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CROSSLEY Ceri : Consumable Metaphors. Attitudes towards Animals and Vegetarianism in Nineteenth Century France
Berne, Peter Lang, coll. « French Studies of the Eighteenth and Nineteenth Centuries »), 2005, 322 p.
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 7 avril 2008

par Bouchet, Thomas

Avertissement : Les Cahiers Charles Fourier ont rendu compte de cet ouvrage en même temps que de celui de Naomi Andrews, Socialism’s Muse. Gender in the Intellectual Landscape of French Romantic Socialism (Lanham, Lexington Books, 2006). C’est la raison pour laquelle vous trouvez mention de ces deux ouvrages dans le compte-rendu ci-dessous.


Voici deux preuves de l’extrême vitalité de la production actuelle en langue anglaise dans le champ de l’histoire des idées. Deux livres beaux et élégants sur la forme comme sur le fond, très utiles aussi, et passionnants. Naomi Andrews et Ceri Crossley proposent des réflexions qui portent sur la France du XIXe siècle (les années 1830-1848 pour la première, l’ensemble du siècle pour le second, ce qui l’autorise à des conclusions sur certaines évolutions majeures à l’échelle du siècle) ; consacrant une attention soutenue aux socialismes, ils rencontrent tous deux des membres de l’École sociétaire sur leur route. Il vaut donc la peine de les lire à la fois dans le cadre des études fouriéristes et dans des perspectives beaucoup plus larges.

Tous deux livrent les fruits de recherches approfondies. Le livre de Naomi Andrews est issu d’un PHD soutenu à l’université de Santa Cruz sous la direction de Jonathan Beecher ; l’auteur avait déjà donné sous forme d’articles dans des revues américaines quelques-uns des résultats de ses travaux (sur « La Mère Humanité », sur la figure de l’androgyne, sur « Le féministe et le socialiste ») ; elle remobilise ici l’ensemble de sa démonstration, dans toute sa cohérence. Ceri Crossley a publié les résultats d’étape d’un travail de longue haleine (à propos de « l’animalité socialiste », de Jean-Antoine Gleizes, d’Alphonse Toussenel, de Leconte de Lisle, de Hugo, des fouriéristes en général, avec notamment une contribution fondatrice dans le collectif Problems in French History, en 2000) ; il ajoute pour Consumable Metaphors une série de chapitres inédits.

Leurs objets d’étude diffèrent. Naomi Andrews, lectrice en histoire à l’université de Santa Clara (Californie), s’inscrit dans la lignée des études de genre, très actives aux États-Unis. Socialism’s Muse porte sur le lien complexe qui se tisse aux lendemains de la monarchie de Juillet entre « socialisme romantique » - elle emprunte l’expression à Jonathan Beecher et à son Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, recensé dans le Cahier Charles Fourier 12 - et féminisme. Elle montre que les penseurs socialistes construisent une représentation abstraite de la femme, en accord avec un idéal de société harmonieuse et altruiste ; la femme idéale et rêvée (le titre du chapitre 3 est « La Femme imaginée »), préservée de toute corruption, est un motif ambigu car lorsque vient avec 1848 le temps de l’action politique, elle n’est pas admise à y pendre part par des socialistes qui font jouer le clivage « political man, social woman » (p. 97), de sorte qu’attentifs à la cause de la Femme, les socialistes servent bien peu la cause des femmes (lire à ce propos l’excellent chapitre 6 intitulé « Can a dream vote ? »). Ceri Crossley, professeur d’Études françaises à l’université de Birmingham, se penche pour sa part sur les pensées qui se déploient vis-à-vis des animaux, ainsi que sur le « végétarianisme ». Il localise et il analyse les enjeux centraux de ces réflexions, au-delà de leurs spécificités propres. « Écrire sur les animaux », souligne-t-il dès l’introduction, c’est « participer aux débats sur la nature humaine, sur les limites et la légitimité du pouvoir humain sur l’environnement, sur le rôle des passions, du désir et de l’inconscient, sur les origines de la violence, sur la position des femmes, sur la question de l’innocence, sur le problème de la culpabilité. » (p. 11) Au terme d’un parcours remarquable, il conclut que « les hommes et les femmes qui ont écrit sur la question animale ont éclairé par là leurs théories sociales, leurs idées religieuses, leurs systèmes philosophiques » (p. 289).

Il ne saurait être question d’établir un parallélisme systématique entre les deux ouvrages. Chacun mérite d’être lu avant tout pour lui-même : on l’a vu, les projets des deux auteurs sont distincts ; les contextes mobilisés ne sont pas semblables (la matrice britannique, essentielle pour Crossley, est sans objet pour Andrews qui étudie de son côté de très près le « paysage intellectuel » des années qui suivent 1830) ; le corpus d’auteurs mobilisés n’est pas le même (dans Socialism’s Muse, il est surtout question de Pierre Leroux, de l’abbé Constant, de Ganneau et de Tourreil, d’Adèle et Alphonse Esquiros ; dans Consumable Metaphors, il s’agit de Gleizes, Jean Reynaud, Geoffroy Saint-Hilaire, Lamartine, Alexis Godin, Toussenel et Michelet) ; Naomi Andrews et Ceri Crossley ont chacun sa manière de lire et de commenter leurs sources. On ne peut pourtant s’empêcher de percevoir entre les deux livres de subtiles correspondances.

