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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Peut-on rattacher Fourier à l’anarchisme ?
Article mis en ligne le 14 juillet 2009

par Antony, Michel

Note introductive. Cet article est une partie du travail que je mène depuis de longues années sur les utopies, et notamment sur les utopies libertaires et anarchistes, imaginées, vécues, tentées... J’y parle de Fourier dans les utopies historiques, dans les utopies libertaires, dans les utopies pédagogiques, dans les utopies amoureuses, dans les diverses expérimentations communautaires... Je le rattache à son pays la Franche-Comté. J’ai réalisé une importante annexe bibliographique le concernant. J’essaie d’en noter également les maintes influences car je pense foncièrement que Fourier a toute sa place dans cette étude, et une place de premier choix... L’ensemble de ces écrits est mis en ligne, dans une optique mutualiste et d’échanges, sur le site de l’Académie de Besançon, ou vous trouverez divers compléments, annexes et précisions :
http://artic.ac-besancon.fr/histoire_geographie/hgftp/autres/utopies/utopies.htm

Merci pour vos remarques et corrections à venir.

Magny Vernois, le 9 juillet 2009
Michel Antony
michel.antony@wanadoo.fr

Même si on peut trouver des traces libertaires dans toutes les époques et dans tous les lieux, l’anarchisme à l’époque de Charles Fourier (1772-1837) [1] n’en est qu’à ses balbutiements, un peu chez les plus radicaux des révolutionnaires en France (Enragés et autres sans culottes libertaires chers à Daniel Guérin et à Kropotkine), beaucoup plus au Royaume Uni dans le microcosme formé par William Godwin (1756-1836), sa compagne Mary Wollstonecraft (1759-1797), leur fille Mary (bientôt) Shelley (1797-1851) et Percy Bysshe Shelley (1792-1822) lui-même, voire leur ami George Gordon Byron (1788-1824)... William Godwin, considéré par Michel Onfray comme « proto-anarchiste », est au moins sur un plan, proche de Fourier. Quand il écrit en 1798 que « l’état le plus désirable pour l’homme est celui dans lequel il a accès à toutes ces sources de plaisir et où il est en possession du bonheur le plus varié et le plus continu » [2] on peut peut-être entrevoir une forme de justification de la « papillonne ». Ses considérations sur l’enfant, l’éducation, sur l’auto-organisation des microsociétés (les « paroisses ») sont d’autres thématiques au traitement parfois proche. Mais à ma connaissance rien n’indique de liens directs ou indirects entre Fourier et Godwin, ne ce serait-ce qu’au niveau des lectures.

Une deuxième vague anarchiste se fonde après la mort de Fourier, et souvent en opposition ou en dépassement par rapport aux fouriéristes : Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Ernest Coeurderoy (1825-1862), Anselme Bellegarrigue (1820-fin du XIXe siècle), Joseph Déjacque 1821-1864 (?), Johann Caspar Schmidt dit Max Stirner (1806-1856)...
L’anarchisme historique, comme mouvement structuré, se fonde seulement dans les années 1870, autour de la Fédération Jurassienne, au sein de la Première Internationale ou AIT - Association Internationale des Travailleurs.
Donc globalement Fourier et le premier fouriérisme précèdent l’anarchisme constitué. Le fouriérisme ne peut être au plus qu’un mouvement précurseur de l’anarchisme, ou former une première branche, ou développer quelques thèmes annonciateurs, ou imprégner des militants et penseurs qui s’en inspireront et intégreront ses idées... La plupart des analyses concernant les rapprochements entre anarchisme et fouriérisme datent donc, logiquement, et au mieux, de la fin du XIXe siècle. Bien sûr, à l’exception de Joseph Déjacque qui en est un disciple, mais dans un sens anarchiste révolutionnaire, et à l’exception de Proudhon qui en est un détracteur systématique, certainement malhonnête et parfois admiratif.
Il faut donc préciser les rapports entre Fourier et Proudhon. Ces deux géants comtois son tout à la fois proches (géographiquement, idéologiquement...) et rivaux. Les ponts existent effectivement entre ces deux courants, car Proudhon a une connaissance livresque et directe de Fourier dans les années 1820 lorsqu’il travaille dans l’imprimerie Gauthier & Cie sur Besançon. Il serait même le premier lecteur du Nouveau Monde industriel et sociétaire dont il contrôle le tirage en 1829 [3] : il reconnaît le rôle révélateur de Fourier, après le « choc initial » qui fut le sien à la découverte de cette œuvre. Il connaît bien également Just Muiron (1787-1881), et fait même un très court (un jour !) essai de journalisme dans le journal L’Impartial de ce dernier [4]. Pour l’important biographe Pierre Haubtmann, malgré ses dénégations ultérieures, Proudhon emprunte largement au fouriérisme : « métaphysique sérielle », scientisme social et notion de « travail joyeux » par exemple [5]. La loi sérielle serait le cœur de son ouvrage De la Création de l’Ordre dans l’Humanité en 1843. Proudhon tire donc largement de Fourier ce qu’il va bien sûr peaufiner ensuite : une vision critique de la dialectique hégélienne et l’affirmation de la diversité sans la hiérarchisation [6]. Pierre Leroux (1797-1871) note aussi l’importance du principe de l’association que Proudhon reprend de Fourier (et d’Owen et de Saint-Simon), tout comme l’affirmation commune aux deux bisontins d’une vision très anticatholique, mais non athée [7]. Pierre Ansart (né en 1922) rappelle également l’importance pour Proudhon de la notion « d’éducation intégrale, comme disait Fourier » [8]. Velléitaire, Proudhon n’hésite pas à utiliser la polémique et la mauvaise foi pour dénoncer dans le fouriérisme - et dans Fourier lui-même - ce qu’il appelle le « charlatanisme » ou « mystification », une vision systémique et donc absolutiste, le despotisme de la communauté, le dévoiement des mœurs et l’immoralité de Fourier ... et surtout la désertion fouriériste du champ social. Ceux-ci ne penseraient qu’à se retirer du monde socio-économique réel pour s’isoler en communautés en France, ou pire hors de la nation : « quand une maison menace ruine (la France), les rats en délogent » [9] : phrase terrible et inadmissible au regard des nombreux militants fouriéristes engagés dans la lutte pédagogique, culturelle, politique et sociale de leur temps. Incorrigible et impitoyable, Proudhon relance ce thème en 1842, dans son Troisième mémoire sur la propriété : l’ouvrage est adressé à Victor Considerant (1808-1893), rédacteur de La Phalange. Il dénonce ces personnes qui s’expatrient, fuient en Amérique, pour tenter de réaliser des phalanstères : « restez en France, fouriéristes, si le progrès de l’humanité vous touche ; il y a plus à faire ici qu’au Nouveau-Monde : sinon partez, vous n’êtes que des menteurs et des hypocrites » [10].

