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« Le niveau des casernes » et les « mers polaires dégelées sous les aurores boréales ». Gustave Flaubert.
Article mis en ligne le 18 février 2009
dernière modification le 19 février 2009

par Bouchet, Thomas

Il n’est pas question ici d’étudier sous toutes ses coutures le rapport complexe qu’entretient Flaubert avec la question de l’utopie en général, avec Fourier et l’Ecole sociétaire en particulier (mais il vaudrait la peine de s’y atteler un jour pour de bon). A partir des quelques extraits de romans qui suivent, on se contentera d’abord de repérer deux ordres de représentations qui renvoient à deux acceptions concurrentes au XIXe siècle pour le mot « utopie » : rêve sympathique porté par des êtres passablement naïfs ; construction intellectuelle inquiétante, débouchant sur la violence et la destruction de l’autre. Mais qui parle dans ces extraits ? C’est toute la question pour des œuvres aussi élaborées que L’Education sentimentale d’une part (1869), Bouvard et Pécuchet d’autre part (posthume). Dans les deux cas des liens complexes sont tissés dans la trame romanesque entre l’homme-Flaubert, l’auteur, le narrateur et les personnages. En outre, ce que disent Bouvard et Pécuchet, ce que pense Sénécal, tout cela est à réintégrer dans deux projets d’écriture et deux logiques narratives distincts. L’écrivain avance masqué, prenant toujours le lecteur par surprise dans des œuvres dont le génie tient justement pour partie à leur irréductible part de mystère. On peut néanmoins penser que ces deux représentations ont en commun de mettre en situation et en perspective, par l’ironie, des pensées et des pratiques de l’utopie qui ont cours dans la société dont Flaubert s’imprègne, celle de son temps. On sait grâce par exemple à sa correspondance qu’il ne tient pas en grande estime les faiseurs de systèmes et leurs épigones - mais rien ou presque de ce qui compose son époque n’est à l’abri des attaques d’une brutalité inouïe qu’il déploie tout au long de son œuvre. Au sortir de L’Education sentimentale et de Bouvard et Pécuchet prévaut un sentiment de vide qui ne laisse pas les lecteurs indemnes.

Dans L’Education sentimentale

Sénécal est l’un des personnages dont les apparitions et les disparitions scandent le cours du roman. Il est la raideur et le fanatisme incarnés. « Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris, et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue et l’inquisiteur. » Il est répétiteur de mathématiques en 1840, au moment où commence le roman.

« Chaque soir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avait annoté Le Contrat social, il se bourrait de la Revue indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui réclamaient pour l’humanité le niveau des casernes, ceux qui voulaient la divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout cela, il s’était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’une métairie et d’une filature, une sorte de Lacédémone américaine où l’individu n’existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n’avait pas un doute sur l’éventualité prochaine de cette conception ; et tout ce qu’il jugeait lui être hostile, Sénécal s’acharnait dessus, avec des raisonnements de géomètre et une bonne foi d’inquisiteur. »

Il vaut la peine de suivre de près au fil du roman le destin de celui qui « cherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves », jusqu’à décembre 1851 - lors du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, il est sergent de ville et il assassine de sang-froid un homme, Dussardier, qui vient de crier « Vive la république ».

Dans Bouvard et Pécuchet

Aux lendemains des élections législatives de 1849, le comte de Faverges, tout juste élu dans le Calvados, offre un déjeuner aux « notables du pays » ; Bouvard et Pécuchet font partie des invités. Au repas, la discussion roule sur les questions politiques du moment. Vers trois heures les convives passent dans le fumoir.

« Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros de L’Univers ; cela représentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup. »

Peu après ces commentaires peu amènes sur la queue des fouriéristes - de fait, les caricatures de Cham, de Bertall ou d’autres, représentant Victor Considerant ou d’autres phalanstériens, sont alors légion - les deux compères regagnent leur domicile, pestant contre les idées émises lors du déjeuner. Avides de savoir, ils décident de lire sur le droit divin, puis Pécuchet se plonge dans Le Contrat social de Rousseau. Dans L’Examen du socialisme, par Morant, ils découvrent les idées saint-simoniennes...

« Et ils abordèrent le fouriérisme.
Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit libre, et l’harmonie s’établira.
Notre âme enferme douze passions principales : cinq égoïstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à l’individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes de groupes, ou séries, dont l’ensemble est la phalange, société de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmènent les travailleurs dans les campagnes, et les ramènent le soir. On porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute femme, si elle y tient, possède trois hommes : le mari, l’amant et le géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué.
  Ça me va, dit Bouvard, et il se perdit dans les rêves du monde harmonien.
Par la restauration des climatures, la Terre deviendra plus belle ; par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles, et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une émission prolifique.
  Cela me passe, dit Pécuchet. »

Bouvard et Pécuchet passent ensuite en revue Louis Blanc, Proudhon, Cabet, Leroux, etc. De tout cela, Pécuchet conclut :

« Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. »

Et lorsque Pécuchet affirme à Bouvard qu’il élaborera un système pour que les hommes cessent de croupir dans l’égoïsme, Bouvard éclate de rire :
« Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l’aisselle, il répétait : ‘ah !, ah ! ah !’ d’une façon irritante.
Pécuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte. »

Références : L’Education sentimentale, Folio, pages 70, 157, 450 ; Bouvard et Pécuchet, Garnier-Flammarion, pages 195-199.