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9-19
« Victor, Charles, Désirée et les autres » : conversation avec Jonathan Beecher
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 1er août 2017

par Beecher, Jonathan

Le grand historien américain spécialiste de Fourier et de l’Ecole sociétaire revient sur les raisons qui l’ont conduit à écrire une biographie de Victor Considerant, souligne à quel point cette biographie diffère de celle qu’il a consacrée à Fourier, analyse l’« idéalisme humanitaire » et le « socialisme romantique » de Considerant, évoque quelques figures de l’Ecole sociétaire qui mériteraient selon lui une biographie, s’interroge sur l’usage fait par Considerant des idées de Fourier, présente dans ses grandes lignes le livre sur lequel il travaille actuellement.

Pourquoi cette biographie de Considerant [1] ?

Si j’ai pensé à rédiger une biographie de Considerant, c’est tout d’abord parce qu’il a passé une bonne partie de sa vie - plus de seize années au total - dans mon propre pays, les États-Unis. J’ai été attiré par l’idée de suivre Considerant d’Europe en Amérique puis en sens inverse, et j’étais particulièrement curieux de voir comment cet intellectuel parisien d’origine franc-comtoise avait réagi face au Texas. J’ai voulu voir si son long séjour dans cet État avait, ou non, changé sa manière de penser.

Je suis moi-même né en Nouvelle-Angleterre. J’ai grandi là-bas, et j’ai passé la plus grande partie de ma vie d’enseignant dans le nord de la Californie. Le Texas a toujours été pour moi un peu comme un pays étranger. Écrire la biographie de Considerant m’obligeait à m’immerger dans l’histoire de cette partie de l’Amérique dont, au départ, je ne savais pas grand-chose. Bien sûr, il m’a fallu lire énormément. Mais j’ai en outre voyagé un été à travers le Texas avec mon épouse Merike et nos deux garçons. Nous avons suivi les traces de Considerant depuis Fort Smith, dans l’Arkansas, jusqu’à la Rivière rouge, puis de West Dallas à San Antonio et à la petite ville d’Utopia, Texas, pour arriver finalement au cañón de Sabinal (ou d’Uvalde). Nous avons passé une nuit mémorable dans le cañón après avoir planté notre tente dans le Parc d’État de Lost Maples, situé sur des terres que Considerant avait jadis acquises pour y implanter une éventuelle colonie fouriériste. Ces pérégrinations m’ont permis de me faire une idée assez précise des difficultés auxquelles se heurta Considerant lorsqu’il tenta de faire sortir une communauté utopique des terrains désséchés et couverts d’armoise du Texas.

Ce qui m’attirait vers Considerant, c’est que sa biographie posait clairement une question importante en histoire intellectuelle : la question de la manière dont un disciple peut changer, vulgariser et en dernière analyse transformer les idées d’un penseur social de premier plan dans son effort pour rendre ces idées attrayantes et pertinentes - voire simplement acceptables - pour un public élargi. Considerant a souvent été critiqué pour avoir censuré la formidable utopie sexuelle de Fourier, et plus généralement pour avoir édulcoré la pensée de ce dernier, pour l’avoir vidée de toute sa poésie en la transformant en un programme socialiste prosaïque visant à promouvoir l’organisation du travail. Je n’ai rien à objecter à ces critiques, qui me paraissent justes. En fait, une des questions qui m’ont permis de définir ma problématique à propos de Considerant a été celle que me posa un de mes collègues d’université pour lequel j’avais une grande admiration, Norman O. Brown : « Comment se fait-il qu’un penseur aussi imaginatif et aussi excentrique que Fourier ait pu attirer des émules aussi conventionnels, aussi terre-à-terre, et dans bien des cas aussi prudes ? »

J’étais donc - et je reste - parfaitement conscient de l’abîme qui séparait Fourier de ses disciples. Aucun parmi ces derniers, Victor Considerant y compris, n’avait, tant s’en faut, cette capacité que possédait Fourier de faire abstraction des idées reçues qui dominaient le monde dans lequel il vivait. Cela étant, je restais malgré tout très impressionné par tout ce qu’a accompli Considerant en tant que dirigeant d’un important mouvement social, en tant qu’écrivain et conférencier, et en tant que fondateur d’un des premiers quotidiens socialistes. Il me semblait qu’il valait vraiment la peine de replacer Considerant dans le contexte de son époque afin d’évaluer les succès et les échecs de ce « chef d’école ».