Malgré des fouriéristes en général très rarement gagnés par l’anarchisme, et souvent bien au contraire, il semble que les traits libertaires dominent les écrits de leur maître Fourier et de ceux de rares fouriéristes, si on se donne la peine de passer le barrage du vocabulaire et la manie du détail et des néologismes qui encombrent leurs œuvres. Cette manie, si on fait un peu d’humour, est en complète conformité avec la justification des passions et des manies ! Les « présupposés anarchistes » y sont nombreux, si l’on relit une belle approche en italien par Mirella Larizza [11] qui parle même « d’anarchisme conscient », car Fourier, révolté par les aspects inégalitaires et répressifs de ce qu’il appelle « la civilisation », c’est à dire notre monde industriel et commercial imparfait, s’est donné des armes pour y remédier. Cependant le travail de Mirella reste incomplet, car trop centré sur l’analyse de la formation de la pensée de Fourier, même si c’est fondamental en ce qui concerne les diverses caractéristiques de l’autorité. Seule, réellement, l’introduction et la conclusion de l’article correspondent au thème annoncé.
Depuis cette étude de 1969, d’autres - et de plus en plus nombreux - ont repris et amplifié le rapprochement « fouriérisme et anarchisme ». Simone Debout, une des principales analystes du bisontin, évoque « la partie très libertaire de Fourier » qui effraie certains disciples [12]. Pour Laura Tundo [13] le radicalisme anticapitaliste et anti-ecclésiastique de Fourier, et sa proximité avec les libertins, forment « un anarchisme moral diffus ». Olivier Meuwly évoque un Fourier « indiscutablement pré-anarchiste » [14]. Émile Lehouck rappelle que le libertaire Fourier « annonce l’anarchisme » [15], et l’historien anarchiste Gaetano Manfredonia (né en 1959) en fait en 2001 « un véritable précurseur de l’anarchisme ». Il note plus tard avec plus de prudence, mais toujours dans le même sens, que l’enseignement de Fourier « présente maints traits qui permettent de le rapprocher sans conteste de l’anarchisme » [16]. Il reprend la position du libertaire milanais Arturo Schwartz (né en 1924), qui parle de « grand courant de la pensée libertaire » [17]. Arrigo Colombo, pourtant plus nuancé (cf. l’importance de l’aspect religieux chez Fourier) et pas toujours très précis sur la notion d’anarchisme (il utilise visiblement parfois le sens péjoratif), parle pourtant de ligne fouriériste « anarchique au sens authentique » [18]. Céline Beaudet en analysant les sources possibles des Milieux libres anarchistes, affirme même que parmi les socialistes utopistes, « les anarchistes rendent plus facilement hommage à Charles Fourier pour certaines de ses idées et son imagination » [19]. Et encore aujourd’hui, un chercheur anarchiste comme Ronald Creagh (né en 1924), quant on l’interroge sur une bibliographie libertaire essentielle, cite peu de noms : Emma Goldman (1869-1940) et Élisée Reclus (1830-1905), et « parmi les grands classiques (il) pense qu’il faut avoir le grain de folie de Fourier, et lire un de ses livres, au choix » [20]. Le fouriériste anarchiste René Schérer (né en 1922), maniant le paradoxe, énonce : « c’est Fourier, dénonciateur de l’anarchisme et des relations commerciales, qui est le vrai anarchiste au sens où nous l’entendons. Sa société, son ‘’ordre sociétaire’’ est société sans État, sans justice, sans peine, etc. » [21]. Tout son essai Pour un nouvel anarchiste (2008) [22] illustre cette communauté de pensée en Fourier revisité par Schérer et l’anarchisme. Il semble que le philosophe, plus il progresse en âge et en réflexion, fait de plus en plus converger les deux pensées : son dernier ouvrage Nourritures anarchistes, en 2009 confirme cette analyse [23]. Son amie Laurence Bouchet note sur la question de l’État et du refus « des lois répressives et autoritaires » que « Fourier se démarque de la conception rousseauiste de la démocratie pour converger avec la pensée anarchiste... » [24].
Mais bien avant Mirella Larizza, d’autres militants ou chercheurs avaient développés cette idée de proximité de pensée. Elle-même cite le socialiste August Bebel (1840-1913) en 1890, Käte Asch (1914), Félix Armand et René Maublanc (1937), et Armando Saitta (1947) qui montrent qu’entre anarchisme et fouriérisme, les principaux points de contacts se trouvent dans l’absence d’État ou d’organisation politique figée et extérieure, et dans l’importance donnée au spontanéisme organisationnel. Pour Bebel, Fourier serait même le « père de l’anarchisme » [25], formule qui aurait fait frémir Proudhon. Sa conception phalanstérienne le présente comme adepte d’une sorte « d’anarchisme rural » comme le qualifiait l’historien du socialisme G.D.H. Cole (1889-1959). Sans trop détailler, les aspects antiautoritaires (surtout dans le phalanstère), sont mis en avant - toujours d’après Mirella Larizza - pour confirmer le rapprochement d’avec l’anarchisme : Eugène Fournière (1904 [26]), Hubert Bourgin (1905), Max Nettlau (1925 [27]), Morris Friedberg (1926), Edward S. Mason (1928). Ainsi en 1905 Hubert Bourgin apporte sa Contribution à l’étude du socialisme français [28] en mettant en valeur la « similitude » entre fouriérisme et anarchisme. Au même moment l’anarchiste Maurice Vandamme dit Mauricius (1886-1974) fait de Fourier « l’un des plus considérables penseurs du XIXe siècle » et place son œuvre comme « un échelon de plus vers l’anarchisme moderne en même temps qu’une des plus grandes curiosités de l’imagination moderne » [29]. Dans L’anarchie (n°130) du 3 octobre 1907 il traite d’ailleurs de Les précurseurs (de l’anarchisme) : Le Fouriérisme. Dès 1853 l’anarchiste américain Stephen Pearl Audrews (1812-1886) faisait de Fourier « le plus grand génie de tous les temps » affirme Ronald Creagh. « L’Hérodote de l’anarchie », Max Heinrich Hermann Reinhardt Nettlau dit Max Nettlau (1865-1944), rappelle dans son L’anarchie à travers les temps que Charles Fourier fit « tout ce qui était possible pour établir un socialisme véritablement associatif... Le tout culmine en une anarchie parfaite » [30]. Dans les années 1920 l’anarchiste Stephen Mac Say (1884-1972) [31] reconnaît à Fourier bien des traits libertaires : respect des liens affinitaires, primauté de la liberté individuelle, travail libre... Dans cette voie d’un Fourier antiautoritaire conséquent, à la fois dans le but poursuivi et dans les moyens mis en œuvre pour l’atteindre, Mirella Larizza place encore Charles Renouvier (1883), Charles Gide (1890) et Henry Michel (1896).

Plus on avance dans le temps, plus la redécouverte du fouriérisme nous conduit à associer fréquemment son auteur aux courants libertaires, tout en reconnaissant son incomparable originalité et son autonomie. Certes il est extrêmement difficile de dissocier influences réelles (revendiquées ou non) et pensées proches issues de réflexions propres à chaque penseur. Il est malaisé également de donner des affirmations péremptoires, car anachronisme ou récupération intellectuelle pointent vite.

Mais pour mettre en avant les similitudes, on peut retenir quelques thèmes essentiels :

1. La critique de la société de son temps est commune à Fourier et aux anarchistes : le monde « civilisé » est inégalitaire, manipulateur et autoritaire (« ordre vexatoire » écrit-il parfois) sur tous les plans : économiques (surtout au niveau commercial pour le bisontin), idéologiques et politiques, et éthiques ou moraux. Si presque tous les courants socialistes se retrouvent dans la dénonciation de l’autoritarisme politique, capitaliste (dénonciation de la propriété privée) et religieux (pour une partie d’entre eux), seuls les libertaires conséquents (et sans doute pas Proudhon sur le plan moral) et Fourier mettent aussi largement l’accent sur l’autoritarisme insupportable des mœurs et sur la critique de l’État, dont l’essence repose essentiellement sur sa fonction répressive. Fourier « a clairement indiqué dans la coercition politique, dans la violence idéologique, dans la répression morale, rien d’autre qu’une excroissance parasitaire (superfetazione) et la conséquence d’une violence économique originelle » [32]. Le fondateur de l’École sociétaire est bien un des premiers penseurs systématiques de l’oppression, et un des tous premiers également à mettre en avant la domination économique, qui est renforcée par la domination étatique et morale (comme la triade proudhonienne Capital, État et Église), le tout au profit d’un groupe restreint de profiteurs et d’accapareurs : marxisme et anarchisme ultérieurs vont reprendre et développer cette analyse primordiale. L’individu et le collectif sont donc écrasés sous plusieurs chapes de plomb qu’il faut détruire et/où remplacer ou contourner. Pour Fourier il s’agit de renouer avec un monde édénique libertaire fort mythifié (comme chez beaucoup d’utopistes) dans lequel « l’homme ne connaissait ni loi, ni préjugés, ni devoirs » [33] et où régnait une abondance relative qui garantissait la paix et la convivialité.

