Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

87-100
Réunion, terre d’utopie pour les femmes ?
Rêves d’idéal et vie quotidienne
Article mis en ligne le décembre 2002
dernière modification le 26 juillet 2023

par Pratt, James

Des témoignages directs qui proviennent uniquement d’hommes, edt des récits composés par les descendants de certaines femmes, signalent un décalage radical entre le discours fouriériste sur l’égalité garantie aux femmes et la vie réelle à Réunion. Sous Napoléon III, les femmes fouriéristes firent elles aussi les frais de l’engagement politique républicain de leurs conjoints ; elles pâtirent des conditions de vie teribles qu’elles connurent à la frontière texane et de la politique menée par les sudistes ; pourtant, elles n’eurent jamais part au pouvoir et elles ne participèrent pas aux prises de décision. Parmi elles, seule Clarisse Vigoureux - une instigatrice du mouvement -, se dégagea de ce rôle subordonné qui revenait aux femmes. Elle lança aux hommes, dès avant l’expérience américaine, un véritable défi littéraire.

Dans la prairie du nord du Texas, à la suite de Victor Considerant, des femmes, des hommes et des enfants de France, de Belgique et de Suisse ont cherché une terre d’utopie pour mettre en application les prin¬cipes établis par Charles Fourier, telle l’égalité de droits, dans la diffé¬rence, entre les femmes et les hommes. Fourier était seul au début du XIXe siècle à dénoncer vigoureusement en France la condition d’infério¬rité des femmes ; c’est pourquoi d’aucuns ont pu lui attribuer la paternité du mot féminisme [1]. En réalité, indique Michèle Riot-Sarcey, le mot est dû à Alexandre Dumas fils (1872), et sa définition contemporaine à Hubertine Auclert (1877) [2]. Au début de son parcours de disciple de Fourier, Considerant citait une certaine madame Coladon ; selon elle « seuls les fous, les femmes et les jeunes » pouvaient vraiment apprécier Fourier [3]. Et les femmes qui arrivèrent au Texas en 1855 avaient pu lire une année plus tôt ce que Considerant avait écrit lui-même à propos d’une communauté utopique américaine :

« À un âge donné les femmes prennent part active aux séances où se décident les intérêts de l’Association, émettent librement leurs opinions et votent comme les hommes. L’égalité industrielle et sociale des sexes se trouve ainsi établie comme d’elle-même ; et, ici encore, la nouveauté paraît chose si simple et si naturelle que, sans aucun doute, la plupart des civilisés ne songeraient pas même, en face du fait, qu’ils ont devant eux toute une grande évolution historique accomplie. » [4]

Parvenues au nord du Texas, qu’ont trouvé les femmes ? un chef qui dans ses moments d’abattement s’allongeait dans un hamac et faisait des ronds de fumée [5]. Avant même son arrivée Considerant semblait vouloir en finir avec cette expérience ; le projet d’une communauté idéale les avait toutes et tous exposés à une pénible traversée de l’océan puis aux tiques et à d’innombrables serpents. Sept ans plus tôt le même Considerant, alors membre de l’Assemblée constituante et de son comité constitutionnel, avait proposé en vain l’extension du suffrage aux femmes [6]. Devenu directeur de Réunion il disposait d’un immense pou¬voir ; doué comme écrivain et comme orateur il se révélait incapable de diriger. Parmi ses multiples échecs on relève l’absence de tout effort de sa part pour accorder l’égalité aux femmes.

En dix-huit mois, plus de cent femmes ont gagné Réunion. Le peu de choses qu’on connaisse d’elles nous vient le plus souvent des hommes. Dans les années 1820 et au début des années 1830, ce sont les socialistes – minoritaires et en conflits internes – qui ont défendu le plus la cause des femmes. Parmi eux, les fouriéristes : Fourier identifiait la position des femmes dans la société française à l’esclavage ; selon lui le niveau d’avancement d’une société était lié au degré de liberté accordé aux femmes ; ainsi soutenait-il que le progrès général pourrait se mesurer à l’aune d’une extension de leurs droits [7]. Il envisageait la même éducation pour les femmes et les hommes et rejetait le patriarcat. Il considérait que la sujétion des femmes tenait en partie à la structure familiale car la famille conduisait ses membres à se tourner vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur.