Considerant avait à l’évidence de nombreux défauts. Et malheureusement, deux des événements publics les plus importants auxquels il a été associé -1’insurrection avortée du 13 juin 1849 et la tentative de créer une communauté fouriériste près de Dallas au Texas durant les années 1850 - ont débouché sur deux échecs retentissants dans lesquels sareponsabilité s’est trouvée largement engagée. Il demeurait néanmoins à mes yeux un personnage sympathique, et je trouvais son itinéraire fascinant. Il y avait à l’évidence une dimension tragique dans la vie de ce militant politique et de ce journaliste talentueux dont le rôle dans la vie politique française avait brutalement trouvé son terme alors qu’il était dans sa quarante-et-unième année et qu’il lui restait à vivre plus de la moitié de sa vie. Les frustrations, l’échec, le fait de se trouver mis à l’écart sont des expériences qui nous sont familières, et j’avais envie de comprendre comment Considerant y avait fait face.

Faire la biographie de Considerant et faire la biographie de Fourier, est-ce comparable ?

Il serait difficile d’imaginer deux personnalités plus différentes que Charles Fourier et Victor Considerant, et les difficultés que doit affronter un biographe à propos de chacun d’entre eux sont également très différentes. Écrire la biographie de Fourier m’a paru beaucoup plus complexe [2]. D’abord, il était plus difficile de connaître Fourier. Considerant était direct, sérieux, ouvert, et pour tout dire assez prévisible. On ne peut certes jamais connaître complètement quelqu’un, mais il ne paraissait pas très compliqué d’entrer dans la pensée de Considerant et de partager les expériences qu’il avait vécues. Et à coup sûr il n’était guère difficile de résumer les idées de Considerant et ses « vues » sur certaines questions particulières. Pour Fourier, c’est une autre paire de manches. Avec lui, vous ne savez jamais exactement où vous en êtes. Il avait une imagination étonnament vivante et riche, et il a couché sur le papier nombre de ses bizarreries. Mais qu’en pensait-il vraiment ? Jusqu’à quel point s’autocensurait-il en tant qu’écrivain ? Était-il vraiment le naïf « sergent de boutique » qu’il affectait d’être ? Ou bien un écrivain rompu au métier, capable de prendre du recul par rapport à son œuvre ? Un peu des deux, peut-être ? Le désordre apparent de ses livres était-il sous-tendu par une quelconque méthode ? Si oui, quelle était donc cette méthode ? Et comment réconcilier le côté parfois humoristique, bouffon, parodique de ses écrits, avec cette façon qu’il avait de se poser en successeur de Newton, en « inventeur » de la « nouvelle science » de l’attraction passionnée ?

Les biographes de Fourier doivent affronter un autre problème encore : l’absence presque totale de sources documentaires sur la période la plus importante dans sa vie créatrice, celle de la Révolution française et du Directoire. C’est à cette époque que sa théorie a pris forme. Or, nous ne savons pas même où il vécut - Lyon ? Marseille ? - durant la plus grande partie de cette époque. Nous en sommes réduits à reconstruire sa trajectoire intellectuelle au cours des années 1790 à partir des récits fragmentaires qu’il a rédigés vingt ans plus tard. Dans le livre, j’ai tenté de proposer deux approches de l’histoire de sa vie au cours des années 1790. Dans un premier chapitre, je me suis efforcé de retracer ses déplacements, sa biographie en tant qu’individu. Et dans le suivant, j’ai tâché de reconstruire la logique interne propre au développement de ses idées. Les deux chapitres ont été difficiles à rédiger, mais c’est le second qui m’a donné le plus de fil à retordre.

