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11-21
L’Énigme des quatre mouvements
Fourier et ses premiers lecteurs
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 13 octobre 2016

par Beecher, Jonathan

Deux ensembles de questions se trouvent à l’origine de cet article et déterminent sa structure. D’abord, comment Fourier souhaitait-il être lu et quelles stratégies littéraires a-t-il mises en œuvre dans la Théorie des quatre mouvements ? Ensuite, de quelle façon ses écrits furent-ils reçus, quels furent ses premiers lecteurs ? Un exemplaire de la première édition de la Théorie des Quatre mouvements annoté par Olinde Rodrigues fournit ici des éléments de réponse.

Deux questions rendent problématique toute interprétation de la pensée de Charles Fourier. La première est la suivante : comment ses contemporains lurent-ils Fourier ? Comment comprirent-ils ses écrits, notamment ces passages que maints lecteurs d’aujourd’hui considèrent comme un surprenant mélange de sens et non-sens ? La seconde, à laquelle il est impossible d’apporter une réponse tant soit peu définitive, est celle-ci : comment Fourier souhaitait-il être lu ? À quels moments, et dans quels passages se voulait-il ironique ? Et quand souhaitait-il en revanche être pris au pied de la lettre ? Cela constitue un réel problème, car Fourier fut un écrivain éternellement enjoué, et son œuvre est pleine de provocations et même de mystifications. Hélène Tuzet a dit que le lecteur de Fourier a souvent l’impression d’être en face « d’un pince-sans rire, énonçant d’énormes blagues avec une imperturbable gravité [1]. » Fourier lui-même a pratiquement dit la même chose dans ses écrits et commentaires sur ce qu’il appelait « l’énigme des quatre mouvements ».

Ce que je voudrais faire ici, c’est en premier lieu me demander comment Fourier souhaitait être lu en analysant les stratégies littéraires mises en œuvre dans la Théorie des quatre mouvements. J’aimerais soulever ensuite la question de la manière dont les écrits de Fourier furent reçus en m’intéressant à ses premiers lecteurs ainsi qu’à un exemplaire particulièrement intéressant parce qu’annoté de la première édition des Quatre mouvements.

I

Il y a tout d’abord la question des stratégies littéraires de Fourier et de ses commentaires sur « l’énigme des quatre mouvements ». Dans des manuscrits datant pour la plupart de la fin de l’Empire, Fourier a expliqué que la Théorie des quatre mouvements était un travestissement voulu, une œuvre d’une « bizarrerie étudiée » [2].

Ainsi, dans son « Préambule explicatif à la première annonce » écrit autour de 1812 et intitulé « Le Sphinx sans Œdipe », Fourier écrit ceci : « Cet ouvrage dans lequel j’annonçai la théorie de l’unité universelle était une espèce de parodie publiée avant la pièce [3]. » Incapable en 1808, dit-il, de publier un exposé complet de sa théorie, il a commencé par un « ballon d’essai » destiné à intéresser ses lecteurs, mais aussi à les mystifier. Il dit qu’il n’y avait pas une « seule syllabe » à désavouer dans ce livre, mais il explique qu’il constituait néanmoins une parodie par la bizarrerie de sa composition, par ses affectations stylistiques, et par la présentation fragmentaire et « tempestueuse » de la doctrine.

À l’en croire, son objectif aurait été double. D’abord, il avait voulu « sonder l’opinion » afin de mieux connaître la profondeur des préjugés auxquels se heurterait une révélation totale. À cette fin, il avait endossé « l’habit d’Arlequin, bigarré de toutes couleurs ». Il avait affecté « tantôt le pédantisme, tantôt la grivoiserie, tantôt l’inspiration ». D’abord, quelques détails empruntés à sa cosmogonie : il savait que cela choquerait et paraîtrait incroyable, dans la mesure où il avait (à dessein) négligé de fournir la clef de sa théorie. Après avoir « lanc[é] les railleurs », il était ensuite passé à quelque chose de plus sérieux : ses attaques révolutionnaires contre le système matrimonial et contre le commerce. Les philosophes, il le savait, étaient particulièrement chatouilleux sur la question de l’amour libre, chapitre où ils étaient « plus intolérants que les prêtres mêmes ». Aussi avait-il traité cette question sur le ton de la facétie, se contentant de quelques allusions à ce qui était pourtant « la branche la plus importante de l’attraction » [4].

Le commerce était « secrètement haï » par tous les Européens qui subissaient alors tout le poids du blocus anglais. Aussi, dans sa troisième partie, concernant la critique de « la licence commerciale », avait-il adopté un ton plus grave, et prouvé ainsi que, lorsqu’il le voulait, il pouvait n’être « pas plus bizarre qu’un autre ».