C’est Clarisse Vigoureux, veuve de 33 ans, qui a initié Victor Considerant à la philosophie de Fourier alors qu’il était collégien à Besançon [8], puis elle lui a probablement prêté l’argent nécessaire lors¬qu’il se préparait au concours d’entrée à Polytechnique [9] ; plus tard elle l’a aidé à propager le fouriérisme sous un nom d’emprunt – un nom d’homme. Son grand plaidoyer pour les femmes, Parole de providence, a été mis à l’index. Elle y écrit notamment :

« J’en demande compte au sexe fort qui régit le monde et qui depuis trois mille ans le tient enchaîné dans cet inextricable dédale.

J’en demande compte au sexe fort qui sait détrôner ses rois et qui, se disant roi lui-même, ne sait pas tenir les rênes du monde.

J’en demande compte au sexe fort qui ne sait pas être autre chose qu’oppresseur et victime.

J’en demande compte au sexe fort parce que l’humanité est soli¬daire de ses fautes quoique tout un sexe et un peuple d’enfants ne par-ticipent pas à son inhabile gestion. » [10]

Clarisse Coignet, sa nièce, la décrit en ces termes :

« Madame Vigoureux restée fort jeune avec trois enfants, un fils et deux filles, avait une individualité très particulière. Douée d’une de ces beautés rares, toute de lignes, de caractère, d’expression, que l’âge respecte, affine même et élève, loin de chercher dans le monde de fri¬voles succès, elle s’était toujours enfermée dans un cercle restreint, occupée des choses de l’esprit.

Son attitude réservée, d’apparence parfois un peu fière, tenait les admirations à distance et, même dans l’intimité de l’amitié, ne laissait jamais place au laisser-aller. C’était une âme haute dédaigneuse de la banalité et de la convention, et en même temps une imagination étrange, une sensibilité inquiète dont elle se faisait tourments. Son intelligence ouverte et hardie allait droit aux choses élevées, mais elle manquait de précision pour les saisir ; elle restait dans les affirmations vagues, n’analysait pas les idées. Sa bonté, sincère et profonde, venait plutôt de la supériorité de l’âme que de la tendresse du cœur. Les contacts d’amitié, étaient, avec elle, difficiles. Elle ne se donnait guère ; ses plus intimes même la connaissaient peu. » [11]

Quand l’intérêt des socialistes pour Fourier s’est accru dans les années 1830, Clarisse s’est installée à Paris pour se rapprocher de Victor puis de Fourier lui-même. Victor est devenu son gendre et elle lui a signé une reconnaissance de dette de 40 000 francs [12].

Victor reprenait à son compte, en public, les arguments de Fourier ; il ne s’y conformait pourtant pas toujours dans sa vie privée. À sa femme Julie, il demandait en substance qu’elle soit douce et qu’elle l’aime, mais qu’elle n’encombre pas son esprit avec de grandes idées [13].

D’après Clarisse Coignet, Julie « qui a épousé [Considerant] par amour est en même temps pour lui une épouse et une amie, rien ne sau¬rait les séparer. Julie Vigoureux n’a pas la beauté fière et fine de sa mère. C’est un type bien comtois, les pommettes un peu saillantes, les traits un peu forts, pas très réguliers. Mais elle est grande, svelte, de tournure élégante et ses beaux cheveux blonds donnent de la douceur à sa tête énergique. Sa physionomie est très intéressante. On y lit l’intelligence, la droiture, la force, la bonté, et elle a tout cela, elle en fera preuve. Dans cette existence longue et tourmentée, loin d’entraver l’œuvre de son mari par une personnalité absorbante et jalouse, compagne fidèle, vaillante et pleine d’abnégation, elle ne cesse, à ses côtés, de s’y dévouer discrète¬ment. » [14]

Dans quelle mesure les fouriéristes ont-ils appliqué au Texas les paroles de Victor Considerant et de Charles Fourier ? À Réunion, les femmes ne figuraient pas dans les conseils de direction. Des hommes dirigeaient le comité des actionnaires ainsi que la compagnie de Réunion. Voici comment un bulletin de la société des actionnaires décrivait la réa¬lité de la vie des femmes aussitôt après leur arrivée : les tâches de nettoyage et de couture leur étaient réservées, et elles étaient « organisées en groupes et en séries. » [15] Lorsque la source voisine du site commença à tarir, il fallut utiliser la rivière Trinity ; pour l’atteindre, il fallait qu’elles parcourent plus d’un mille au pied de l’escarpement.