La vie de Victor Considerant ne soulevait aucune difficulté de ce genre, ni du point de vue de sa complexité intellectuelle ou psychologique, ni du point de vue des sources. Considerant était un correspondant infatigable et les lettres qu’il adressa à Clarisse Vigoureux, à son épouse Julie ou encore aux différents membres de l’École sociétaire constituent autant de sources formidables qui permettent d’avoir une connaissance très vivante de l’histoire des différentes phases de sa vie. Alors que j’avais divisé l’histoire de la vie de Fourier en trois parties - la formation, l’approfondissement, et enfin la diffusion de sa pensée - j’ai organisé la biographie de Considerant autour des différents lieux : la Franche-Comté, Paris, la Belgique, le Texas, puis de nouveau Paris. Et tandis que mon objectif en écrivant sur Fourier était d’éclairer l’univers de sa pensée, j’ai essayé avec ma biographie de Considerant de faire le lien entre lui et différents mouvements plus larges, notamment celui que j’ai appelé le « socialisme romantique ».

Pour être clair, j’ai procédé ainsi parce qu’il me semblait que s’il valait la peine d’essayer de comprendre Fourier pour lui-même et en lui-même, Considerant était surtout intéressant dans la mesure où sa vie et sa pensée nous aident à comprendre l’expérience collective de sa génération, et notamment ce qu’ont vécu ceux des membres de cette génération - saint-simoniens, fouriéristes, premières féministes, prophètes indépendants d’un monde meilleur - qui ont fondé les premiers groupes et mouvements qui se sont définis comme socialistes. Mon but, dans cette biographie de Considerant, était d’apporter un éclairage sur la pensée et la vie des premiers socialistes, en montrant comment l’un d’entre eux avait vu le monde dans lequel il vivait, comment il avait essayé de le transformer, comment il avait vécu l’effondrement de la gauche démocrate et socialiste après 1848, et comment, avec le temps, ses conceptions avaient - et n’avaient pas - changé.

Que peut-on entendre par « idéaliste humanitaire » et « socialiste romantique » à propos de Considerant ?

La notion de « socialisme romantique » est au cœur de la démonstration que j’ai développée dans mon livre. Je l’emploie pour essayer de définir un ensemble d’idées qui sont apparues en France au début des années 1830 dans les écrits de Pierre Leroux, Philippe Buchez, Victor Considerant, Flora Tristan ou Constantin Pecqueur, ainsi que chez de nombreux disciples de moindre envergure de Saint-Simon ou de Fourier. Je considère que c’est là un terme plus pertinent que l’expression traditionnelle de « socialisme utopique », popularisée par Engels autour de 1880. Pour ce dernier, les socialistes utopiques n’avaient d’importance que dans la mesure où ils avaient anticipé sur les idées de Marx, et le socialisme utopique n’avait guère constitué qu’un lever de rideau annonçant le « socialisme scientifique ». Durant près d’un siècle après Engels, les historiens anglophones et francophones se sont contentés de considérer les socialistes utopiques comme des « précurseurs », et ce n’est que très récemment - notamment grâce aux travaux de l’historien britannique Gareth Stedman Jones - qu’ont été adoptées des approches plus nuancées et (selon moi) plus éclairantes [3].

Ce que le concept de « socialisme romantique » nous permet de faire, c’est de ne pas voir les socialistes français simplement comme des précurseurs mais comme des penseurs importants par eux-mêmes, directement engagés dans un mouvement contemporain. Je dirais que les socialistes romantiques appartenaient tous à une génération qui était en gros celle de Victor Hugo et Alfred de Musset - des « enfants du siècle » nés sous le Directoire ou sous Napoléon, qui avaient fait leurs études sous la Restauration et qui étaient entrés dans la vie publique autour de 1830. À l’instar de la plupart des écrivains et des poètes de cette époque, les socialistes romantiques vivaient dans l’ombre portée de la Révolution française, convaincus que leur grande tâche était de reconstruire un ordre social et intellectuel qui avait été jeté aux orties par la Révolution. Ils partageaient avec les autres penseurs romantiques le sentiment que les révolutionnaires avaient détruit à la fois un système social et un système de croyances sans laisser grand’chose à sa place. Ils avaient la conviction de vivre dans un « vide » intellectuel et moral, et ils considéraient qu’une des tâches leur incombant était de combler ce vide - d’imaginer une doctrine ou une « foi » nouvelle qui servirait à unifier la société, à exalter les sentiments, et à substituer l’association aux antagonismes.