2. L’analyse de l’Univers (et du Corps humain) comme des harmonies pouvant servir de modèles à « l’association » fouriériste, place la « science sociale » fouriériste comme réelle anticipation des idées « naturalistes » d’Élisée Reclus par exemple. Ce dernier penseur rêve par ailleurs de « composer un cosmos harmonieux » [34] en des termes qui nous renvoient directement au bisontin. Tous les deux apprécient le milieu ambiant, son extraordinaire diversité, et ses réseaux interactifs qui n’empêchent pas une unité profonde... et se proposent d’y être conformes, au moins dans l’esprit, pour leur projet alternatif. L’idée de « séries », développée par l’école sociétaire, en tant qu’ordonnancement génial de l’univers, présentant « l’unité dans la diversité » est largement reprise par Proudhon, comme le met en avant Loïc Rignol [35] : ces séries doivent être appliquées à la nouvelle organisation sociale, ainsi on prend le meilleur du monde naturel pour assurer l’avenir social sous les meilleurs auspices.

3. « Le plus précoce écologiste social de la pensée radicale » (Murray Bookchin) ? On peut déceler chez Fourier un pré-écologisme - « écosophisme » dit René Schérer avec le médecin libertaire Félix Guattari (1930-1992) - notamment quand il assure que « les désordres climatériques sont un vice inhérent à la culture civilisée », c’est-à-dire que notre société industrielle (et son mode de fonctionnement) est elle-même une cause fondamentale des détériorations écologiques. Il cherche à empêcher ce qu’il appelle la « détérioration de la planète » [36]. Cette « sensibilité écologique » liée à des considérations assez proches de celles des physiocrates, (Laura Tundo) s’explique d’autant mieux que Fourier, condamnant l’industrialisation et ses ravages humains et matériels, propose un modèle de société s’insérant dans un monde encore largement rural, et donc dépendant d’une nature, lieu de vie et de production, à préserver : d’où, par exemple, les invectives fouriéristes contre cueillettes, aplanissement des montagnes ou déforestations intempestives ! Il est clair que l’intérêt esthétique et un sens d’une saine satisfaction des passions participent de cette écologie fouriériste, qui aime autant les beaux lieux que les analogies harmonieuses qu’ils permettent. Prônant un travail diversifié et attrayant, dénonçant les méfaits du consumérisme, proposant une société pré-libertaire, antihiérarchique et féministe, Fourier est parfois revendiqué par les Verts et autres mouvements écologistes politiquement marqués à gauche, comme l’AREV-Alternative Rouge et Verte. L’écologie socialiste le présente comme une de leurs sources essentielles [37]. On comprend mieux alors pourquoi un des plus importants militants et théoriciens de l’écologie sociale libertaire, l’anarchiste américain Murray Bookchin (1921-2006) assure que Fourier est « le plus libertaire, le plus original, et sans doute le plus important utopiste de son temps, si ce n’est de toute la tradition » [38].

4. La libération sexuelle proposée par Fourier, que la censure sur ses œuvres faite par ses disciples n’a pas pu occulter, surtout si on lit son tardivement publié Le Nouveau monde amoureux en 1967 seulement grâce à Simone Debout), forme un trait libertaire souvent cité aujourd’hui. On peut s’en convaincre en lisant l’exégèse savoureuse que sur ce thème a publiée l’écrivain anarchiste Daniel Guérin (1904-1988) : Charles Fourier Vers la liberté en amour, en disant notamment que l’utopie fouriériste anticipe ce que sera l’amour « dans une authentique société communiste libertaire » (p. 47). Le principe essentiel (« le mobile de toute construction ») de Fourier est le plaisir, sa pensée relève d’un « eudémonisme radical » affirme Roland Barthes [39]. Sa « tendance anarchiste pour l’amour libre » est reconnue également par des auteurs comme Gonzalez Matas [40]. Arrigo Colombo, malgré son appellation « d’amour libéral » au lieu de libertaire pour définir la pensée de Fourier, met l’accent sur le côté alternatif et énormément utopique et novateur de ce qu’il appelle « le modèle alternatif de l’amour diffus » [41]. Ennemi de toute contrainte (Fourier rappelle l’importance des « raffinements sensuels poussés à l’infini » dans son Traité de l’Unité Universelle), la libération amoureuse et sexuelle est une vraie révolution libertaire misant sur pluralisme et alternance et faisant de l’inconstance une règle positive ; Jean Goret dans « Fourier et la religion orgastique », Postface de L’ordre Subversif de 1972 publié chez Aubier-Montaigne, confirme bien ces traits dans son bel éloge de l’attraction fouriériste : « la sexualité non refoulée, l’enfance et l’adolescence non émasculées, le jeu, le plaisir, animés par les tensions musicales et tragiques issues des différences que rien n’étouffe ni ne censure » (p.227-228). Précédant Freud (« précurseur de la psychanalyse » [42]), succédant à Helvetius et Diderot, et les dépassant, Fourier innove incontestablement en dénonçant « l’engorgement » des passions (le futur « refoulement » freudien) [43]. Fourier lui-même affirmait dans Le Nouveau Monde amoureux que « l’amour doit multiplier à l’infini les liens sociaux », ouvrant ainsi la voie à une utopie plurielle sans terme. Aux Etats-Unis du XIXe siècle des anarchistes sont proches de Fourier : Stephen Pearl Andrews (1812-1886) rêve d’une harmonie universelle où les passions et l’amour seront vraiment libérés ; Ezra Heywood (1829-1883) accentue peu après ce radicalisme sexuel libertaire. Mais ce sont sans doute les écrits d’André Schérer, Arrigo Colombo et de Pascal Bruckner (né en 1948) qui développent largement ces aspects fondamentaux. Le Fourier paru aux PUF en 1975 du dernier auteur est un véritable écrit « à la manière de... », le texte, les savoureux jeux de mots, les contorsions du langage sont très fouriéristes. Par la revendication de l’accomplissement des désirs et des passions, mais sans assujettissement aucun (sinon accepté) du ou des partenaires (ce qui distingue très nettement de Sade qui en cela est plutôt autoritaire et souvent plus violent) Fourier est bien libertaire : alternance, diversité, acceptation des manies sexuelles, aucun tabou sur les pratiques, sur les moments, volonté de se satisfaire et de prendre en compte l’autre (les autres)... tout est dit, même si ces notions papillonnes, cabalistes ou composites sont parfois un peu embrouillées. L’alternante ou papillonne (bouger, changer) est pour René Schérer la meilleure expression de l’anti-dogmatisme, du refus de tout système, et donc pas seulement au niveau amoureux [44]. Dans un ouvrage récent (Pour un nouvel anarchisme), le philosophe revient sur l’importance du « différentiel amoureux », comme pivot d’une vraie utopie libertaire sexuelle basée sur pluralisme, « variations » et droit aux manies et aux passions les plus personnelles [45]. Le mariage, comme l’État dans la vie civile, est bien l’ennemi égoïste, propriétaire et limité, à abattre. Sur ce point, Fourier, ce « prophète insolite du désir » comme le dit joliment Mattelart, est à la fois très proche et plus radical que l’autre grand pourfendeur du mariage qu’est à la même époque Robert Owen (1771-1858) : cf. Lectures on the marriages... de 1841. Enfin Fourier propose même le droit au « minimum sexuel » (la fameuse « charité amoureuse ») comme le dit joliment Jonathan Beecher dans sa biographie de 1986 : tous, vieux ou jeunes mais au-delà de 15 ans, beaux ou peu attirants... ont droit à la jouissance. L’utopiste crée de nombreux rôles et situations... pour y veiller, particulièrement les personnages dits « angéliques », dont le plaisir provient de celui qu’ils donnent ou augmentent, pour toutes et tous, quels que soient leur âge, leur apparence, leur sexe, leurs manies... dans une sorte d’appui mutuel amoureux étonnant. Ce souci du bien commun en amour « céladonien » (platonique) et sur le plan sexuel est rarissime parmi les écrivains du XIXe siècle et mérite d’être rappelé, même si Fourier se trompe fortement sur l’importance de la sexualité enfantine, en excluant les moins de 15 ans de presque tout épanouissement. Enfin, la modernité de Fourier consiste dans le fait, comme le note Laurence Bouchet à la suite de Simone Debout [46], que le désir n’a pas de fin prédéfinie, et qu’il agit donc en totale liberté : même Freud sera en deçà de cette analyse. À la fin du XXe siècle, les écrits du libertaire Michel Onfray s’inscrivent logiquement dans cette pensée post-fouriériste, qui vise notamment à promouvoir « l’heureuse volupté des libidos joyeuses » comme il l’écrit dans une belle formule en préfaçant son ouvrage sur Le Corps amoureux [47] même s’il reconnaît cette « intersubjectivité libertaire » non pas avec Fourier, mais avec les philosophes les plus libertins de l’Antiquité, notamment Lucrèce.