Conformément à la tradition, les hommes travaillaient à l’extérieur tandis que les femmes devaient élever les enfants et accomplir le travail domestique. Il y avait à Réunion deux boulangers et deux tailleurs [16]. Les travaux des champs, les transports, l’élevage des animaux et la construction des bâtiments étaient du ressort des hommes, les travaux de cuisine étaient partagés, des enfants, des jeunes gens et des malades ser¬vaient à table et travaillaient dans les potagers sous la direction d’une femme.

À l’évidence, les épouses des chefs, femmes instruites, considéraient les tâches quotidiennes comme indignes d’elles et s’en dispensaient. Elles n’ont pas revendiqué cette dispense pour leur semblables. Un observateur loue néanmoins Julie Considerant pour le travail qu’elle fournissait comme toutes les autres [17].

Quelques femmes d’Austin ont dit à César Daly – l’architecte fourié¬riste de passage dans cette ville pour convaincre le Corps législatif d’ac-corder une concession de terre à Réunion – que les socialistes manquaient de courtoisie et niaient toute différence des sexes en proclamant l’égalité ; lorsqu’elles lui ont demandé s’il avait connu beaucoup de femmes du monde imbues d’idées socialistes, il leur a répondu :

« Non mesdames j’en ai connu très peu et je les en félicite, vous êtes une fonction qui avez pour mission de faire parvenir à la postérité tout ce que nous avons requis de bon et de beau dans notre travail et notre dure expérience de 5 000 ans, c’est-à-dire la grâce, l’élégance, la politesse, le bon goût, le tact, en un mot tout le beau et le noble raffi¬nement qui caractérise la femme distinguée. […] Ne vous mêlez pas à notre mouvement qui ne peut s’opérer qu’en bas ; ne descendez pas. Nous vous aimons et vous admirons et nous préférons souffrir vos dédains et même votre mépris que de vous voir descendre même d’un degré du point où vous êtes pendant que nous travaillons péniblement avec nos bras rudes et grossiers dans les couches basses et épaisses de la société. » [18]

Il est difficile de savoir ce que pensaient réellement la majorité des femmes de Réunion : à propos d’elles, les sources restent silencieuses. Julie Considerant, pour sa part, savait défendre ses idées : le 1er septembre 1855, tandis que Rupert Nussbaumer se mourait de typhoïde à Réunion, elle a soutenu des solutions nouvelles de traitement prônées par un étudiant belge en médecine ; comme elle ne pouvait pas empêcher à elle seule les docteurs Savardan et Nicolas d’appliquer des ventouses sur le malheureux, elle a convaincu son mari de leur interdire toute intervention [19].

Parmi les 98 femmes de Réunion repérées certaines exerçaient les tra¬vaux suivants : Louise Bessard et Elisabeth Charpentier étaient blanchis¬seuses de fin ; Marie Guillemet avait apporté une pleine cantine de toile de lin pour la couture, et Adèle Thévenet trois. Il y avait aussi des insti-tutrices mais Considerant les a découragées dès leur arrivée : il jugeait la colonie trop petite pour y établir une école. Quatre ou cinq femmes peut-être ont suivi une formation spécifique à Réunion : devenue veuve, Joséphine Gresset a ouvert à Dallas au début des années 1860 un magasin de chapeaux ; Salomé Michel a ouvert la première pâtisserie de Dallas ; après son départ de Réunion Sallie Rheinhart, l’une des deux Allemandes de la colonie, a fait insérer dans le Dallas Herald une petite annonce pour donner des cours de piano et de chant. Savardan a loué les mérites de Catherine Bossereau, très compétente pour élever les animaux et fabriquer les fromages, et il a regretté son départ lorsqu’elle a regagné la Russie avec son mari.