La monarchie de Juillet a été non seulement une période-phare pour de nombreux poètes et romanciers romantiques - Hugo et Lamartine, Vigny et Musset, Balzac et Stendhal - mais aussi la grande période du socialisme romantique. Entre 1830 et 1848 une presse socialiste a émergé, une douzaine d’ouvrages doctrinaux importants ont paru, et de nombreux groupes et mouvements se réclamant du socialisme ont éclos. Dans le même temps, le socialisme romantique a fusionné avec d’autres idéologies issues de la gauche démocratique, et un credo commun a pris forme. Ce credo incluait la foi dans le suffrage universel (masculin) et dans la sagesse collective du « peuple ». Il reposait aussi sur la croyance que les différences entre les classes et les nations n’étaient pas inconciliables, et sur une philosophie de la « démocratie pacifique » arrimée à une espérance : si les hommes politiques en appelaient aux élans « les plus nobles » du « peuple », une ère nouvelle d’harmonie entre les classes et de paix sociale pourrait s’ouvrir.

Tout cela - tous ces articles de foi - a été balayé sous la Deuxième république. L’insurrection populaire de juin 1848, notamment, a anéanti les rêves des socialistes romantiques et des représentants de la gauche de voir une « république démocratique et sociale » introduire une ère nouvelle d’harmonie entre les classes. Après l’écrasement de l’insurrection, le programme socialiste prônant une « démocratie pacifique » a perdu toute signification politique. La gauche s’est alors efforcée de se rassembler et de rallier des soutiens au sein de la paysannerie, et ses efforts ont connu un succès considérable. Mais le résultat ultime de la Révolution de 1848 a été de porter le coup de grâce aux aspirations élevées et généreuses des socialistes romantiques. A la fin de 1851, la plupart d’entre eux ont été forcés de prendre le chemin de l’exil, et ils sont partis en laissant derrière eux des carrières publiques, et parfois des idéaux, brisés.

En somme et pour résumer, c’est là l’histoire de la montée en puissance, puis de l’effondrement du socialisme romantique français. Et c’est aussi évidemment l’histoire de Victor Considerant. Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est d’écrire la biographie de Considerant de telle sorte qu’elle nous aide à comprendre le mouvement plus général dont il a été partie prenante. Il a joué un rôle essentiel dans la construction d’un mouvement socialiste en France, et il s’est retrouvé au cœur des événements en 1848. Mais il a survécu quarante ans à la faillite du socialisme romantique ; et un des points qui m’intéressaient particulièrement à son propos était de voir comment, au cours de ses dernières années, cette « vieille barbe » de 48 avait - ou n’avait pas - réagi face à un monde nouveau, très différent de celui qu’il avait éspéré contribuer à créer.

Je peux être plus bref au sujet de ma définition de Considerant comme « socialiste humanitaire ». En utilisant ce terme, j’ai simplement voulu évoquer un jugement qu’il avait lui-même formulé dans un article publié à la fin de sa vie. Dans cet article, paru en 1885 dans la Revue du mouvement social, Considerant opposait les jours « ardents » de sa jeunesse et une fin de siècle « anémique ». Les dernières années de la Restauration et la monarchie de Juillet avaient été, selon lui, une « belle époque », « pleine de bonne volonté, largement humaine et généreuse ». Mais poursuivait-il, dans les années 1880, l’idéalisme et l’enthousiasme de la « brillante jeunesse du siècle ouvert en 89 » étaient désormais rejetés comme « démodés » par les « pygmées vieillots » des dernières années « séniles » du siècle. Ce qui dominait en 1885, c’était un système parlementaire « anémique », un « plat économisme ploutocratique », et un « plat positivisme platement résigné » à « la fatalité des faits acquis ». Le naturalisme littéraire constituait à ses yeux la digne expression de cette fin de siècle pitoyable, et comparé au « glorieux » Victor Hugo, Émile Zola faisait figure de « pygmée ».