5. Le rôle égalitaire, libre et actif, reconnu à la femme est un autre trait libertaire fouriériste qui lui assure une extraordinaire cohérence et modernité : c’est toute « l’actualité de son utopie » comme l’écrit l’italienne Monetti [48]. Fourier est un des rares socialistes du XIXe siècle à tant se préoccuper de la libération féminine et à faire de cette libération un des critères essentiels permettant de définir le degré de civilisation d’une société. La femme, éternelle opprimée, en se libérant pleinement ouvre le chemin vers l’harmonie future et acquiert donc chez Fourier un rôle positif et essentiel [49], que beaucoup d’observateurs actuels reprennent, notamment pour dire que le développement futur des pays dominés est intrinsèquement lié à la libération des femmes. Ce rôle égalitaire touche toutes les sphères d’activité, domestique, industrielle, sexuelle... et les propositions très cohérentes de prise en charge collective de tâches traditionnellement attribuées aux femmes (cuisine, éducation des enfants...) ne peut que contribuer à en faciliter l’essor. En ce sens l’utopie d’Émile Masson reprend très largement les positions fouriéristes [50].

6. L’éloge des désirs et des passions, notamment l’hymne libertaire, pluraliste, le « principe de liberté » [51]... que fournissent les passions dites « distributives », surtout l’« alternante » ou « papillonne » et la « composite », et un peu la « cabaliste ». Même le prude et dogmatique anarchiste Jean Grave (1854-1939) donne en 1893 une formule nullement péjorative (« inconstance ») qui évoque largement la papillonne ; en dénonçant la « compression » inutile (« l’engorgement » fouriériste) il se positionne pour le libre épanouissement des passions [52]. Mac Say reconnaît qu’avec « sa théorie des passions, Fourier sauvegarde la liberté individuelle » [53]. Sa biographe affirme que « ...de l’ardeur du désir dépend le sursaut de la révolte, de leur apathie, le consentement de la servitude... » [54] et Laurence Bouchet confirme en rappelant que pour Fourier « le cœur et le sexe sont des rebelles qui ne se plient à aucune autorité » [55]. Dans Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen en 1831, il réaffirme que « le vrai progrès doit faciliter l’essor des passions... » et non pas les bloquer comme sont supposés le faire ces deux rivaux en projet d’association, que Fourier malmène allègrement. Cette réhabilitation du désir et du plaisir, peut être issue des lectures de Bernard Mandeville (1670-1773), sera retenue par de nombreux anarchistes. Même le fondateur du communisme anarchiste, Pierre Kropotkine (1842-1921), pourtant assez puritain, fait de « la recherche du plaisir », et donc de l’égoïsme, de la nécessité « d’éviter la peine », une « essence même de la vie » [56]. Assumer ses passions, les satisfaire pleinement, à son propre profit et à celui du collectif auquel on appartient, est un thème qui ne sera vraiment repris qu’au XXe siècle avec le freudisme et ses dérivés, surtout la gauche freudienne : notamment Wilhelm Reich (1897-1957), Erich Fromm (1900-1980) et plus tard Herbert Marcuse (1898-1979). Mais avant eux, le psychanalyste libertaire Otto Gross (1877-1920) faisait preuve d’un évident néo-fouriérisme en dénonçant mariage et viol conjugal, tout en œuvrant pour la libération de la femme et le renouveau d’un matriarcat émancipateur, et en reconnaissant également la bisexualité innée des individus et donc en révélant une belle ouverture d’esprit vis-à-vis de l’homosexualité ; plus encore, récusant le refoulement, il définissait la « santé » comme « l’épanouissement de toutes les potentialités individuelles innées » [57], ce que Fourier n’aurait sans doute pas récusé.

7. L’aspect pré-surréaliste et la liberté poétique est magnifié surtout par le compagnon de route des anarchistes et écrivain dans Le libertaire : André Breton (1896-1966). Son Ode à Charles Fourier, ode à l’imagination, à l’inventivité... est encore une autre influence forte du penseur bisontin. C’est vrai qu’il manie science et poésie, héritage baroque et fantaisie dans une nouveauté radicale qui en fait peut-être le plus important des utopistes du siècle. [58]

8. La reconnaissance et l’importance des différences (déjà largement évoquées à propos des passions et de la sexualité) : son utopie ne tend pas à l’uniformité, n’est pas conformiste, c’est tout le contraire. « Pour Fourier et c’est là sa victoire, il n’y a pas de normalité » nous rappelle Roland Barthes (1915-1980) [59]. Son œuvre est donc, à l’inverse de la plupart des utopies classiques, « inégalitaire » (Denis Fernandez-Récatala), ce qui n’empêche pas qu’elle soit « harmonieuse ». Et en harmonie (décrite dans Le nouveau monde amoureux, Stock, 1999), il n’y a pas de système « exclusif » (p. 82), « toute fantaisie est bonne » : la tolérance doit être maximale, y compris vis à vis du « discord », de la dissonance, du mensonge... qui peuvent être profitables. La concorde n’est pas forcément la vérité (p. 426). Toute déraison doit être sollicitée, toute passion encouragée, toute manie respectée... sinon « toute passion engorgée produit sa contre passion qui est malfaisante » (p. 390). Goret dans sa Postface citée ci-dessus nous offre encore une belle synthèse : « une société où règne un bonheur fait de dissonances, de discordes et de tragique, comme nous n’en connaissons qu’en écoutant certaines musiques dont le jazz », lui même improvisé, libre, diversifié et sensuel... (p. 232). C’est anticiper la position de la « beat generation » sur le rôle libérateur du jazz. Fourier nous laisse penser, à juste titre dans une visée libertaire, que plus grande est la diversité, plus sure et plus rapide sera l’harmonie. Fourier est donc en ce domaine irremplaçable car c’est un des rares utopistes à ne pas vouloir modifier la nature humaine, à ne pas vouloir la façonner ; au contraire, il vise à prendre tout de la nature humaine, le bon comme le mauvais, car tout est respectable car foncièrement humain et naturel : si la divinité dans sa sagesse l’a créé, pourquoi le réfuter ? pense-t-il (on aimerait l’espérer) malicieusement. Il suffit simplement de l’ordonnancer autrement, d’apparier les passions pour quelques soient dans un autre ordre, d’où sortira l’harmonie future. Comme rien ne domine « tout se combine, s’égrène, alterne, tourne » [60], bref c’est une vie joyeuse et diverse qui nous est proposée. « L’utopie anarchiste » [61] de Fourier, son « anarchisme différentiel » [62], réside dans cette vivante confrontation, et cet agencement libertaire, entre l’extrême diversité et la recherche d’une unité non réductrice et qui ne tend pas à l’uniformité. En effet, « tout au contraire de l’étouffement de la singularité sous la morale, l’harmonie s’entretient par l’exaltation des différences » [63]. On ne peut donner meilleure définition de l’utopie libertaire.