Rien n’indique que les femmes des chefs étaient payées ; les autres gagnaient quatre cents de l’heure tandis que les hommes touchaient jus¬qu’à dix cents de l’heure. Les charretiers, les vieux et ceux qui accom¬plissaient des tâches légères gagnaient trois cents et demi, les jeunes trois cents. Nous n’avons aucune indication de salaire pour les chefs Considerant, Cantagrel, Cousin, Burkli, Savardan et Nicolas, tous actionnaires.

La vie à Réunion ne se limitait pas au travail. Julie Considerant tenait salon en soirée :

« À peu de distance des maisons d’habitation, il y avait un bou¬quet d’arbres coiffés par des cèdres, dont les verts feuillages formaient un contraste agréable avec des tons jaunes qui dominaient à cause de la chaleur du soleil. Madame Considerant transforma ce lieu en une sorte de salon ; là, elle recevait tous les colons qui, après le dur labeur de la journée, voulaient s’en libérer l’esprit pour échanger des idées élevées. » [20]

Clarisse Vigoureux faisait partie de cette compagnie choisie, réunie sous les cèdres. Malheureusement, elle n’a laissé aucun jugement sur ces soirées. On sait qu’elle a été victime de petites attaques de santé à Réunion et probablement même avant. Est-ce pour cette raison que rien n’indique cette vigueur passionnée qui avait été la sienne ? À Réunion elle vivait dans une maison que Victor avait fait construire pour eux trois. Un raide escalier extérieur séparait la chambre du couple et celle de Clarisse. À l’étage la pièce de gauche était l’atelier de Julie. Celle de droite n’avait que cinq pieds de profondeur et la cheminée qui s’y trou¬vait était si près du mur opposé qu’aucun feu n’aurait pu être allumé sans causer un incendie [21].