Pendant tout ce temps, tel un éclaireur s’aventurant derrière les lignes ennemies, il avait eu pour objectif d’observer le public, de tester ses réactions, de noter les points où, en dépit de toutes ses moqueries, il céderait du terrain et concéderait que cet ouvrage n’était pas pure folie.

Le second objectif de cette parodie avait été de confondre les plagiaires. En présentant sa théorie de cette manière bizarre et visionnaire, en jouant à l’idiot, il avait tendu un « piège aux zoïles ». Tout occupés à tourner le livre en ridicule, ils en oublieraient de chercher « la perle enduite de boue ». Et pourtant, cette perle, elle était là. Il ne voulait pas encore révéler son secret dans sa totalité, mais en dire juste assez pour établir ses droits sur la découverte.

Cette explication donnée par Fourier de « l’énigme des quatre mouvements » soulève presque autant de questions qu’elle n’en résout. Les écrits où Fourier la développe sont pour la plupart postérieurs de plusieurs années à la publication du livre. Fourier s’est entre temps convaincu que le fiasco commercial et critique de son ouvrage a été l’effet d’une conspiration montée par la « cabale philosophique » de Paris, et il a soif de revanche. Il est clair qu’il ne s’était pas attendu à la volée d’insultes qui saluèrent la publication de l’ouvrage et, lorsqu’il parle de « piège tendu », cela a tout l’air d’une justification après coup. Il faut bien avouer aussi que durant la suite de sa carrière, lorsque Fourier s’applique à s’exprimer avec clarté et sans ambiguïté, cela donne souvent des ouvrages d’une bizarrerie non moins grande. Ainsi Frank Manuel a-t-il pu écrire que les propos de Fourier sur l’énigme des quatre mouvements n’étaient qu’une rationalisation fabriquée a posteriori pour se protéger du ridicule. « Si l’on devait accepter l’explication que donne Fourier au secret des quatre mouvements, écrit-il, il faudrait interpréter sous un jour différent beaucoup de ses extravagances [5]. »

Je n’accepte pas pour ma part l’argumentation développée par Manuel : je crois que la rationalisation de Fourier (s’il tant est qu’il y en avait une) a été préparée à l’avance, et qu’elle concerne uniquement la présentation de ses idées et non pas quelque élément « extravagant » de sa doctrine. Sur ce point, une lettre écrite à Fourier par un libraire de Paris, Claude Brunot-Labbe, qui s’est chargé d’écouler une centaine d’exemplaires du livre, constitue un témoignage important. Brunot-Labbe écrit à Fourier le 14 janvier 1809 :

Au premier abord […], le titre peut être regardé comme [celui d’un] livre de mathématiques plutôt que d’un livre du système d’imagination extraordinaire. Il est venu beaucoup de personnes pour l’acheter qui, l’ayant vu, n’en ont point voulu. Comme vous dites que c’est une énigme qui s’expliquera plus tard, il serait à souhaiter que vous en donniez de suite l’explication, afin de donner plus de cours à votre ouvrage [6].

Cela constitue une réponse à une lettre écrite par Fourier le 18 novembre 1808, c’est-à-dire douze jours avant la publication du premier compte rendu de la Théorie des quatre mouvements. Fourier parle donc déjà d’énigme antérieurement à l’accueil désastreux réservé à l’ouvrage par les journalistes parisiens [7].

La structure du texte de la Théorie des quatre mouvements, effectivement constitué d’articles et d’essais d’une grande diversité de tonalités « cousus » ensemble, est aussi tout à fait compatible avec les explications de Fourier dans ses commentaires sur « l’énigme des quatre mouvements ».

Il y a par ailleurs un élément d’obscurité voulue, non seulement dans ce que Fourier choisit momentanément de taire, mais aussi dans ce qu’il choisit d’expliquer. Il écrit plus tard que lorsque certains de ses amis ont lu sur épreuves le « Discours préliminaire » à son ouvrage et l’ont trouvé « sagement écrit », il s’est empressé d’y ajouter une introduction écrite sur son mode le plus « visionnaire [8]. » De ce fait, il me semble évident qu’il y avait un élément de mystification délibérée dans les Quatre mouvements. Mais en conclure que l’énigme fut effectivement concertée avec toute la préméditation rusée que Fourier s’attribue rétrospectivement serait peut-être excessif. Comme il le reconnaît lui-même, « j’ai l’esprit naturellement bizarre et impatient des méthodes. Il me convenait donc de spéculer sur l’emploi de mes moyens naturels [9]. »

II

Si nous pouvons établir que la Théorie des quatre mouvements était effectivement une énigme, il reste la deuxième question : comment a-t-on lu Fourier ? Comment, plus précisément, a-t-il été lu par ses premiers lecteurs, c’est-à-dire les lecteurs de la Théorie des quatre mouvements et ceux de ses premiers articles, publiés dans les journaux de Lyon sous le Consulat ? Sur ce point une constatation s’impose d’emblée : les premiers lecteurs de Fourier furent surtout des femmes, en l’occurrence des Lyonnaises, qui lurent les articles que Fourier publia en 1803 et 1804 dans le Bulletin de Lyon et le Journal de Lyon.