9. Le projet « d’éducation générale » (on dira plus tard intégrale) est propre à presque tous les libertaires. « L’éducation harmonienne » repose pour Fourier sur « attrait et pleine liberté ». Respect de l’enfant, absence de punitions et de châtiments, enseignement ludique autour des centres d’intérêt des apprenants, coéducation, utilisation des facultés propres aux apprenants, refus de toute compétition discriminante [64]... préfigurent la « phalangette » de Summerhill, les propositions libertaires d’Olive Decroly (1871-1932), et de nombreuses expérimentations anarchisantes [65]. Même son modéré disciple, le fondateur du Familistère, Jean-Baptiste-André Godin (1817-1888), va développer tout un ensemble de chapitres sur ce thème de l’éducation intégrale, dans son colossal ouvrage Solutions sociales de 1871. L’idée pédagogique fouriériste est une réelle anticipation de l’éducation polytechnique qu’approfondit Proudhon, ou de l’instruction « intégrale », proposition éducative qui sera le point fort pour l’AIT et pour le mouvement anarchiste à partir des années 1860-1870, avec notamment Paul Robin (1837-1912) et Michel Bakounine (1814-1876). Enfin, on utilisant l’art (pour Fourier il s’agit essentiellement de l’opéra), l’utopiste des passions anticipe largement la volonté libératrice et épanouissante de l’éducation artistique, que les anarchistes britanniques Herbert Read (1893-1968) et Colin Ward (né en 1924) proposeront plus d’un siècle après.

10. L’individu, souci constant de tous les anarchistes, n’est pas sacrifié au collectif ; l’harmonie sociétaire, c’est le plaisir personnel décuplé par les stimulations du groupe. Le bonheur individuel réside dans la reconnaissance du multiple, du divers au sein de collectifs très ouverts. La communauté, c’est l’assurance du développement total de l’individualité humaine, et sa reconnaissance et protection dans le cadre du groupe. L’homme fouriériste, c’est comme pour l’éducation, un homme global, « universel », qui développe toutes ses dispositions et facultés, et qui assume toutes ses passions. Il n’y a donc pas opposition entre individu et collectif, mais interactions avantageuses pour les deux parties. C’est d’autant plus évident que la « concorde » est assurée en préservant le principe « d’affinité » que reprennent tous les anarchistes [66].

11. Les institutions, le Parlement, l’État, les conventions, les lois, les constitutions... sont fréquemment dévalorisés et dénoncés, et remplacés par un système associatif autosuffisant et un idéal sociétaire dépourvu de toute coercition. C’est bien une utopie anarchiste pour l’essentiel, « une pensée dévastatrice, mais foncièrement apolitique, basée sur l’oubli inconditionnel des instances de l’État » nous rappelle Bruckner. Patrick Tacussel le confirme puisque « le Nouveau Monde Amoureux se prononce pour l’État qui a le moins de gouvernants, et qui sera de la sorte le mieux gouverné » [67]. Toute loi est « mauvaise » par essence, car elle fige les choses. Toute hiérarchie est exclue, celles des fonctions, des sexes, de l’âge... La politique politicienne est ravagée, Fourier dressant une « résistance subversive » à la politique, à l’enfermement, au renoncement, aux compromis... qu’elle représente. Le principal biographe de Fourier, Jonathan Beecher assure qu’au plan politique, la communauté imaginée est une réelle « utopie libertaire » [68] tant le pouvoir y est réduit à une simple autorité d’opinion, à un « aréopage » à l’influence fort réduite. Louis Ucciani en fait même « le penseur de l’anti-institution », le pourfendeur de tout système figé, comme cet extrait de la Théorie des Quatre Mouvements et des Destinées générales (1808) peut le démontrer « je m’appliquerai, au contraire à ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun rapport avec l’administration, ni le sacerdoce, qui ne reposassent que sur des mesures industrielles ou domestiques, et qui fussent compatibles avec tous les gouvernements sans avoir besoin de leur intervention » [69]. En fait plus qu’anti-gouvernemental, Fourier se situe résolument en-dehors, au nom de sa théorie de rupture radicale qu’il désigne comme « l’écart absolu ». L’Harmonie fouriériste rêvée est semblable à l’Anarchie : elle est marquée par « l’absence de tout appareil de coercition » [70].

12. Mais le trait principal qui plaçait Fourier parmi les libertaires au XIXe siècle est son spontanéisme, le développement naturel et évolutif qu’il donne au phalanstère par exemple. C’était l’avis d’Auguste Bebel notamment. Fourier est un des premiers à promouvoir l’utopie « ici et maintenant » mais surtout sans en figer les contours - tout est adaptable dans une vraie cohérence libertaire : « Ce plan n’est cependant, précise Fourier, qu’une proposition. Le lieu d’implantation, et les résultats de la première expérience pourront l’amener à évoluer. Le développement de la société harmonique et de ses richesses le portera à un raffinement et à un luxe impossibles à mettre en œuvre dès le départ » [71]. On doit partir des échecs, améliorer progressivement pour le bien des hommes et de leurs descendants ; ainsi Fourier « ménage tous les possibles et laisse ouverte la voie à la créativité » [72]. Le bonheur et la liberté proviennent de l’expérimentation journalière, non de songes lointains. Il faut s’ancrer dans le réel, et donc quitter l’utopie péjorative pour tenter l’utopie concrète et expérimentale (cf. les « phalanges d’expérimentations » ou « d’essais »), quitte à échouer pour mieux repartir. Ainsi, comme le remarque fort justement Chantal Guillaume [73], il anticipe un des penseurs libertaires les plus féconds et les plus populaires de la fin du XXe siècle : Hakim Bey et ses TAZ ou Zones Autonomes Temporaires [74].