On sait moins de choses encore sur les autres femmes qui ont suivi Considerant au Texas. Quelques indications subsistent sur une quaran-taine d’entre elles. Six au moins étaient enceintes lorsqu’elles ont atteint Réunion ou eurent leur enfant sur les bateaux. Alors qu’elle était enceinte, Joséphine Cantagrel est partie pour la colonie car les dirigeants de la société la pressaient de s’installer sur une bonne terre. Son enfant est né la nuit précédant l’arrivée à New York ; six mois plus tard elle a fait avec son fils Simon et le bébé le trajet jusqu’à la Nouvelle Orléans, Galverston, Houston puis Réunion. C’est là que le bébé est mort.
En tout, au moins quarante-et-un bébés et jeunes enfants, quarante-quatre adolescents et quatre très jeunes gens ont fait la traversée jusqu’à Réunion, la plupart sur des voiliers et en troisième classe. L’essentiel des tâches quotidiennes (s’occuper des enfants, soigner les malades, laver, raccommoder, préparer les repas, traire la vache) revenait aux femmes. Marie Catherine Santerre, par exemple, voyagea avec six enfants. Elle attendit deux semaines pour embarquer du Havre tandis qu’elle soignait un enfant de cinq ans, atteint de rougeole. À bord du navire, une épidé¬mie de rougeole s’est déclarée parmi les enfants, et a atteint tous les siens. Après quarante-deux jours de mer, il n’y avait plus rien à manger ; les passagers se nourrirent de mélasse. C’est en pleine nuit, au milieu d’un violent orage, que les Santerre ont été débarqués sans guide à Buffalo Bayou, à charge pour eux de trouver le chemin de la colonie. Ils marchèrent vers le nord. Marie Catherine et sa fille, une adolescente, durent porter sur leur dos un enfant de trois ans pendant 300 milles. Elles furent couvertes, en pleine chaleur, par des nuages de poussière soulevés par les bœufs ; les pluies les forcèrent à attendre des semaines pour traver¬ser les rivières. Les conducteurs des attelages les abandonnèrent. À une étape, les chaussures des enfants furent emportées sous la pluie. À Réunion, la famille se partagea pendant six mois deux pièces de huit pieds carrés chacune, sans vitres aux portes ou aux fenêtres, dans l’un des abris de la colonie, semblable à une grande grange [22].
Des célibataires sont venus à Réunion sans le rester longtemps. Les hommes étaient beaucoup plus nombreux – deux pour une ou même davantage. Dorothea Boll a épousé Jacob Nussbaumer dans les trois mois qui ont suivi leur arrivée ; Louise Dusseau s’est unie à Sam Jones avant six mois. Onze des dix-huit femmes célibataires en âge de se marier l’ont fait à Réunion ou peu après. En 1855 et 1856, parmi les cinq mariages célébrés, deux l’ont été par un homme d’Église et trois par un juge de paix ou par le juge du comté de Dallas. Vingt-neuf des quatre-vingt-dix-huit femmes répertoriées ne sont connues que par le nom de leur mari.
Affronter la nature texane était périlleux. Les femmes ont dû se proté¬ger et protéger leurs enfants d’innombrables insectes et plantes. Tiques, poux, punaises, moustiques, mouches, tarentules, scorpions, serpents, loups, coyotes, alligators, lierres vénéneux, plantes épineuses, ont accueilli des Européens habitués à une nature plus domestiquée sous des ciels tempérés. Madame Despars, cuisinière dans les débuts de la colonie, a été mordue par un serpent très venimeux, le copperhead. Elle a été soi¬gnée selon la tradition : le venin a été retiré par succion, de la poudre à canon a été appliquée puis brûlée sur la région atteinte, et le tout recouvert d’un mouchoir imbibé d’ammoniaque. Puis on lui a administré autant de whisky qu’elle a pu en supporter [23].
Bien des femmes de Réunion ont souffert de la mort prématurée de leur proches et elles-mêmes sont souvent mortes dans la fleur de l’âge. Joséphine Cantagrel et Elizabeth Knoepfli Boll ont perdu leur bébé. Eugénie Guillot (jeune immigrée à Dallas en 1854, et femme de Maxime) est morte en couches en 1856. Trois des quatre enfants de Léontine Priot ont disparu avant l’âge adulte. Abel, le jeune frère de Catherine Bossereau, est mort de fièvre typhoïde en 1856 à l’âge de 28 ans. La typhoïde a également emporté Rupert Nussbaumer en sep-tembre 1855.