Il n’est pas nécessaire de souscrire à cette amère dénonciation faite par Considerant de la culture intellectuelle de la Troisième République pour comprendre qu’il ne se sentait plus à sa place dans le monde de Zola, Taine, ou Émile Littré. Dans les dernières années de sa vie, Considerant a fait de gros efforts pour se tenir au courant des évolutions de la science. Il a lu Darwin, en anglais et dans la traduction qu’en avait donnée Clémence Royer ; il a assisté à des cours de zoologie, de physiologie et d’histoire naturelle donnés à la Sorbonne ; et l’un des projets qu’il a laissés inachevés à sa mort était la rédaction d’une interprétation scientifique de l’histoire de l’humanité fondée sur la science nouvelle de la biologie évolutionniste. Pourtant, malgré son souci de mettre ses connaissances à jour, Considerant n’a pas pu abandonner un idéalisme humanitaire de jeunesse qui, dans son esprit, était symbolisé par « le nom rayonnant de Victor Hugo ».

Qui dans l’École sociétaire, outre Considerant, mériterait une biographie poussée ?

J’aimerais bien que quelqu’un écrive une biographie de Désirée Véret. Ce fut une femme extraordinaire qui est passée très tôt du saint-simonisme au fouriérisme, qui a entretenu durant une brève période des rapports étroits avec Considerant et Fourier avant d’épouser l’oweniste Jules Gay puis de jouer un rôle dans le mouvement des femmes en 1848 et dans la Première Internationale. J’ai écrit un article sur elle, et Michèle Riot-Sarcey l’a présentée dans son ouvrage La Démocratie à l’épreuve des femmes comme l’une des « trois figures critiques du pouvoir » ; enfin Jacques Rancière lui a consacré les dernières pages de sa formidable étude sur les intellectuels ouvriers, La Nuit des prolétaires [4] Les quelques lettres d’elles qui nous sont parvenues, y compris une douzaine adressées à Considerant vers la fin de sa vie (de leurs vies en fait) sont remarquables tant par leur franchise que par la précision des souvenirs, et par sa capacité à se pencher sur une vie très difficile sans le moindre apitoiement. Certaines des lettres qu’elle a adressées à Enfantin et qui figurent dans les archives saint-simoniennes sont également extraordinaires. Pourtant elle a vécu dans l’ombre durant la plus grande partie de sa vie, et je ne suis pas certain qu’il existe des sources suffisantes pour permettre la rédaction d’une véritable biographie de Désirée Véret.

Un autre personnage digne d’une biographie est Jules Lechevalier. Olivier Chaibi vient de terminer sur lui une thèse que j’ai hâte de lire [5].
Lechevalier a été un vulgarisateur extrêmement talentueux des idées des autres ; il est passé intellectuellement du saint-simonisme au fouriérisme, puis au proudhonisme, au socialisme chrétien, et enfin au catholicisme. Il y a eu d’autres étapes encore sur sa route : pendant quelques années, il a même été journaliste, rétribué par la monarchie de Juillet. Lechevalier a été un opportuniste et un caméléon intellectuel dont le nom changeait en même temps que changeaient ses allégeances politiques. Il possédait peu, voire aucune, des extraordinaires qualités de cœur et d’esprit de Désirée Véret. Néanmoins, au cours de sa brève période fouriériste, il a joué un rôle essentiel dans la fondation du premier journal sociétaire, La Réforme industrielle, ou le Phalanstère, et comme vulgarisateur des idées de Fourier par la parole et par l’écrit. Même s’il a été quelques fois un imposteur, c’était un individu fascinant qui semble par moment sortir tout droit des pages d’un roman de Balzac. Il mérite à coup sûr une biographie.

Bien d’autres membres de l’École sociétaire mériteraient qu’on leur consacre un article. Mais faire leur biographie nécessiterait des sources - et en premier lieu une abondante correspondance - qui n’existent pas pour la plupart des fouriéristes. Gabrielle Rey a toutefois rédigé une très intéressante biographie d’Allyre Bureau, pour laquelle elle a pu utiliser des archives familiales en complément des fonds sociétaires [6]. Et les veuves de Jean- Baptiste André Godin et d’Albert Brisbane ont toutes les deux préparé des recueils de sources sur la vie de leurs maris respectifs [7]. Le seul problème avec la compilation préparée par Redelia Brisbane est qu’elle s’est efforcée de la faire passer pour une autobiographie de son mari, ce qui n’est absolument pas le cas.

