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Oublier le Texas ?
Les fouriéristes et Victor Considerant, de la fin des années 1850 au début du XXe siècle
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 2 août 2017

par Desmars, Bernard

Vers 1860, lorsque des fouriéristes tentent de réorganiser l’Ecole sociétaire, ils soumettent l’action passée de Victor Considerant à une critique très sévère ; davantage que l’échec texan, ils dénoncent sa gestion autoritaire du mouvement phalanstérien et son engagement dans les luttes politiques. Cependant, quand il revient en France en 1869, Considerant est acclamé par ses condisciples, qui le pressent, en vain, de reprendre la tête de l’Ecole ; dans les années suivantes, il est encore sollicité pour participer à des activités ou à des manifestations d’inspiration fouriériste. Cependant, à la fin des années 1880, un nouveau groupe se construit sans lui. Et après sa mort, ce qui reste du mouvement fouriériste privilégie la mémoire de Fourier sur celle de Considerant.

Victor Considerant s’est imposé comme le chef de l’École sociétaire dans les années 1830 et 1840, malgré les critiques exprimées par des disciples dénonçant son attitude parfois qualifiée de « dictatoriale » et sa stratégie privilégiant la propagande sur la réalisation immédiate. Cette autorité, qui n’est légitimée par aucune procédure de désignation démocratique, repose notamment sur la précocité de son adhésion aux idées fouriéristes, sur sa connaissance approfondie de l’œuvre du Maître et sur son plein engagement dès le début des années 1830 au service de la cause sociétaire ; elle s’appuie également sur ses qualités d’organisateur et sur ses talents de propagandiste, par la plume et la parole, sur l’énergie qu’il déploie pour organiser l’École sociétaire ; elle est renforcée dans les années 1840 par l’expansion du mouvement fouriériste, qui gagne en audience et en militants : les choix de Considerant semblent validés par la croissance des effectifs sociétaires et par la diffusion des idées fouriéristes à des publics élargis.

Les difficultés de l’École à partir de 1849, quand une partie de ses dirigeants doit s’exiler pour échapper à l’arrestation, tandis que les mesures répressives réduisent les possibilités d’action et d’expression des militants, et surtout l’échec de Réunion, modifient les jugements portés par les disciples sur Victor Considerant. Le réquisitoire le plus radical est sans doute celui d’Auguste Savardan, qui, dans Un Naufrage au Texas, commence par un examen très critique de l’action de Considerant depuis le début des années 1830, avant de faire de ce dernier le principal responsable de la faillite américaine, et de dénoncer son incompétence et son comportement aux États-Unis [1].

Vers 1860, quelques fouriéristes tentent de rétablir des liens entre les disciples, puis de réorganiser l’École autour d’une revue, d’une librairie et de diverses manifestations. Quelle place alors accorder à Victor Considerant ? Comment se situer par rapport à l’École qu’il a dirigée dans les années 1830- 1840 ? Son retour en France en 1869 pose la question avec plus de force encore : quel doit être le rôle de celui qui avait su, par ses conférences et ses publications, accroître le nombre des militants phalanstériens et imposer la théorie sociétaire dans le débat public ? Enfin, alors que, vers 1900, un mouvement fouriériste divisé et affaibli tente d’entretenir la mémoire de Fourier, quelle est la place de Considerant dans cette entreprise ?