On conserve quelques traces de destins malheureux après l’expérience de Réunion : le mari d’Elizabeth Charpentier a été assassiné par des ban¬dits en 1864 pendant la Guerre civile tandis qu’il travaillait aux champs près de l’emplacement de la colonie ; en 1869, Mathilde, la fille de Colette Coiret (13 ans) est morte de la typhoïde tandis que Colette s’est noyée l’année suivante lors de l’inondation de la rivière Trinity.
D’après les récits contemporains il y avait quand même de bonnes occasions de s’amuser :
« Le dernier Dimanche de juillet nous allâmes vendanger un raisin sauvage précoce, très-commun dans les bois. Cette vendange se fit avec beaucoup de pompe. Un wagon traîné par deux paires de bœufs portait les vivres, deux tonneaux vides et les vendangeuses. Nous ramas¬sâmes, non sans peine, environ deux charges de raisins et nous revînmes en vrais vignerons, couronnés de pampre et de fleurs. Notre convoi fit gravement le tour de nos bâtiments et nous chantâmes avec beaucoup d’entrain : "amis, chez nous la gaîté renaîtra"… » [24].
Mais aussi :
« Déjà, on voit que le beau sexe est là, dimanche passé, tout le monde était en tenue et en armes (course au clocher). Aujourd’hui, dimanche 24 juin, j’entends dans l’autre maison des chants, le vio¬lon : on répète en chœur pour entrer à Dallas le 4 juillet, anniversaire de l’indépendance américaine.
[…] Ce soir, après le souper, il y a un bal sur la pelouse. Le pro¬gramme promet des rafraîchissements. Effectivement, voilà que l’on entend le violon et la flûte. Quelques couples se hasardent un peu timides, un peu gênés, puis ça s’anime. On donne à chacun un gobelet de bière. Il y avait 3 mois que nous n’en avions pas bu, et toute mauvaise qu’elle était, elle nous parut délicieuse. Les valses et les qua¬drilles se succèdent. Et, à 11 heures, on rentre. » [25]
Ou encore, sous la plume de l’un des frères Brochier, originaire des Alpes :
« Les dames et demoiselles font des guirlandes et des bouquets pour en décorer l’emplacement. Les Américains et leurs dames y vien¬nent d’assez loin. » [26]
Le Dallas Herald, de son côté, a rendu compte de la fête du 4 juillet 1856 dans les termes suivants :
« D’autres, avec parmi eux quelques représentantes de la part fémi¬nine de la Divine Création, passèrent la journée à Réunion, la colonie française de M. Considerant et Cie où, d’après nos informations, un grand dîner fut servi avec un grand nombre d’invités, avant une nuit de bal. Ceux qui restèrent toute la journée revinrent ravis. Parmi les activités il y eut un entraînement au tir le matin et le salut national à midi. Le terrain était joliment arrangé, notamment l’endroit réservé au bal. Une tonnelle avait été construite, décorée de belles lanternes ; à son sommet flottaient de nombreux petits drapeaux nationaux, surtout français et américains. On eut le plaisir d’admirer un grand drapeau américain au sommet du bâtiment principal. Beaucoup d’airs patrio¬tiques furent interprétés et parmi eux bien sûr la Marseillais [sic]. Ainsi la journée s’écoula pour le plaisir et la satisfaction de toute la compagnie assemblée. » [27]
Tandis que les informations sont rares sur bien des femmes de Réunion, on sait un certain nombre de choses sur les femmes des chefs. La femme d’Allyre Bureau, une belle Parisienne de 44 ans, était ensei¬gnante de profession. Elle suivit son mari au Texas, attendit à Austin pendant deux mois avec son père et ses enfants. En février 1857, Auguste Savardan lui demanda de se rendre à Réunion : Allyre, qui s’oc¬cupait de dissoudre la colonie dans une atmosphère d’extrême tension se trouvait dans un état de grande fragilité psychologique ; il était venu de Paris pour sauver l’entreprise et il accomplissait la sale besogne sous l’influence de Considerant ; il ne parvenait pas à concilier les intérêts des colons et ceux des investisseurs français, tandis que la quatrième année de l’existence de Réunion était marquée par une sécheresse, une invasion de criquets, une tempête de grêle en mai, l’hostilité des populations du sud, et du mouvement nativiste [28], et la direction désastreuse de Considerant. En compétition constante avec Considerant, Zoé Bureau quitta Austin et voyagea trois jours en diligence, dans des conditions difficiles pour retrouver Allyre à Dallas ; ils rentrèrent ensemble à Austin ; ils laissèrent les autres se déchirer autour des restes de la colonie. Au printemps sui¬vant Zoé et sa famille retournèrent à Réunion, Allyre poursuivit les acti¬vités de la compagnie d’exploitation des terres et d’un magasin, essayant par là de préserver les investissements des actionnaires dans la société de colonisation. Ils apportèrent un piano sur lequel Allyre composait. Après 24 ans de mariage, elle apprit qu’il était mort de la fièvre jaune sur la route de Houston à Réunion, alors qu’il réapprovisionnait le magasin. Zoé, sans argent ou presque et sans l’aide de Considerant, regagna Paris. Elle tenait Considerant responsable de sa perte et elle ne lui pardonna jamais [29].