Pendant les mois de frimaire et nivôse de l’an XII Fourier connut en effet un moment de notoriété à Lyon en publiant des articles, des satires, et des poèmes dans les deux principaux journaux de la ville. Dans ces articles, il s’adressait surtout aux femmes, se moquant de leur inaptitude à écrire de la poésie, mais aussi célébrant leurs grâces et leurs appas. Dénoncé comme « l’auteur impudique » de « vers érotiques », Fourier proteste d’abord que son style est « grivois, ce qui est différent d’érotique ». Mais invité par une certaine « Femme A. F. » à rendre compte de ses « travaux sur l’harmonie sociale qui doit succéder à la civilisation », Fourier laisse le badinage céder à l’inspiration. Dans un article intitulé « Harmonie universelle », il présente le premier exposé public de son « calcul de l’attraction passionnée », et de ses lois du mouvement social qui vont « conduire le genre humain à l’opulence, aux voluptés, à l’unité du globe ». Deux semaines plus tard, il publie un article intitulé « Triumvirat continental et Paix perpétuelle sous trente ans », dans lequel il met en garde ses lecteurs contre la possibilité d’une guerre entre la France et la Russie. Il semblerait que les autorités aient considéré que les idées exprimées dans son « Harmonie universelle » étaient trop extravagantes pour constituer un sujet de préoccupation. Mais en revanche, en faisant allusion à la menace de guerre, Fourier avait enfreint un des interdits du journalisme à l’époque napoléonienne. Il se vit donc signifier l’interdiction de publier tout nouvel article politique dans les journaux de Lyon [10].

Pendant quelques semaines, à la fin de 1803, Fourier devint la coqueluche de la ville – le « commis faiseur d’Harmonie », célébré dans le Bulletin de Lyon comme un « grave penseur », un « génie universel », et brocardé dans le Journal de Lyon comme un candidat à Charenton. En soi, cette notoriété n’était pas faite pour lui déplaire. Il se peut aussi qu’il ait brièvement vu dans le Bulletin de Lyon un tremplin pour faire connaître sa théorie au grand public. L’orage provoqué par la publication du « Triumvirat continental » balaya ces espoirs.

Passé ce bref moment de célébrité, Fourier continue toutefois à exposer sa doctrine au public. Il semblerait que, pendant les années qui précédèrent la publication en 1808 de la Théorie des quatre mouvements, il ait dispensé une sorte d’enseignement oral sur sa théorie. Il écrit des poèmes pour ce qu’il appelle des « adeptes qui ont conversé avec moi ». Et dans le « Discours préliminaire » de la Théorie des quatre mouvements, il parle des femmes qui ont « tressailli d’impatience » lorsqu’il racontait par le menu les délices de l’Harmonie et des « raffinements voluptueux que ce nouvel ordre introduit jusque dans les travaux les plus insipides ». Il explique aussi qu’il a reçu des lettres lui demandant un résumé détaillé de sa doctrine et des « conseils » sur « la conduite convenable […] pour employer utilement le reste de la civilisation » [11]. Tout cela devait déboucher sur la publication de la Théorie des quatre mouvements, qui a été, semble-t-il, une réponse à ces lettres, ainsi qu’aux témoignages d’intérêt et de curiosité venant des Lyonnais (et surtout des Lyonnaises).

III

Après ces quelques remarques générales sur les premiers lecteurs de Fourier, je voudrais maintenant parler d’un exemplaire particulier de la première édition de la Théorie des quatre mouvements, exemplaire qui se trouve aujourd’hui à la bibliothèque de l’université de Stanford et qui pourrait jeter une autre lumière sur la question de la réception des idées de Fourier. L’intérêt présenté par l’exemplaire en question est d’être passé par les mains de deux contemporains de Fourier, Pierre-Simon Ballanche et Olinde Rodrigues, qui furent tous deux des personnages d’une certaine importance historique. Nous savons que Ballanche ne prit pas même la peine de lire (quand Rodrigues acquit son exemplaire, les pages n’en avaient pas été coupées). Mais Olinde Rodrigues le lut pour sa part attentivement, emplissant les marges de commentaires brutaux et souvent caustiques qui font de cet exemplaire un objet unique présentant pour les chercheurs un intérêt exceptionnel [12].