L’École de Considerant : un contre-modèle pour les fouriéristes vers 1860

Les disciples qui, au milieu du Second Empire, s’efforcent de réorganiser les phalanstériens dans une nouvelle structure ou de créer un nouvel organisme fouriériste, prennent soin de distinguer leur projet de ce qui a été fait dans les années 1840, attitude confortée par les attentes de leurs condisciples telles qu’elles s’expriment dans la correspondance [2]. Trois critiques sont formulées à l’encontre des anciens dirigeants de l’École, et plus particulièrement de Victor Considerant, qui, s’il n’est pas toujours nommément désigné, apparaît néanmoins comme le principal responsable de la quasi-disparition du mouvement sociétaire. Tout d’abord, il lui est reproché d’avoir privilégié la propagande sur la réalisation ; les militants veulent désormais mettre en œuvre le projet fouriériste, soit par des coopératives, soit par l’essai phalanstérien ; à vrai dire, il s’agit là d’une critique entendue dès les années 1830, lors des débats entre « orthodoxes » et « dissidents » ; mais la situation du mouvement phalanstérien confirme aux yeux de beaucoup que la stratégie alors adoptée n’était pas la bonne. Surtout, l’intervention sur la scène politique dès avant la révolution de février 1848, puis l’engagement dans les débats électoraux et parlementaires, et la participation à des manifestations de rue sous la Seconde République, ainsi que l’inclusion dans le mouvement démocrate-socialiste, sont très vivement dénoncés par certains correspondants, qui y voient une trahison de la doctrine fouriériste et la source principale des difficultés de l’École, désormais assimilée par les autorités à un mouvement révolutionnaire et frappée par la répression. Enfin, le fonctionnement du mouvement sociétaire est également réprouvé sur deux points : l’absence de rigueur dans la gestion des ressources financières de l’École, que ses dettes réduisent désormais à l’inactivité, et le manque de démocratie ; pour l’officier de marine Piriou, qui ne veut plus d’« une direction autocratique », « nous avons soutenu et suivi le groupe central directeur et son chef avec une discipline toute militaire, et l’obéissance passive nous a trop mal réussi pour que nous soyons disposés à nous soumettre une seconde fois à un pareil régime [3] ». L’issue de l’aventure texane et les faiblesses alors manifestées par Victor Considerant et exposées par Savardan n’accroissent évidemment pas le crédit de l’ancien chef de l’École sociétaire auprès de ses condisciples ; mais, dans la perspective de la réorganisation du groupe phalanstérien, c’est la direction du mouvement sociétaire en France jusqu’en 1849, plus que l’échec de Réunion, qui est visée par les critiques.

Les fondateurs de la nouvelle École affirment donc leur intention de se démarquer nettement de la façon dont l’École a été dirigée dans les années 1830 et 1840. Par ailleurs, au moins pendant la première partie des années 1860, ils ne comptent pas sur la rentrée en France de leur ancien leader. Un disciple toulonnais, tout en reconnaissant les éminents services rendus par Considerant, n’envisage pas un tel retour : il estime qu’il faut dès lors établir une direction collégiale à la tête de la nouvelle organisation [4]. Quand le Lyonnais François Barrier reprend la moribonde librairie sociétaire (il l’acquiert avec un ami nîmois en 1862), puis crée en 1864 une nouvelle société pour l’exploiter et pour établir un nouveau centre sociétaire, l’on ne semble guère se préoccuper de Considerant, du rôle qu’il pourrait jouer dans l’École réorganisée. Son nom est parfois mentionné, en général associé à celui de Fourier ; ses œuvres sont citées ici ou là ; mais il appartient à un temps révolu, à une étape passée de l’histoire de l’École.

Au milieu des années 1860, le nom de Considerant revient dans la bouche et sous la plume de plusieurs disciples, non pour lui prévoir une fonction dans le mouvement sociétaire, mais pour le plaindre et déplorer sa condition au Texas. En 1865, François Barrier, afin de rassembler les fouriéristes et de rallier d’anciens militants jusqu’alors restés à l’écart de la nouvelle association, renoue avec la tradition des banquets du 7 avril. Les toasts prononcés en 1865 et 1866 honorent Fourier, mais aussi Baudet-Dulary, Hippolyte Renaud, Jean-Baptiste Godin, ainsi que « nos amis absents », et notamment « ceux qui sont loin et qui habitent le sol étranger ». Le nom de Considerant n’est pas prononcé. Il est toutefois écrit par l’un des rédacteurs du compte rendu imprimé du banquet de 1865, Georges Barrai, qui après avoir cité un passage de l’Exposition du système phalanstérien de Fourier, ajoute : « ces belles paroles sont de Victor Considerant, qui vit aujourd’hui misérable, courbé, mais non encore écrasé, sous le poids du malheur, au milieu de ce Texas maudit, qui a dévoré nos meilleurs hommes et détruit nos intelligences les plus puissantes, les plus claires, les plus saintes [5] ». A peu près au même moment, Zurcher qui vient d’« apprendre la triste position de Considerant et des siens » collecte 115 francs en leur faveur auprès de quelques amis ; par ailleurs, il encourage Barrier et ceux qui l’entourent dans leurs efforts pour reconstituer l’École [6]. Si les disciples expriment leur compassion pour Considerant, « l’avenir qui n’est pas loin », selon la formule de Barrai, ne semble pas passer par son retour à la tête du mouvement, mais plutôt par les perspectives ouvertes par Barrier et ses amis.