Les femmes de Réunion qui avaient suffisamment d’argent et dont les maris n’étaient pas exilés politiques sont revenues en Europe. D’autres sont restées au Texas ou ont gagné des régions plus développées des États-Unis. Les femmes de la plupart des dirigeants ont vécu l’emprison¬nement de leurs maris pour des motifs politiques. Pour eux, un retour en France pouvait donc être impossible. Le mari de Marie Catherine Santerre, François, a été incarcéré sous Louis-Philippe [30]. La vie de Julie Considerant a été marquée par la fuite de Victor après le 13 juin 1849, par les trois semaines qu’il a passées caché dans le faubourg Saint-Antoine, par son exil en Belgique pour éviter la mort ou une lourde condamnation. Joséphine Cantagrel a connu une expérience comparable. Son mari François a lui aussi gagné la Belgique, en 1849 ; ils ont vécu là, puis en Suisse, jusqu’à l’amnistie de 1859 ; en 1847, déjà, François avait été condamné à un mois de prison et à cent francs d’amende comme rédacteur en chef de la Démocratie paci¬fique  ; et il a fait plus tard (1870) un bref séjour en prison.
Nombre d’entre eux étaient en France surveillés par la police. Maximilien Reverchon, dont le grand-père avait voté la mort du roi, et qui avait été l’un des principaux animateurs de l’expérience menée à Sig, a quitté Florine Peté et quatre de ses enfants ; loin de Diemoz (Isère), il a rejoint Réunion pour vivre enfin en liberté selon ses principes. Auguste Savardan, époux de Marie, a été victime de près de deux mois d’assignation à domicile au printemps 1852, après le coup d’État du deux-décembre. Rupert Nussbaumer, mari d’Elisa, a été emprisonné à Sainte-Pélagie en 1850 : il était accusé d’avoir participé aux activités d’une société secrète tandis que leur café parisien était un lieu de rassem¬blement pour les fouriéristes. Rupert est mort à Réunion : Elisa est restée seule, avec un fils de quinze ans.
Pour leur part, Julie Considerant et Clarisse Vigoureux ont rejoint Victor à San Antonio, Clarisse y est morte en 1865 et elle a été enterrée dans le jardin de la maison où ils habitaient tous les trois, à Mission Conception. Julie, qui avait suivi Victor et son rêve infondé jusqu’au nouveau monde, était semble-t-il une femme d’une grande fidélité. Amédée Simonin, pourtant, n’a pas eu la même perception des choses. La grande loyauté de Julie vis-à-vis de Victor explique peut-être une réac¬tion d’agent comptable pragmatique, très irrité de voir Julie prendre la défense d’un homme dirigeant Réunion de manière inepte, et qui consigne son irritation dans son journal intime :
« Quand Ct conseillait l’harmonie ce soir, je pensais aux efforts qu’il a fait pour créer de la discorde, lui et sa femme ; sa femme chipie, sa femme aigre, sa femme sotte, indécrottable et indéfinissable, ressem¬blant autant à un homme qu’à une femme, tant il y a d’analogie entre sa laideur et celle de l’homme. Elle est en plein dans sa 3e et dernière sève. Elle est nerveuse, irritable comme les femmes qui ont une maladie hystérique. Le bruit court qu’elle aurait déjà joué deux sortes de scènes à la Potiphar. Pierquet nous a dit hier à Cantagrel et moi, que Vrydagh a dit a tout le monde dans la chambre, qu’une fois il lui a été tellement facile d’enfiler Mme Ct qu’il est sorti très-honteux de chez elle. » [31]
Avec l’amnistie de 1869 Julie et Victor ont retrouvé la France grâce à l’aide financière d’amis. À un âge avancé, elle dut se résoudre à vendre des tableaux représentant des fleurs pour survivre à Paris. Pour les 62 ans de son mari et après l’avoir suivi pendant 32 ans, voici ce qu’elle lui écrivit au moment du siège de la capitale :