13. D’autre part, son phalanstère (ou « palais sociétaire ») se veut au diapason de ses habitants, pas trop nombreux, et jouissant d’avantages collectifs tout comme de refuges individuels pour s’isoler, en toute autonomie. La construction doit être harmonieuse et plaisante, évidemment attractive ! Là aussi, Fourier anticipe sur l’urbanisme et le communautarisme libertaire, en assurant que le milieu et le type de construction doivent être au service de l’homme et en symbiose avec le monde naturel environnant. « L’habitation doit être en harmonie avec l’habitant » nous rappelle Loïc Rignol [75], et surtout permettre la mobilité interne, dont la galerie-couverte est l’archétype, et l’ouverture externe (le « caravansérail »), malgré une certaine précaution vis-à-vis des mauvais penchants des « civilisés ». Le « collectivisme » fouriériste, respectant l’individualisme, peut donc inspirer largement les futurs anarchistes, même si pour Roberto Massari (qu’on peut contester sur ce point) ils l’ont très peu revendiqué, alors que le marxisme n’a pas hésité à le citer [76]. L’écrivain italien n’hésite pas, quant à lui, en s’appuyant sur la gestion collective et égalitaire du phalanstère, à parler de « communauté autogérée », osant un anachronisme très intéressant pour l’histoire de la pensée et des expérimentations autogestionnaires : en fait il reprend la formule de sa compatriote Laura Tundo émise dès 1991 [77]. Celle-ci reconnaît qu’il ne s’agit pas d’un « principe énoncé et théorisé, mais d’une intuition provenant de la défiance de Fourier vis-à-vis des systèmes représentatifs, et se traduisant en praxis de gouvernement » (l’auteure italienne aurait dû écrire « autogouvernement »). L’idée de praxis est intéressante, car chez Fourier l’autogestion est en acte (à tous les niveaux, économiques ou administratifs), et se solidifie en se faisant : utopie pragmatique et évolutive, marque évidente d’une conception pré-anarchiste. L’idéal fouriériste est bien centré sur la notion de « communauté » libertaire affirme également Arrigo Colombo : communion de vie, de partage et de relation amoureuse, de travail, communauté des biens, communauté des enfants, et communion au sens de partage de l’autorité puisque « personne n’est chef, mais tous assument des responsabilités de gestion et s’y relaient » [78]. Colombo reprend ici la thèse de l’équatorien Alexei Paez qui dès 1986 affirmait que « le projet des communes-phalanstères est une idée qui, approfondie dans quelques propositions significatives, se rencontre dans la pensée libertaire proprement dite » [79]. Laurence Bouchet confirme récemment ces analyses « basistes » et « assembléistes » en insistant sur l’auto-organisation phalanstérienne, à base d’assemblée générale le soir sous forme de « séance de bourse » [80]. Cette communauté fouriériste antiautoritaire et ouverte à l’essor passionnel « a été bien comprise et bien développée dans les réflexions des anarchistes » [81]. Gaetano Manfredonia le confirme puisque « le fonctionnement du phalanstère apparaît ... comme étant fondamentalement anarchiste car ses participants étaient laissés libres de s’organiser en fonction de leurs penchants, sans l’existence d’une autorité politique ou de formes de contrainte morale » [82]. Ce microcosme est en plus ouvert, accueillant, « hospitalier » dirait René Schérer en s’appuyant sur le concept de caravansérail. Si cette expérimentation sociale réussit et fait envie, elle se diffusera par la force de l’exemple, pas par la contrainte : là encore, belle cohérence entre moyens et fin.

14. Cette notion « d’hospitalité » serait sans doute à approfondir. Dans son exposé de Saint-Claude en avril 2007, à l’Assemblée générale de l’Association d’études fouriéristes (« Comment s’exprimer politiquement en fouriériste ? »), René Schérer en fait un des quatre grands thèmes qui permettent de confronter avec bonheur et rigueur Fourier et la vie politique à l’aube des présidentielles françaises. « L’hospitalité », c’est autant l’ouverture aux autres, que la vision cosmopolite, universelle qui sourd dans toute la pensée fouriériste. C’est ce qui rend encore plus éclatante la vision d’une utopie ouverte, non close, qui place Fourier en rupture avec l’utopie classique et le range parmi les premiers utopistes libertaires.

15. Les phalanges et phalanstères ont vocation à s’étendre, à se multiplier, dépassant les cadres urbains néfastes et les frontières stériles. Il y a donc chez Fourier une vision libertaire d’harmonie cosmopolite (cf. un de ses premiers textes de 1803 : Harmonie universelle) au sens fort du terme, et l’amorce sur ce point d’une position fédéraliste (il parle de « ligue fédérale du globe »). Les phalanstères se relient les uns les autres tout en conservant leur autonomie : de ce fait « la fédération des phalanges du globe représente la réelle Harmonie engendrée par l’union des microsociétés harmonieuses » [83]. Cet universalisme fouriériste (on parlera plus tard d’internationalisme) est conforme à sa vision unitaire de l’univers. Il se renforce par les remarques favorables à un langage universel commun, qui annonce les propositions ultérieures concernant l’espéranto : les anarchistes ont toujours été, dans leur majorité, partisans de ces notions.

16. Son refus de système et des sectes, de toute nouvelle théocratie ou théologie (cf. son pamphlet Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen)... le pousse à progresser avec prudence, recul et expérimentations successives (la « Phalange d’essai », dit-il souvent). Ce pragmatisme raisonné va être repris par de nombreux libertaires, surtout au XXe siècle ; je pense par exemple au philosophe anarchiste italien Camillo Berneri (1897-1937). Il se veut donc animé « d’un doute absolu sur tous les préjugés » et se tient en « écart absolu de toutes les théories connues » (Théorie des Quatre mouvements...).

17. Son pacifisme, sa non-violence... contribuent à le rattacher à tout un courant de l’anarchisme, même si sa condamnation de la révolution comme acte autoritaire et destructeur pose problème à un courant qui se proclame parfois révolutionnaire. Mais il annonce les recherches d’anarchistes antirévolutionnaires : Stirner en son temps (qui préfère l’idée de révolte), ou Ronald Creagh aujourd’hui.

18. La position fouriériste en faveur du travail attractif ou agréable peut également être considérée comme un trait libertaire, tant les anarchistes et écrivains libertaires vont reprendre l’idée au fil des décennies, où développer des positions similaires par une sorte de fouriérisme inconscient. Ce nouveau « droit » au travail [84], sans valoriser celui-ci ni ainsi sombrer dans une reproduction stérile du mode de production « civilisé » comme le note Walter Benjamin (1892-1940), permet d’installer la théorie des passions et des libres affinités dans le monde productif. Cependant, la durée du travail reste forte (certaines évocations proposent douze heures) et malgré l’alternance ou rotation des tâches et le libre choix, c’est tout de même bien long pour pratiquer autres activités, loisirs et repos. Pour citer un exemple de reprises néo-fouriéristes de ce thème du travail attrayant et court, le britannique Bertrand Russel (1872-1970), dans sa phase socialiste libertaire de 1918-1919 [85], prévoit un temps de travail limité à 4 heures par jour, et des tâches toutes agréables, ou sinon sur-rémunérées pour les rendre intéressantes. Bien avant lui, Pierre-Joseph Proudhon reprend une formule très fouriériste de « travail joyeux » [86]. Dans un discours à Lausanne en 1876, Élisée Reclus aurait, d’après Max Nettlau, développé ses arguments fondateurs d’un anarchisme assumé publiquement autour du « travail attrayant » [87]. Analysant un milieu libre anarchiste au début du XXe siècle, le journaliste du Temps, F. Mommejja remarque que dans ce « Phalanstère communiste » (titre de l’article), « n’étant point une contrainte, le travail est un jeu » [88]. Le poète chansonnier anarchiste Paul Paillette affirme en 1905 dans Heureux temps que dans le futur anarchiste, « le travail sera récréation ». L’anarchiste breton Émile Masson (1869-1923) assimile travail et « plaisir » dans ses Îles bienheureuses [89]. Camillo Berneri, abattu par les staliniens dans la Barcelone libertaire de 1937, reprend les termes fouriéristes sur le El trabajo atrayente-Il lavoro attraente [90], opuscule publié en 1937 par la prestigieuse Solidaridad Obrera : le livre est suffisamment important pour que les anarchistes suisses d’Il Risveglio le réimpriment en 1938. Avant lui, l’anarchiste russo-américain Aleksander Berkman (1870-1936) affirmait en 1929 que dans la société à construire « le travail serait un plaisir » [91], tout en pensant que travailler trois heures par jour serait largement suffisant : « le temps viendra où le travail sera un effort plaisant, une utilisation joyeuse de l’effort physique au service des besoins des peuples ». Dans les années 1950, le Marcuse d’Éros et civilisation fait de la transformation du travail pénible en plaisir l’axe central du génie fouriériste. Dans son Écotopia de 1975, Ernest Callenbach limite la semaine de travail à 20 heures et ne juge le travail qu’à l’aspect agréable qui lui est lié, puisqu’il fait dire à un de ses protagonistes « pour qu’une chose vaille la peine d’être faite, il faut la faire agréablement - autrement elle ne vaut pas vraiment la peine d’être faite » [92]. Il va même plus loin, en estompant les différences entre travail et vie tout court, au point que celui-ci est apprécié, et entrecoupé de moments festifs ou de loisirs comme pour tout autre moment de la vie [93]. L’écrivain libertaire italien Roberto Massari présente le « travail attrayant », et les initiatives ludiques, le motif principal de son intervention au colloque de Lecce en 1986 : « Il lavoro attraente e la comunità ». L’attractivité ludique, est également reprise par les éducateurs libertaires pour justement éviter que la formation et l’éducation ne soient considérées comme des travaux répulsifs. Toute la pédagogie ludique doit sans doute beaucoup plus à Fourier qu’on ne le pense ou l’écrit.