Considerant a-t-il été fidèle aux idées de Fourier ?

Oui et non. Oui dans le sens où il s’est dévoué presque toute sa vie à la propagation des idées de Fourier telles qu’il les avait comprises. Non parce qu’il a très vite abandonné l’idée que la création d’une phalange d’essai serait à la fois la vérification expérimentale de la justesse de la théorie de Fourier et le moyen de gagner le grand public. Ce tournant se situe au milieu des années 1830, après l’échec de l’essai de Condé-sur-Vesgre. Une décennie plus tard, vers la fin de la monarchie de Juillet, Considerant s’est éloigné encore un peu plus de Fourier en s’alliant avec certains jacobins socialistes comme Louis Blanc, puis en identifiant le fouriérisme avec le movement républicain démocratique, et plus tard avec les démoc-socs sous la Deuxième République. Fourier, qui détestait le répubicanisme tout comme la démocratie politique, aurait été horrifié. Un des effets de la politisation du fouriérisme opérée par Considerant a été la prise de distances d’un certain nombre des premiers disciples de Fourier, comme Charles Pellarin.

Enfin, parvenu à la fin de sa vie, dans un manuscrit intitulé « Des vues que je ne soutiendrais plus aujourd’hui, les ayant reconnues pour erronées », Considerant a renié un des prémisses les plus fondamentaux de Fourier. Dans ce manuscrit, il observait qu’à force de méditer sur l’œuvre de Fourier « dans le calme de la prairie américaine », il en était venu à comprendre que dans sa formulation originale, la théorie de Fourier était fondée sur un postulat qui ne pourrait jamais être prouvé. D’après ce postulat, une harmonie préexistante, un ordre providentiel garantiraient, une fois établis, l’harmonie et la réconciliation de passions et d’intérêts jusqu’alors conflictuels. Dans cette perspective, tout en ce monde peut entrer dans un « plan préconçu » à la lumière duquel des désirs et les « attractions » de chaque individu sont destinés à être exaucés et satisfaits. Selon Considerant, au contraire, l’on ne pouvait pas affirmer que « les attractions sont proportionnelles aux destinées ». La seule affirmation conforme à une appréhension scientifique du monde était que « les destinées sont proportionnelles aux attractions », et que le destin des individus était, dans une large mesure, le produit de leurs inclinations et de leurs efforts.

Considerant est-il resté fidèle aux idées de Fourier ? Je vois que ma réponse de « oui et non » est devenue « non » !

Et maintenant ? Après Considerant, les « intellectuels romantiques » autour de 1848 ?

Oui, je travaille actuellement à un projet de livre très ambitieux. Vu le temps qu’il m’a fallu pour produire mes deux biographies, ce projet d’ouvrage infiniment plus lourd sera sans doute mon dernier. Tel que je le conçois actuellement, il s’agira d’un ensemble lié d’essais portant sur quelques grands intellectuels européens - et pas seulement français - qui ont presque tous vécu la Révolution de 1848, et qui ont tous eu des choses importantes à dire à ce sujet. J’ai actuellement l’intention de traiter de sept individus : Lamartine, George Sand, Tocqueville, Proudhon, Alexandre Herzen, Marx et Flaubert. J’aurai quelque chose à dire sur le rôle qu’a joué chacun d’eux au cours des événements. Lamartine, George Sand, Tocqueville et Proudhon ont été des acteurs importants dans l’histoire de la Deuxième République. Herzen et Marx ont été des témoins étrangers, engagés dans la presse de gauche. Flaubert a montré peu d’intérêt pour la politique sous la Deuxième République. Il a passé ces années à travailler sur la première version de La Tentation de Saint-Antoine et à voyager au Moyen Orient avec Maxime du Camp. Il a tenté de comprendre 1848 rétrospectivement, à la fin des années 1860, et j’essaierai de voir ce que nous apprend l’étude de ses notes et manuscrits préparatoires à L’Education sentimentale. Mais je me centrerai principalement sur l’étude d’une série de textes, certains très connus comme les Souvenirs de Tocqueville ou Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte de Marx, et d’autres négligés ou incompris, comme De l’autre rive de Herzen, ou Les Confessions d’un révolutionnaire de Proudhon. J’explorerai en détail quelques-uns des thèmes récurrents dans tous ces textes : 1848 en tant que répétition de 1789, la politique révolutionnaire comme théâtre, le caractère illusoire d’une révolution par décret, l’incompréhension entre le « peuple » et ses admirateurs socialistes, le rôle joué par la mémoire à la fois dans la formation et dans l’étiolement de la tradition révolutionnaire.