Pourtant, malgré l’énergie et l’argent consacrés par les nouveaux dirigeants à la cause phalanstérienne, le mouvement fouriériste peine à se reconstruire ; il ne parvient pas véritablement à rassembler tous les anciens disciples et recrute peu de nouveaux membres ; la réalisation du phalanstère paraît s’éloigner. Ces échecs provoquent des conflits aigus au sein de l’École, que Barrier, de surcroît gravement malade, ne peut apaiser. Certains disciples éprouvent des doutes sur la capacité du Centre à reconstituer un outil militant dynamique et efficace. Laverdant estime que « le groupe renouvelé par Barrier avait un peu de vie l’an dernier, et déjà il froidit. Barrier est venu là en docteur physiologiste, fidèle, mais tiède [...] Je doute que son impulsion puisse vivifier, on ne remplace pas aisément notre Victor : chacun le comprend de plus en plus [7] ».

« Le retour de notre ancien et bien-aimé chef »

Barrier, en avril 1867, rend hommage à la première génération des disciples de Fourier : Muiron, Clarisse Vigoureux et Victor Considerant, « autrefois notre guide, jeté au loin par le contrecoup d’une lutte funeste, mais dont chacun de nous se rappelle les éclatants services et serait heureux de serrer la main dans une fraternelle étreinte [8] ». Deux ans plus tard, il porte à nouveau un toast aux absents, à Muiron, à Hippolyte Renaud, et « à Victor Considerant en particulier, qui, pour prix d’une vie consacrée au bien de l’humanité, n’a pas encore vu finir les mauvais jours de l’exil ! » ; l’un des convives, Charles Sauvestre, demande alors la parole et annonce à l’assistance « qu’une lettre d’un de ses amis, compagnon d’exil de Victor Considerant, lui apprend que le retour de notre ancien et bien aimé chef est enfin assez prochain » ; « cette nouvelle est accueillie par une explosion énergiquement sympathique », affirme La Science sociale [9]. En septembre 1869, l’organe fouriériste annonce le passage de Victor et Julie Considerant par La Nouvelle Orléans, leur séjour à New York [10], puis leur arrivée à Paris, où « tous ses anciens amis et condisciples se sont empressés d’aller lui serrer la main. Ils ont reconnu avec bonheur que seize années passées sous le ciel du Texas n’avaient altéré ni la constitution ni l’énergie de l’ancien chef de l’École phalanstérienne », écrit Charles Pellarin, qui ajoute : « Tout leur fait donc espérer qu’il va reprendre son rôle actif dans la propagande des idées et son poste de combat en tête de la ligne de bataille formée, au nom du principe sociétaire, contre les fléaux civilisés » [11].