Cependant, chez Fourier, il ne faut pas exagérer le côté utopique, d’une harmonie différée. Il lutte dans le présent, pour le plaisir de l’instant, comme nous le rappelle son 6e Point de l’« Avis aux civilisés » (issu de la Théorie des Quatre Mouvements et des destinées générales) : « Ne sacrifiez point le bien présent au bien à venir : jouissez du moment, évitez toute association de mariage ou d’intérêt qui ne contenterait pas vos passions dès l’instant même ». Bien des slogans de mai 68 ne disent pas autre chose !

Un post-fouriérisme, mettant en avant l’aspect libertaire, hédoniste, de liberté sexuelle... va être largement répandu dès le XIXe siècle : il est présent dans plusieurs expérimentations utopiques américaines comme la révolte mexicaine du Chalco ou les essais d’amour libre de la colonie Cecilia au Brésil [94], sans compter l’expérience d’Oneida aux États Unis.
Au XXe siècle ces traits sont repris par certains surréalistes, par Michel Aufray ou même dans des romans vaguement utopistes comme ce curieux phalanstère surtout sexuel que raconte Frédéric Chouraki en 2000 dans Ces corps vides, communauté que le héros instaure dans un navire de croisière, le Nile Smart remontant le Nil. Mais l’essai post-fouriériste le plus dense sur la liberté sexuelle est proposé dès 1977 par Pascal Bruckner et Alain Finkelkraut : Le Nouveau Désordre amoureux, qui défie toutes les normes et les pouvoirs et réclame de libérer les possibles, tous les plaisirs et toutes les passions. Cette « utopie de l’étreinte amoureuse » fait bien entendu une large place à la femme, qui est même prise comme modèle. On peut ajouter à la liste le philosophe Vincent Cespedes (né en 1973), libertaire de l’amour « inclusif », c’est-à-dire ouvert aux autres, et intégrant couples et individus dans une volontaire dénonciation du mariage ou de l’amour exclusif : cf. surtout en 2003 son Je t’aime. Une autre politique de l’amour.
La position de rupture radicale, de subversion poétique est revendiquée également par les Lettristes et à leur suite par les Situationnistes.

Enfin, pour rappeler d’autres liens entre fouriérisme et anarchisme, il faudrait développer plusieurs autres aspects - ou creuser certains évoqués ci-dessus, mais ce serait un autre article tout aussi dense. Si on retient quelques pistes, on peut évoquer :

Les essais communautaires rêvés et pratiqués [95] : Joseph Déjacque et L’Humanisphère, l’anarchiste toscan Giovanni Rossi dit Cardias (1856-1943) et la Cecilia, les colonies, milieux libres, communautés ou « phalanstères » comme on les nomme parfois, les multiples essais de l’anarchisme autochtone américain, notamment ceux liés à Josiah Warren (1798-1874) et à Stephen Pearl Andrews (1812-1886),
L’évolution libertaire de quelques fouriéristes vers l’anarchisme, comme Déjacque évidemment et profondément, qui fait la jonction entre féminisme, fouriérisme et proudhonisme, en leur donnant une radicalité tout à la fois individualiste et communiste libertaire [96]. On peut ajouter Jeanne-Désirée Véret-Gay (1810-1891) qui a côtoyé les bakouninistes de l’AIDS - Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste. Même le républicain modéré Victor Considerant, quand il développe ses idées de fédération européenne, semble rejoindre Proudhon et abandonner Fourier [97] ; il pourfend également la démocratie représentative et défend la démocratie directe (cf. son texte de 1850 La Solution, le gouvernement direct du peuple) avec une tonalité parfois très anarchisante, même s’il le fait au nom de La Démocratie pacifique,
La participation anarchiste et d’anarchistes aux entreprises fouriéristes, notamment à Guise dans le Familistère de Godin, comme par exemple Robert Proix (1895-1978). Élevé à Guise, il devient anarchiste individualiste et syndicaliste-révolutionnaire, et se lie à Louis Lecoin. André Prudhommeaux (1902-1968) né à Guise devient un des meilleurs analystes de l’Espagne révolutionnaire, et comme Proix, un des animateurs de la revue Témoins de Zurich.
Les entreprises « uto-pédagogiques » [98], surtout celles de Paul Robin, Sébastien Faure (1858-1942), Francisco Ferrer Guardia (1859-1909) qui bien avant Célestin Freinet (1896-1966) ou Alexander Sutherland Neill (1883-1973) sont les grands continuateurs de Fourier ; dans les années 1920 dans le pays valencien, une école libertaire évoque encore La Armonía [99] et le mot est souvent réutilisé.
L’influence des mouvements et penseurs fouriéristes sur militants et idéologues libertaires, comme par exemple dans la zone gaditane andalouse sur l’exceptionnel personnage qu’est Fermín Salvochea (1842-1907). Gérard Brey en 1993, lors de son intervention au Colloque d’Arc-et-Senans, se pose lui aussi la question des antécédents du mouvement ouvrier ibérique : primauté de l’association économique sur la lutte politique, anti-électoralisme, travail attrayant...
Cette influence (ou ce parallélisme idéologique) est particulièrement nette (sauf Proudhon) pour le thème de la condamnation du mariage, l’égalité des sexes et des genres, la proposition d’union libre (malgré l’ambiguïté entre amour libre et union libre) et la libération des sens... La liste des anarchistes qui se rangent dans cette mouvance est colossale, j’en cite des dizaines dans le chapitre consacré aux utopies anarchistes [100]. Le plus cohérent semble cependant E. Armand (1872-1962) et sa camaraderie amoureuse la forme la plus élaborée de vertus papillonne et composite.
Les propositions et la terminologie utopiques, harmoniques ou harmonieuses, sont souvent communes aux fouriéristes et aux grands penseurs de l’anarchisme ou du mouvement libertaire dans un sens plus large, Reclus et Kropotkine, évidemment, mais pas les seuls... L’extraordinaire penseur de l’anarchisme étasunien, Stephen Pearl Andrews (1812-1886) doit autant à Fourier qu’à ses propres pensées, à tel point qu’entre filiation et convergences d’idées, il faut être prudent comme le remarque Ronald Creagh [101]. Andrews est également l’auteur en 1860 d’un projet utopiste libertaire et fouriériste qu’il nomme Pantarchy [102]. D’autre part il semble que chez un Walter Benjamin s’opère une fusion entre romantisme, pensée libertaire et fouriérisme comme le note Bernard Luc [103] et surtout avant lui Michael Löwy [104]. Le terme « harmonie » est quasiment pris pour synonyme « d’anarchie » quand on parle du futur projeté, et il est intéressant de noter que dans Heureux temps du chansonnier anarchiste Paul-Ambroise Paillette (1804-1880), la fin qui s’intitule « Quand nous serons en temps d’anarchie » a souvent été reprise avec la formule « Quand nous serons en temps d’harmonie » - ce qui nous renvoie aux deux titres du tableau de Paul Signac (1863-1935) Au Temps d’Harmonie (1894-1895) devant initialement s’intituler Au Temps d’Anarchie. C’était certes aussi une manière de la rendre plus acceptable par d’autres courants du socialisme... La lutte contre la « Civilisation » est devenue un poncif depuis Fourier, ne serait-ce que chez le naturien anarchiste Henri Zisly (1872-1945 ?) qui promet en 1901 des « Espoirs d’harmonie : en An-Archie » [105].
Le rôle des anarchistes comme diffuseurs de la pensée fouriériste, en relation notamment avec leur propre idéologie. Il suffit sur ce plan de citer Max Nettlau qui recense bien des ouvrages et articles fouriéristes dans ses diverses anthologies et bibliographies concernant l’anarchie. On peut également citer le cas japonais, moins connu et plus original, avec l’anarchiste Ishikawa Sanshiro (1876-1956) qui est un des premiers à traduire des extraits de Fourier [106]. Il en est de même avec un autre anarchiste Yasutani Kan.ichi (1896-1978). L’historienne anarchiste Claire Auzias (née en 1951) rappelle toujours l’importance de Fourier, et son amitié avec René Schérer explique sans doute aussi l’emploi fréquent qu’elle fait du mot phalanstère. Pour une vieillesse heureuse, elle se positionne pour une « phalanstère pour les vieux » [107], idée qu’elle avait déjà développée dans un texte accessible sur le net [108]. Certes le mot ne correspond pas au sens fouriérien, car il indique une communauté surtout composée d’anciens, mais il révèle bien les accointances entre anarchisme et fouriérisme au début du XXIe siècle.
Ce rôle des anarchistes « diffuseurs » est net, à la suite de Nettlau dans maintes histoires et anthologies de l’anarchisme ; en voici quelques exemples. Guy Lemonnier dit Claude Harmel (1949) « c’est Fourier sans contexte qui a énoncé les idées les plus voisines des doctrines anarchistes » [109] ; en 1962 l’historien libertaire canadien George Woodcock (1912-1995) [110] cite Fourier à quinze reprises, et reconnaît son importance dans le domaine des passions, du traitement des asociaux, de quelques idées proudhoniennes, et en fait même une des sources du communisme anarchiste [111] ; en 1964 l’historien britannique James Joll (1964) fait de Fourier un incontestable créateur d’idées que l’anarchisme va réutiliser, et met surtout l’accent sur l’importance des phalanstères qui préfigurent les communautés contemporaines [112] ; dans un superbe ouvrage, l’italien Domenico Tarizzo (1976), qui parle peu de Fourier, rappelle cependant qu’il « anticipe des points fondamentaux de la société future » [113] formule que reprend à l’identique l’écrivain libertaire italien Marco Sommariva (2004) [114] ; dans un ouvrage de grande dimension, Peter Marshall (1992) fait de Fourier « un des plus grand penseurs libertaires » [115] et malgré ses ambiguïtés, « le plus libertaire de tous les utopistes français du XIXe siècle » [116] et l’analyse en différents endroits, notamment sur les associations libres et phalanstères, sur le travail attrayant, sur l’harmonie future et pour ses nombreuses influences sur l’anarchisme ultérieur ; en 2001 le clair « Que sais-je ? » de Gaetano Manfredonia (qui enfin efface le très contestable essai précédent d’Arvon dans la même collection) donne tout son lustre à Fourier, qui avec d’autres « contribua puissamment à répandre la conviction que la société pouvait s’autoréguler sans avoir recours à des institutions politiques, légitimant ainsi le refus anarchiste de l’État » [117] ; même s’il n’a pas une entrée spécifique, le Dictionnaire de l’anarchie de Michel Ragon (2008) parle à plusieurs reprises de Fourier et en fait comme Manfredonia « un des précurseurs de l’anarchisme » [118].