Il s’agit dans les deux cas d’explorer des systèmes de pensée, à partir de points jusqu’ici très peu étudiés, et pour ainsi dire de biais. Comme le soulignent les deux auteurs, les discours sur la femme et sur l’animal traduisent des réflexions philosophiques, religieuses, morales, politiques et sociales, économiques. Écrire sur la femme ou écrire sur l’animal au XIXe siècle a quelque chose de paradoxal : c’est donner à lire une vision du monde et de la société où la femme et l’animal sont relativement peu présents « per se » (Andrews, p. 45). D’où un décentrage caractéristique : l’altérité féminine - Eve et Marie ; la femme martyr et la reine - comme l’altérité animale aident à penser des identités respectivement masculine et humaine. Le régime de la métaphore est très présent dans les deux cas ; Crossley évoque les « animaux comme métaphores » (p. 15) ; Andrews relève à propos des figures de l’androgyne le « prisme de la métaphore » (p. 90, puis p. 110). La volonté de penser l’homme via l’animal est considérée par Crossley comme une constante, au point qu’il place en ouverture de son ouvrage ces deux phrases : « Les bêtes sont, comme les dieux, ce que les hommes les font » (Toussenel) ; « Les animaux sont les éternels prolétaires » (Reynaud). Et, sous la plume de Toussenel, on trouve dans L’Esprit des bêtes, à propos de la taupe, cette analyse où l’animal est un outil pour penser l’humain : « La taupe est le vase d’impureté dont il est fait mention dans l’Écriture sainte. Prenez parties égales de Barbe‑bleue et de Louis XV, de Messaline et du marquis de Sade, broyez le tout dans un mortier, chauffez et distillez, vous obtiendrez la taupe. » (citation p. 148) La taupe fait partie de la catégorie des animaux nuisibles, néfastes, signes d’un dérèglement, elle est une des « bêtes à détruire » (p. 147) ; elle représente, sur un mode analogique, un équivalent humain stigmatisé par Toussenel : les juifs.

Des thématiques apparentées sont repérables chez quelques auteurs que Naomi Andrews et Ceri Crossley rencontrent tous deux. Les index des deux livres sont à cet égard très complémentaires - avec en outre, dans le cas de Socialism’s Muse, des entrées thématiques extrêmement utiles. Le rôle essentiel joué par Pierre Leroux - et, au-delà, l’influence saint-simonienne - est signalé à la fois par Andrews et par Crossley. Alphonse Esquiros est présent dans les deux cas, notamment dans Socialism’s Muse. Les « excentriques », déjà étudiés à plusieurs reprises, mais sous d’autres angles (on songe par exemple ici au remarquable Ciel des fouriéristes de Nathan, mis à contribution par Ceri Crossley) y occupent eux aussi une bonne place : Gleizes, étudié de près par Ceri Crossley, est apprécié par les fouriéristes (Crossley, p. 59) et il est aussi influencé par Guyard (Andrews, p. 151). On se prend ainsi à regretter que Naomi Andrews n’ait pas étudié Toussenel, alors même que Ceri Crossley a publié un article important sur « Toussenel et la femme » dans le premier numéro des Cahiers Charles Fourier ; une correspondance aurait alors été possible avec le chapitre 8 de Consumable Metaphors : « Alphonse Toussenel (1803-1885). Animaux, analogie et antisémitisme ». Notons à ce propos que si l’École sociétaire est présente dans Consumable Metaphors, ce n’est pas seulement par le biais de Toussenel ; Ceri Crossley rencontre aussi Victor Meunier à propos de la domestication des animaux (p. 86). Au-delà, explique Crossley qui reprend là des analyses de l’École sociétaire (et un lien complémentaire pourrait s’esquisser ici avec l’ouvrage de Naomi Andrews), « la condition des animaux tout comme la condition des femmes se transformeront en Harmonie » (p. 157).

Il convient d’insister sur un dernier point : Socialism’s Muse et Consumable Metaphors ont ceci de remarquable qu’ils articulent nettement plusieurs niveaux de réflexion : attentifs à la fois aux textes et aux contextes, ils proposent des analyses nouvelles ou renouvelées des sources qu’ils décortiquent avec beaucoup de brio tout en se gardant de les disjoindre de leur temps ; ils font alterner en outre des études monographiques et des chapitres à visée synthétique : Socialism’s Muse s’ouvre sur des développements importants à propos du socialisme romantique, du socialisme et du féminisme. Dans Consumable Metaphors, un chapitre 2 sur le XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle et les chapitres 10 à 14 sur la question de la vivisection, sur l’écriture de l’animal, sur l’après-1870 et sur la protection des animaux, encadrent les chapitres consacrés aux penseurs. De sorte que le formidable bouillonnement intellectuel du XIXe siècle éclate à chaque page de Socialism’s Muse et de Consumable Metaphors.