Laverdant se réjouit également du retour de Considerant, « notre bien- aimé frère » : « Je souhaite ardemment que sa présence soit, pour toute l’École sociétaire, l’occasion d’un congrès laborieux » [12]. Et sans doute sont-ils nombreux ceux qui espèrent qu’avec Victor Considerant, l’École sociétaire va retrouver des lecteurs, des auditeurs et des disciples. Lors du banquet du 7 avril 1870, dont la presse parisienne se fait largement l’écho alors qu’elle avait à peu près ignoré les anniversaires précédents, une assistance beaucoup plus fournie qu’en 1868 ou 1869 - 200 participants selon La Science sociale - acclame Considerant, présenté par Pellarin « comme le disciple prééminent de Fourier, comme le saint Paul de la doctrine phalanstérienne », ce qui déclenche une « explosion d’applaudissements et de bravos dans toute la salle et [les] cris chaleureux de : Vive Considerant ». Puis, pendant le discours de Considerant, ajoute le rédacteur de La Science sociale, « de chaleureux applaudissements n’avaient cessé de prouver à l’orateur que tous les cœurs vibraient à l’unisson avec lui, et que tous se sentaient revivre aux jours heureux où l’École phalanstérienne, puissante et prospère, répandait par le monde la bonne nouvelle » [13].

On sait que Considerant décline le rôle de leader que beaucoup souhaitent lui voir endosser. Dès novembre 1869, il écrit en ce sens à Pellarin [14] ; en avril 1870, il refuse de présider le banquet, malgré les démarches de Barrier et de Pellarin [15]. Cependant, il ne reste pas tout à fait inactif : en juillet 1870, il fait reproduire et présente dans La Science sociale un discours aux Cortès du républicain espagnol Emilio Castelar, discours qui, dit-il, « pose, dessine et burine, en même temps qu’il l’élucide et le démontre, le Credo de la démocratie moderne [16] ». Pendant la Commune, il exprime par la parole et par la plume sa sympathie pour les insurgés et son adhésion au thème de l’autonomie communale, tout en souhaitant que la conciliation l’emporte sur l’affrontement entre Parisiens et Versaillais [17]. Sans doute cette position est-elle en décalage avec les opinions de maints fouriéristes, tels Pellarin ou Le Rousseau, très favorables à la répression contre les Communards ; cependant, elle ne semble pas susciter de réactions publiques au sein de l’École, à ce moment largement assoupie, dépourvue d’organe et de manifestation (l’anniversaire du 7 avril n’est pas célébré en 1871) et ne recevant plus guère de courrier.

Dans les années suivantes, Considerant continue à fréquenter les milieux sociétaires, mais refuse de jouer un rôle de premier plan, malgré les sollicitations de ses amis. En avril 1872, il ne participe pas aux discussions du congrès phalanstérien afin de réorganiser l’École, mais assiste au banquet qui clôt la manifestation et célèbre la naissance de Fourier, un siècle plus tôt ; il y exprime son intention de ne plus discourir lors des banquets [18].

Pour nombre de disciples sans doute, il reste l’un des dirigeants du mouvement sociétaire. En 1873, l’auteur du compte rendu de la journée du 7 avril écrit de façon assez ambiguë que « l’École ou ce qui fut l’École était représenté par Victor Considerant, par les rédacteurs du Bulletin du mouvement social [19] ». Des militants s’inquiètent et s’impatientent : « que fait donc Considerant, on n’entend plus parler de lui ? » s’interroge Théophile Héring, un pharmacien alsacien ; « et cependant, M. Raoux de Lausanne m’a dit dernièrement qu’il est à Paris et se propose de reparaître dans la vie active de l’École [20] ». A Nevers, Morlon, qui était pourtant très hostile à l’engagement de l’École dans la vie politique, « regrette beaucoup que M. Considerant, ancien chef de l’École sociétaire, ne figure plus à la tête des débris de l’ancienne phalange et qu’il n’ait pas été nommé sénateur ou député pour aider de ses conseils la transformation politique et sociale [21] ».

Mais si certains disciples continuent dans les années 1870 à croire en un possible retour de leur ancien chef à la tête du mouvement sociétaire, c’est que certaines attitudes ou certains actes de Considerant peuvent les y inciter : il siège de 1873 à 1880 au conseil d’administration de l’Union agricole du Sig, dont l’inspiration et les objectifs fouriéristes sont alors réaffirmés par ses dirigeants. D’autre part, des agents de police, qui surveillent les manifestations fouriéristes, rapportent des conversations entre Considerant et ses amis, dans lesquelles le premier aurait annoncé des initiatives pour relancer les activités de l’École : « former un groupe d’hommes jeunes qu’on instruirait dans la doctrine phalanstérienne » et « organiser un congrès social de fouriéristes » d’après un rapport d’avril 1874 [22] ; réunir des disciples et propager les idées phalanstériennes, l’année suivante [23]. Enfin, il projette pendant quelques mois, en 1875 et 1876, de reprendre la publication des manuscrits de Fourier, œuvre interrompue en 1858 [24].