Il est vrai qu’à l’inverse, le « Que sais-je ? » d’Henri Arvon (1951, mais pourtant réédité en 1968 en pleine redécouverte fouriériste) ignore Fourier (mais cite Considerant) [119], et que Jean Préposiet (1993) fait l’impasse sur le bisontin, et ne propose qu’une formule schématique en le plaçant dans la ligne des « doctrinaires » [120]. Cet auteur semble reprendre la critique « dogmatique » formulée par Marshall [121]. La plus importante et la plus sérieuse étude sur l’anarchisme de ces dernières années, celle du prolixe universitaire anarchiste italien Giampietro dit Nico Berti (1998), ne traite Fourier que comme une des sources partielle du proudhonisme [122]. L’ouvrage le plus innovant sur l’anarchisme de ces dernières années, celui de Daniel Colson (2001) fait curieusement l’impasse sur Fourier, sauf sur la sempiternelle remarque indiquant les emprunts proudhoniens [123] ; il est vrai qu’il part de Proudhon, mais tout de même c’est étrange pour un esprit philosophique aussi ouvert et éclectique. Le petit livre de vulgarisation, très bien fait, du libertaire canadien Normand Baillargeon (2001) ne se soucie de Fourier que pour les aspects éducatifs [124].

Il est bon cependant de se souvenir que Fourier peut-être vu sous d’autres angles, et que si les libertaires et anarchistes s’en réclament fortement, il a évidemment d’autres descendants et d’autres interprétations. La meilleure lecture de cette extraordinaire et « anarchique » (au sens péjoratif cette fois) diversité provient d’une remarquable revue, les Cahiers Charles Fourier, lourd travail mené par l’Association d’Études Fouriéristes qui dispose aujourd’hui d’un site très bien fait et très utile.
Fourier peut parfois donner des armes à une position anti-libertaire : « Est-ce bien par la liberté qu’on peut conduire le civilisé à la sagesse ? Non : il faut le contraindre [...] Il faut, pour son propre bien, employer avec lui les voies ‘’coërcitives’’ ». Cette terrible citation faite par Mirella Larizza [125], issue de la Théorie de l’unité universelle, fait effectivement froid dans le dos, et s’apparente aux positions impérialistes et au complexe de supériorité (le « complexe de l’homme blanc » évoqué par Kipling) de bien des révolutionnaires jacobins de l’époque de la Révolution française, ou de chantres du colonialisme par la suite ! Larizza en retire l’idée de base que souvent la « méthodologie révolutionnaire fouriériste » n’est pas un élément qui le rapproche de l’anarchisme (à la différence du projet idéal sociétaire).
D’autre part, analysant surtout la pensée économique de Fourier, elle propose une conclusion polémique : ce ne seraient pas les intentions libertaires qui priment pour atteindre l’harmonie fouriériste, mais l’essor de la production et la refondation d’une société d’opulence, seule à même de limiter les conflits et de permettre la liberté des mœurs et une vie sans contrainte. Belle démonstration, mais cela n’enlève rien aux aspects libertaires évoqués et très présents, et donc à la revendication libertaire de Fourier par un grand nombre de personnes. Cela ne peut que nous amener à penser que Fourier n’était pas anarchiste conscient ni déclaré, ce qu’en fait personne n’a jamais affirmé.
En dépassant Fourier, si on analyse les fouriéristes revendiqués, ceux de l’École sociétaire notamment, le positionnement est plutôt globalement républicain, rigide moralement, autoritaire le plus souvent dans la démarche, parfois antisémite, rarement vraiment libéré sur le plan des mœurs, sauf peut-être Jeanne-Désirée Véret qui avoue ses penchants sexuels et sa liberté avec une belle franchise... Tous ces traits sont foncièrement en contradiction avec les idées de base de l’anarchisme.
Il faut donc fortement nuancer, mais reconnaître que Charles Fourier dispose à mon avis de toute sa place dans toute histoire complète de l’anarchisme. Pour ma part, je l’analyserais désormais juste après William Godwin parmi les premiers exposants de ce très riche et très diversifié courant de pensée.