresser dans cette neuve science sociale du XIXe. C’est de cet élan praticien dont nous semblons manquer aujourd’hui et qui se trouve peut-être en germe dans les mutations qui nous serons imposé par les impasses de notre modèle économique autant que par les impasses écologiques. De nouvelles relations entre producteurs et consommateurs témoignent d’alternatives possibles, rêvées...

La première étape de cet engagement de Bonnard date de 1841 dans la postérité revendiquée de Fourier. Henri Desroche note d’ailleurs qu’il y a à cette époque clivage dans les héritages fouriéristes. D’une part, la postérité orthodoxe conduite par Victor Considerant, toute dédiée à un culte doctrinaire de Fourier, avec à son horizon une Ecole qui deviendrait un parti, et unie par « La démocratie Pacifique ». Et en face, la postérité des dissidents réalisateurs dont celle de Bonnard, hantée par le souci d’expérimenter, de réaliser l’utopie écrite mais aussi prête à entendre les aspirations immédiates des travailleurs dans la perspective des projets de « travail associé ». Desroche précise, les intellectuels hautains et évasifs contre les praticiens d’une science sociale impatiente de trouver des solutions à la misère sociale hic et nunc. Deux journaux fédèrent ces héritiers de Fourier : La Phalange pour les orthodoxes et Le Nouveau Monde pour les expérimentateurs, que Bonnard rejoint. Il va comme tous les collaborateurs du journal, devenir adhérent de leur entreprise sociétaire : La Boulangerie Véridique, association mutuelle et combinée de producteurs et consommateurs (elle aurait eu 800 sociétaires). D’autre part Bonnard signe une pétition pour la fondation d’un « canton sociétaire  », en participant en même temps à une souscription pour la fondation d’une colonie phalanstérienne au Brésil. Il est de tous les projets, instigateur, militant et théoricien... Devenu président du « Nouveau Monde  », il appuie la proposition d’un prix de 600 francs attribué au lauréat du concours sur l’œuvre de Fourier. Il ne tranche pas, ne choisit pas entre l’œuvre, sa célébration et les réalisations.

Il est aussi à l’initiative d’un « Commerce véridique  » quinze ans après Derrion : établir un vaste réseau de distribution nationale, alternative à l’organisation commerciale dominante qu’il ne cesse de dénoncer. En ce sens, il s’inscrit bien dans la lignée de Fourier : « La réforme du commerce est la voie d’avènement à tous les progrès sociaux ». Cette expérience de syndicalisme de consommateur échoue, entraînant dans cet échec la publication le « Nouveau Monde », Bonnard apparemment dupé par des escrocs, négociants et courtiers de mauvaise foi.

En 1842, nouvelle étape. Il fait paraître un opuscule : Organisation du travail-organisation d’une commune sociétaire d’après la théorie de Charles Fourier. Durant cette période historique, le thème d’une nouvelle organisation de travail fait l’objet de nombreux libelles, tracts et opuscules. Il s’agit de conduire des projets de réalisation pratique, d’expérimenter de nouvelles méthodes de production en remettant en question les rapports entre capital et travail.

En 1847, il publie une brochure allégrement utopiste de douze pages « Société de justice et vérité pratique. Ecole neutre pour la recherche de la diffusion de la vérité ». Il s’agit de créer une plate-forme neutre qui aurait pour finalité de rallier toutes les doctrines sociales, philosophiques et religieuses éparpillées pour constituer « une orthodoxie socialiste » (sic). Comme le note Desroche : « plate-forme d’un socialisme irénique, œcuménique : ce qui constituait à l’évidence une double utopie ! » On mesure aujourd’hui en prenant connaissance de tous les projets de cette époque, la pauvreté du débat actuel des artisans de la réforme sociale et de la recherche de nouvelles voies de science sociale appliquée.

Dans cette brochure Arthur de Bonnard plaide pour une autre organisation du travail porté par ce foisonnement de propositions de transformation sociale (voir la multiplication de projets fouriérisants par exemple : Mathieu Briancourt, L’organisation du travail et l’association ; procès de l’organisation du travail, également : Victor Hennequin, L’organisation du travail d’après Charles Fourier). Il apparaît nécessaire d’opposer au système industriel une autre modalité d’association qui renverse les rapports déséquilibrés entre capital et travail, qui favorise la propriété sociétaire collective indivise, l’économie participative, l’éducation intégrale et le développement humain harmonieux... C’est déjà, dit Desroche, un programme de coopératisme moderne.