En 1880, un groupe de jeunes phalanstériens marseillais lui demande « reprendre la parole » afin de « raffermir [leurs] espérances » et de leur « donner la force de poursuivre l’œuvre commencée par Fourier et ses premiers disciples » [25]. La réponse, négative, est publiée dans la Revue du mouvement social, un mensuel qui vient d’être fondé par Limousin ; celui-ci, qui est venu à l’École à la fin des années 1860, propose à Considerant de collaborer à son périodique : « vous savez que, sur la plupart des points, je partage vos idées, les exprimant à ma manière, bien entendu [...] Si le signal de l’évolution était donné par vous, l’œuvre commencerait plus vite et s’accomplirait plus facilement [26] ».Considerant cède, tardivement, à la sollicitation, puisqu’en 1885, la Revue du mouvement social publie sur plusieurs numéros ce qui constitue sans doute l’un de ses derniers textes, complété par la reproduction de son portrait [27]. Cela ressemble surtout à un hommage rendu à Victor Considerant.

Au panthéon des phalanstériens, mais loin derrière Fourier

À peu près au même moment, au printemps ou à l’été 1885, Etienne Barat, un militant ayant rejoint assez tardivement, semble-t-il, le mouvement sociétaire (à la fin des années 1860 ou pendant les années 1870) et déplorant la disparition de l’École à laquelle il assiste alors, tente de créer une nouvelle organisation, la Ligue du progrès social, qui, à partir de 1888, publie une revue. La Rénovation ; cet organe est dirigé par Hippolyte Destrem, qui avait collaboré à la Démocratie pacifique dans les années 1840, mais avait ensuite pris ses distance avec ses condisciples. Victor Considerant, comme d’ailleurs la plupart des dirigeants de l’École sociétaire des années 1830-1840 encore vivants, reste totalement à l’écart de cette entreprise.

Cependant, ce groupe est représenté aux obsèques de Victor Considerant par Hippolyte Destrem, le premier à prendre la parole lors de la cérémonie funéraire qui commence dans l’appartement de Kleine [28]. Les articles parus lors du décès de Considerant auraient d’ailleurs contribué « au réveil de l’opinion publique autour du nom de Fourier et de sa doctrine [29] ». À vrai dire, ce « réveil » est bien modeste et les tentatives de Barat et de Destrem pour redonner une audience aux idées fouriéristes restent largement vaines. De surcroît, la mort de Destrem, en 1894, entraîne des scissions à l’intérieur du mouvement sociétaire, avec d’un côté les partisans de la réalisation rassemblés dans l’Union phalanstérienne et l’École Sociétaire Expérimentale, deux associations qui se confondent très largement et qui sont toutes les deux très proches du mouvement coopératif ; dépourvus d’un organe propre, elles s’expriment dans L’Association ouvrière, publiée par la Chambre consultative des associations de production. Et de l’autre côté, le groupe de La Rénovation, désormais dirigé par un nouveau venu, Alhaiza, qui privilégie la propagande et veut sauver Fourier, sa doctrine et ses disciples, de l’oubli qui les menace. C’est donc de ce côté-ci qu’il faut chercher une éventuelle présence de Considerant et de son œuvre.

La rubrique « Nos aînés de l’École sociétaire », qui, à partir de 1894, reproduit des textes sociétaires, accueille parmi ses premiers documents un article de Considerant [30] ; en 1897, une notice biographique de l’ancien chef de l’École, accompagnée d’un portrait, « inaugure la galerie historique des principaux disciples du maître » en 1897 [31] Des extraits d’articles et d’ouvrages de Considerant sont reproduits dans les premières années du XXe siècle [32].