D’une certaine manière, je vais tenter de faire pour les textes écrits quelque chose qui ressemble à ce que T. J. Clark a fait pour l’iconographie dans son merveilleux ouvrage The Absolute Bourgeois [8]. Mais bizarrement, alors qu’il existe de nombreuses études sur Marx, Flaubert ou Tocqueville et 1848, il existe peu de travaux traitant de l’ensemble du corpus des écrits contemporains sur 1848. Quant aux écrits de Proudhon et de Herzen, ils ont rarement été replacés dans le contexte de cet ensemble d’écrits. L’ouvrage qui, dans sa démarche, se rapproche le plus de mon projet est celui de Dolf Œhler, Le Spleen contre l’oubli. Juin 1848 [9]. C’est une superbe étude des échos des journées de Juin dans la poésie de Baudelaire et Heine, ainsi que dans la prose de Flaubert et de Herzen. Mais Œhler s’intéresse essentiellement à la genèse du modernisme en littérature, tandis que je me consacre avant tout au problème des représentations.

L’ouvrage que j’espère écrire est destiné à un publique assez large. La question centrale que je poserai à propos de chacun de mes textes est celle de l’explication donnée (explicitement ou implicitement) sur l’incapacité de la Deuxième République à réaliser les grands espoirs nés de la Révolution de février. Il me semble que l’on peut trouver ce genre d’explication même dans les romans de Flaubert. Il me paraît également possible et souhaitable d’appréhender la littérature et la critique sociale inspirée par 1848 à partir d’une seule et même série de catégories et de questions. Mon but dans tout cela, est d’arriver à une compréhension plus claire du processus par lequel 1848 est entré dans les traditions révolutionnaires et contre-révolutionnaires, et en même temps d’offrir une approche renouvelée de mes sept auteurs et des circonstances qui ont donné naissance à quelques-uns des écrits les plus incisifs du dix-neuvième siècle sur l’idéologie, la révolution ou la conscience politique.

Si je considère ce projet en rapport avec les ouvrages précédents, je peux distinguer une ligne directrice - quoique passablement pessimiste. En écrivant la biographie de Fourier, conçue au début des années 1960 et qu’il m’a fallu vingt années pour rédiger, je voulais comprendre la pensée d’un des pères fondateurs du premier socialisme français. Pour ce qui est de la biographie de Considerant, son titre même, Victor Considerant and the Rise and Fail of French Romande Socialism (« Victor Considerant, l’essor et l’effondrement du socialisme romantique français »), indiquait qu’à travers cette figure centrale du socialisme romantique, j’allais m’interroger sur les formes et les causes de la montée en puissance, puis de la disparition de ce mouvement. Dans l’ouvrage auquel je travaille actuellement, l’accent sera mis sur l’anéantissement du rêve des socialistes romantiques et autres révolutionnaires de voir la « république démocratique et sociale » inaugurer une ère nouvelle de justice sociale et d’harmonie entre les classes.

En écrivant sur Fourier et Considerant, j’ai résisté à la tentation de souligner la pertinence de leurs idées pour le monde d’aujourd’hui. Je ne pensais pas que leurs idées n’ont plus aucune signification de nos jours, mais ma tâche première me semblait être de situer Fourier et Considerant dans leur monde à eux. Mais je suppose que, comme les marxistes avaient l’habitude de le dire, ce « n’était pas une simple coïncidence » si j’ai commencé à écrire sur Fourier dans les années 1960, et si j’écris aujourd’hui, au moment où s’achève la longue et désastreuse présidence de George W. Bush, sur l’échec et l’effondrement de la gauche.