Arthur de Bonnard est toujours un dissident réalisateur, jamais enfermé dans l’utopie écrite du maître. En 1848, il fonde une Ligue de salut social sous le signe d’une marmite et d’une charrue, les deux emblèmes majeurs de la vie économique, consommation et travail. La liberté d’association étant proclamée, il fonde son club du Salut Social au Faubourg du Temple. Suit un appel de trente pages sur « L’organisation du travail au moyen des bénéfices donnés par le commerce véridique, exercé au nom et au profit des travailleurs ». Il ne renonce pas, il récidive, jamais fatigué, jamais résigné. La Ligue commence par une Epicerie véridique et commerce véridique des vins et liqueurs, c’est-à-dire un circuit direct producteurs-consommateurs. Les bénéfices somptueux escomptés seraient investis dans des ateliers sociaux ou associés, voire dans des armées industrielles, propriétés de l’Etat et des travailleurs. Il faut lire les harangues emportées, exaltées de Bonnard dont la foi et l’enthousiasme ne sont jamais brisés par l’échec. Il n’est jamais découragé par les avatars, les reports de réalisabilité de ses projets utopistes. Henri Desroche approuve cette disposition d’esprit, il ne cesse de répéter que l’utopie entre démence et sapience, raison et déraison n’a pas pour essence d’être réalisable. Au contraire, elle incline à l’échec, à la demie réussite, c’est-à-dire à être recommencée, repensée... « Tantôt la réalité amenuisant le rêve, tantôt le rêve travestissant la réalité ; et tantôt rêve et réalité finissant par s’adopter mais non sans s’adapter » [3]. Et de poursuivre : « toute expédition a besoin de mirage, sans mirage pas d’expédition mais toute expédition enfin mise en route trouve autre chose ! » On sait combien Fourier aimait se référer à Christophe Colomb, emblème de la recherche de toute vérité.

Les associations de consommation sont les germes ou les matrices d’une autre organisation de la production et du travail. Tu peindras sur ton étendard, proclame Bonnard une marmite et une charrue (travail et consommation associés) avec cette devise que nos pères n’ont pas comprise : in hoc signo vinces, tu vaincras par l’association. Les bénéfices espérés de l’association de consommation doivent générer le développement de l’association de production. Le levier de la réforme sociale, c’est la marmite pour engager un autre procès de travail.

De nouveau Bonnard s’établit comme épicier du Commerce véridique, sorte de groupement d’achats en commun, Association pour la vie à bon marché. D’autres associations fraternelles naissent : maçons, peintres, charpentiers, menuisiers. Après 1848, l’Empire autoritaire s’empresse de mettre au pas les associations : Arthur de Bonnard est emprisonné pour malversations. Pourtant il ne renonce toujours pas puisqu’il projette de fonder une coopérative rochdalienne. En 1863, Le Progrès de Lyon a publié une traduction d’Alfred Talandier : L’histoire des équitables pionniers de Rochdale telle qu’elle vient d’être établie par G.J Holyake. L’utopie associative s’est ancrée pour la première fois dans l’épaisseur, dit Desroche, des résistances économiques. Imagine t-on aujourd’hui dans notre société de la sur-information un quotidien régional publier les extraits d’un ouvrage consacré à une expérience alternative qui plus est, étrangère ? La sur-information est de fait la dégradation de l’information en information de masse...

Tous les rescapés des courants utopistes se sont assagis et se regroupent. L’icarien Beluze, lance une brochure-manifeste : Les associations conséquences du progrès. Il apparaît que ces magasins coopératifs par les ristournes collectives qu’ils engrangent peuvent être les leviers d’une amplification des associations de production. Bonnard continue à faire bouillir sa marmite malgré les avatars de ses utopies successives. Desroche insiste sur cette idée qu’il y a alternative possible à la logique commerciale dominante. Proudhon écrivait dans ses Carnets : « Nous sommes libres d’acheter notre pain où bon nous semble donc nous sommes les maîtres de la terre ». On retrouve aujourd’hui cette démarche de grève de la distribution commerciale dominante dans les réseaux directs d’association entre producteurs et consommateurs. Le texte lui même de La Marmite libératrice est un récit mi-autobiographique, mi-fictif dans lequel Bonnard expose sa théorie sociale en s’attaquant surtout, dans la lignée de Fourier au commerce source de fraude, d’inégalité et de misère. Bonnard a comme porte-parole, le docteur Asclépias, docteur en médecine comme lui mais aussi docteur en économie sociale. Les personnages de ce texte portent les noms de Mr Vautour, l’Entortillé, Tripotin, Crapouillard, Vanleau, Doublemain... Il faudrait retrouver cet esprit d’invention, d’expérimentations sociales. La « Fouriérologie » comme la désigne Henri Desroche serait, après Fourier, cette science sociale neuve, qui ne craint pas les applications, les essais de réalisations, les demies réussites et même les ratages. Comme dans l’essai de Charles Gide, il s’agit de prendre la mesure que l’association est le pivot d’une transformation sociale possible.