« Mon bon Consi, en ce Paris bloqué, pour ce 12 octobre 1870, je te donne l’or du pauvre, la giroflée de nos murailles, l’œillet rouge que j’ai toujours aimé, deux petites tasses afin que si Dieu nous prête vie, nous puissions boire ensemble le chocolat. Je voudrais bien encore te donner mon cœur et son affection profonde, mais peut-on tou¬jours et sans cesse redonner ce qui est donné depuis longtemps. Vive la République universelle, la fraternité et la justice. » [32]
Un certain nombre de femmes de Réunion s’établirent au Texas. Louise et Eugénie Reverchon épousèrent des immigrants français et restè¬rent à Dallas ; Marie Henri se maria avec leur frère Julien. Madame Boulay avait 46 ans lorsqu’elle s’installa à Dallas après l’expé¬rience de Réunion. C’est elle qui avait rejoint le Brésil dans les années 1840 avec son mari Jean-François, à la suite du docteur Jean Benoît Mure qui établit la colonie fouriériste du Saì, sur la côte sud est. Certaines de ces femmes ont aidé leurs maris dans leurs activités municipales à Dallas. Henry, le mari d’Elizabeth Knopfli-Boll fut tréso¬rier de la ville en 1872-74 puis « county clerk ». Dorothea Boll et Jacob Nussbaumer ont donné des terres pour permettre la traversée de Dallas par la voie de chemin de fer « Texas and Pacific » (1872) ; Eugénie Devleschoudère, une immigrante belge de 28 ans, s’est mariée en 1862 avec le Suisse Benjamin Long. Il a été nommé maire de Dallas par l’armée de l’Union. Cinq ans plus tard une élection a renouvelé son mandat. Eugénie est devenue veuve lorsqu’il a été tué en essayant d’arrê¬ter, en tant que fonctionnaire fédéral, une bagarre dans un saloon (1877).
Les sœurs Dorothea et Suzanne Boll ont épousé Jacob Nussbaumer et Désiré Frichot, tous deux entrepreneurs. L’un ouvrit le premier abattoir de Dallas. L’autre aida son frère à bâtir la première briqueterie de la ville. Madame Baer, une enseignante, a exercé plusieurs métiers après le refus de Victor Considerant de lui laisser ouvrir une école pour les enfants de la colonie ; elle est finalement retournée vers l’Est avec son mari et ses deux filles.
Au fil des générations la mémoire de Réunion s’est perpétuée. Rosina Getzer et Jean Loupot ont prénommé leur fils Maxime en mémoire du fabriquant d’attelages Maxime Guillot ; Justine et Athanase Crétien ont prénommé leur fille Eugénie, comme la femme de Maxime (Eugénie Drouart). Plus tard, à l’Ouest du comté de Dallas, en surplomb de la grande prairie, les fermiers Santerre vendaient des œufs et des produits laitiers aux Guillot du village.
L’intérêt de la famille Reverchon pour l’horticulture ne s’est jamais démenti. Eugénie Reverchon-Caillet, son fils Fleury et sa petite fille Marie Caillet, ont fait avancer les connaissances dans ce domaine. Le fils d’Eugénie et sa belle-fille Laura ont réalisé l’hybridation d’iris ; Marie Caillet a remporté de nombreux prix et elle fait autorité dans le monde entier pour les iris de Louisiane [33].
D’autres femmes sont revenues sur l’expérience de Réunion. Marie Moret Godin, la femme de l’investisseur principal a fait le récit de l’échec de la colonie dans sa biographie de Jean-Baptiste Godin [34]. En 1936 Eloïse Santerre, petite-fille de colons, a mené des recherches sur cette histoire et en a rendu compte dans l’introduction de sa traduction de Naufrage au Texas  [35]. Plus récemment, Gabrielle Rey (arrière-petite-fille d’un colon) a consacré sa thèse à la vie d’Allyre Bureau [36]. À la chapelle Gaugain (Sarthe) la comtesse O. de Lesseps a gardée intacte la biblio¬thèque de son ancêtre Auguste Savardan.
En définitive, les descendantes de Réunion ont en quelque sorte réa¬lisé le rêve d’une femme. Nous avons une dette envers Clarisse Vigoureux, elle qui a modifié son nom de baptême pour un nom qu’elle avait choisi, qui a élevé ses trois enfants après le suicide de son mari, qui a soutenu l’action de Considerant, a consacré de l’argent aux tentatives de réalisation, a lutté pour les idéaux de Charles Fourier et s’est heurtée aux idées dominantes sur les femmes. Bien au-delà de l’ex¬périence de Réunion, elle en a « demandé compte au sexe fort. »

Pour davantage de développements sur cette question (notamment des détails complémentaires sur l’état civil des femmes de Réunion entre 1855 et 1857), les lecteurs voudront bien se référer à notre article dans Legacies, a History Journal for Dallas and North Texas, Vol XIII, n° 2, automne 2001. Le présent texte a été traduit et adapté par Alexandra Barret Pratt, Laurence Bouchet, Thomas Bouchet.