À vrai dire, ces publications ne servent pas seulement - et peut-être pas principalement - à rendre hommage à Victor Considerant et à perpétuer son œuvre et sa pensée. Elles s’inscrivent tout d’abord dans le cadre des rivalités internes au petit monde fouriériste des environs de 1900 ; Alhaiza, dont le ralliement récent au fouriérisme et les positions antisémites, xénophobes et favorables au syndicalisme jaune suscitent des critiques et fragilisent sa position dans le mouvement sociétaire, construit une histoire de l’École dominée par trois hommes, Fourier, Considerant, et Destrem, qui l’a fait venir à La Rénovation et dans le sillage duquel il se situe. Cette chaîne fouriériste, dont il se présente comme l’héritier, lui permet de revendiquer la direction du mouvement fouriériste [33].

D’autre part, au début du XXe siècle, les références à Considerant - mais aussi à Fourier et à d’autres membres du mouvement sociétaire - sont utilisées par Alhaiza pour opposer le socialisme phalanstérien, « tout ordre et organisation », à celui de Marx et des collectivistes, « tout dissolution et anarchie » [34]. La mémoire et les textes de Considerant sont convoqués pour dénoncer l’action de Jules Guesde et surtout de Jean Jaurès, régulièrement insulté - avec Zola - dans les colonnes de La Rénovation.

Cependant, la faiblesse des différents groupes fouriéristes, mais aussi, sans doute, l’intérêt finalement limité que leurs membres éprouvent pour Considerant, se mesurent au rôle très marginal que joue le mouvement phalanstérien dans la réalisation et l’inauguration du buste de Considerant, en 1901 à Salins, alors qu’il s’était fortement investi, tous courants confondus, pour l’érection de la statue de Fourier, deux ans plus tôt à Paris. Celle-ci avait été l’œuvre des disciples, rapidement rejoints par les organisations coopératives ; elle avait mobilisé les militants, qui avaient fourni l’essentiel des sommes nécessaires à la réalisation du monument ; l’inauguration avait été l’occasion, par des discours et la distribution d’une brochure, de présenter la doctrine phalanstérienne ; l’existence même de la statue, avec les inscriptions gravées sur le socle, devait susciter la curiosité des passants, qui, espérait-on, seraient ainsi amenés à s’intéresser à Fourier et à ses idées. Le monument s’inscrivait donc directement dans une démarche militante. Il en va tout autrement pour le buste de Considerant, même s’il est l’œuvre de Syamour-Gagneur, fille des fouriéristes Wladimir et Marie-Louise Gagneur.

Si la première initiative est sans doute parisienne, elle ne doit rien aux groupes fouriéristes ; et elle est très vite relayée par les élus et les autorités administratives du Jura dont l’action est finalement primordiale dans la réalisation du monument : le comité de patronage comprend les députés, un sénateur et le préfet du Jura, ainsi que le sous-préfet de l’arrondissement de Poligny, dans lequel se situe Salins. Champon, le maire radical de Salins, préside le comité d’initiative, dont le bureau comprend aussi Kleine, chez qui Considerant a passé la fin de sa vie. L’opération bénéficie également du concours bienveillant du gouvernement républicain, le ministre des Travaux publics exerçant une présidence d’honneur. Si Alhaiza, pour La Rénovation, Ledrain, pour l’Union phalanstérienne, ainsi que deux coopérateurs parisiens, Favaron et Vila, font partie du comité d’initiative, ils n’y figurent que comme simples membres et y paraissent très peu actifs.

Le financement est principalement assuré par des Jurassiens ; La Rénovation et L’Association ouvrière ont certes reproduit un « appel aux souscripteurs » lancé par le comité d’initiative ; et la seconde est chargée de collecter les versements effectués par les fouriéristes et les coopérateurs ; mais le résultat est très modeste, et l’on n’y trouve guère de noms de membres de La Rénovation ou des groupes concurrents [35]. Quant aux anciens disciples de Fourier qui figurent sur les listes de souscription publiées par la Démocratie jurassienne, ils n’ont plus d’activité militante depuis bien longtemps [36].

Une fouriériste parisienne, Anna Houry, membre du groupe de La Rénovation, se rend à Salins pour l’inauguration du monument, le 4 août 1901 ; le maire ayant été prévenu de l’arrivée d’une disciple de Fourier, elle est conduite, très émue, à la tribune officielle [37] ; mais elle est semble-t-il la seule militante à faire ce voyage. Alhaiza, Ledrain, Vila ou Favaron, pourtant membres du comité d’initiative, sont en effet absents de la cérémonie, qui, dénuée de toute dimension phalanstérienne, se présente comme une fête républicaine, où l’on honore un enfant du pays et un homme ayant lutté pour le progrès. La manifestation est présidée par le général André, ministre de la Guerre ; dans son discours, il célèbre la science, y compris sociale, contre les dogmes religieux ; le maire, le député de la circonscription et le président du conseil général exaltent les valeurs républicaines et patriotiques. Le ministre, pendant cette même journée, remet quelques décorations (palmes académiques, mérite agricole, médailles du dévouement...), écoute les doléances du maire et du conseiller général qui lui demandent de maintenir, voire d’accroître, la garnison de Salins dont l’existence serait menacée, et assiste à un grand concours de gymnastique, occasion à nouveau de louer l’armée et la patrie ; mais il doit repartir avant le « magnifique feu d’artifice, [...] bouquet final de cette belle et mémorable journée [38] ». Bref, la critique de la Civilisation et les lueurs du monde harmonien sont totalement absentes de cette manifestation.

Les dirigeants de la Chambre coopérative des associations ouvrières de production disent avoir appris « par les gazettes que le 4 août dernier, le monument de Victor Considerant pour lequel nous avions ouvert une souscription, fut inauguré par le général André » ; ils ironisent sur la présence du ministre de la Guerre, rappelant que Considerant voulait « substituer aux armées destructives des armées pacifiques et industrielles » ; ils déplorent également que pour « couler en bronze le buste de Considerant », l’on n’ait pas fait appel à une coopérative, mais « à une maison patronale. Cet acte [...] constitue un accroc à la solidarité associationniste que Victor Considerant n’aurait sans doute pas approuvé s’il avait pu être consulté » [39]. Alhaiza, s’il se félicite de lire dans quelques journaux des articles sur Considerant et le fouriérisme, grâce à la manifestation de Salins, reste très discret sur le déroulement de la cérémonie.

Incapables de donner un sens phalanstérien à la réalisation et à l’inauguration du monument de Salins, les fouriéristes du début du XXe siècle ne se préoccupent guère d’entretenir la mémoire de Considerant. Alors que les membres des différents groupes se recueillent chaque année, réunis ou séparés, au cimetière Montmartre devant la tombe de Fourier, puis, pour ceux de La Rénovation, devant celle de Destrem, on n’observe pas de tels rassemblements au cimetière du Père-Lachaise, où a été inhumé Considerant.

De quel statut peut bénéficier le principal disciple du Maître, au sein de l’École sociétaire, après l’échec de Réunion ? Son œuvre théorique, sa réflexion sur les problèmes sociaux et politiques dans les années 1830 et 1840, sont peu pris en compte par ses condisciples. Reste l’homme, le propagandiste de la doctrine harmonienne, l’organisateur du mouvement phalanstérien, au temps où les anniversaires du 7 avril rassemblaient plusieurs milliers de personnes et où les forces fouriéristes envisageaient l’avenir avec optimisme ; mais aussi le chef au comportement autocratique, l’homme de parti saisi par la politique, dont - écrivent ses détracteurs - Fourier avait pourtant souligné la vanité et les dangers, et le responsable de la malheureuse aventure texane. Ainsi se construisent les rapports des fouriéristes avec Considerant, critiqué de façon parfois très violente autour de 1860, mais dont le retour en France, à la fin de la décennie, suscite de grandes espérances, et dont le souvenir affaibli et nostalgique, autour de 1900, indique le crépuscule de l’École.