Le premier propriétaire de cet exemplaire de la Théorie des quatre mouvements, Pierre-Simon Ballanche, était l’un des principaux philosophes du renouveau romantique religieux de la France post-révolutionnaire. Royaliste convaincu, ami de Chateaubriand, d’Ampère et de Madame Récamier, Ballanche était un « homme de lettres » influent dans la ville de Lyon, là où Fourier fit ses débuts. Ballanche devait plus tard devenir le véritable guide spirituel de l’« école mystique » de Lyon. Fourier et lui se connaissaient vaguement, et Ballanche était en fait le rédacteur du Bulletin de Lyon, dans les colonnes duquel Fourier fit ses débuts de journaliste. Mais les deux hommes n’avaient pas grand-chose en commun. Chacun d’entre eux n’éprouvait guère d’intérêt pour les écrits de l’autre, et il y avait en fait un abîme entre la manière dont Fourier célébrait les passions et le mysticisme de Ballanche. Néanmoins, en 1802, au tout début de sa carrière, Fourier était suffisamment familiarisé avec la pensée de Ballanche pour écrire une satire malicieuse de l’introduction louangeuse donnée par ce dernier à une œuvre pie intitulée L’Amour du mépris de soi-même [13]. Dans quelles circonstances Ballanche entra-t-il en possession de cet exemplaire du livre de Fourier ? Nous l’ignorons. Il se pourrait parfaitement qu’il se soit agi d’un exemplaire que nous qualifierions aujourd’hui de « service de presse », adressé au journal que dirigeait Ballanche. La seule chose que nous sachions est donc que les pages du livre n’étaient pas coupées quand il passa des mains de Ballanche dans celles de Rodrigues.

Olinde Rodrigues venait pour sa part d’une famille de banquiers juifs bordelais. Durant sa jeunesse, il avait suivi ses études au lycée Napoléon, puis travaillé comme tuteur à l’École polytechnique, avant de soutenir un doctorat en mathématiques. En 1823, il rejoignit le groupe de jeunes hommes talentueux qui était en train de se constituer autour du penseur social visionnaire Henri de Saint-Simon. Ces disciples de Saint-Simon étaient des jeunes gens brillants mais inquiets ; ils considéraient qu’ils vivaient dans une société où les liens sociaux traditionnels s’étaient effondrés. Tous étaient en quête d’une foi susceptible de donner un sens et un but à leur vie, et ils voyaient en Saint-Simon le prophète d’un monde nouveau dans lequel la science et l’amour se combineraient pour conduire à une régénération matérielle et morale de l’humanité [14].

Peu après la mort de Saint-Simon en 1825, Rodrigues et quelques-uns de ses amis fondèrent le journal Le Producteur, qui avait pour but « de développer et de répandre » les théories de leur maître. Bien que cette feuille n’ait paru qu’un an à peine, le groupe resta soudé et le nombre de ses membres s’accrut. Beaucoup des nouveaux convertis à ce qui fut bientôt connu sous le nom de « saint-simonisme » venaient de l’École polytechnique, la plus prestigieuse des écoles françaises d’ingénieurs et de sciences appliquées [15]. En 1829 et 1830, les saint-simoniens organisèrent un programme de conférences publiques, par la suite publiés sous le titre d’Exposition de la doctrine de Saint-Simon. La « doctrine » qu’ils élaborèrent n’était pas un simple résumé des enseignements de Saint-Simon, mais constituait le « prolongement » et le « développement » des conceptions de ce dernier sur l’histoire, le travail, l’industrie, l’amour et la religion. Quand ce cycle de conférences fut achevé, les disciples avaient radicalisé les enseignements de Saint-Simon sur un certain nombre de plans ; ils avaient également donné naissance à ce qu’ils présentaient eux-mêmes comme une « foi » – une religion nouvelle destinée à combler ce qu’ils percevaient comme le vide religieux et moral caractérisant leur époque. En 1829, ils se constituèrent formellement en « église » placée sous l’autorité de deux « Pères suprêmes », Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard.

Olinde Rodrigues devait toujours rester fidèle aux idées de Saint-Simon telles qu’il les comprenait – en particulier à sa préoccupation d’améliorer la condition de la « classe la plus pauvre et la plus nombreuse ». Mais en 1830 et 1831, la religion saint-simonienne se trouva écartelée par une série de schismes douloureux qui virent Prosper Enfantin se faire « pape » et excommunier divers « hérétiques » », lançant un appel à la « réhabilitation de la chair ». En octobre 1831, en réponse à ce qu’il considérait être l’encouragement donné par Enfantin à la promiscuité parmi les femmes membres de la communauté saint-simonienne, Rodrigues proposa au mouvement d’adopter un nouveau code moral. Le mariage, déclarait-il, constituait « un lien sacré », et un « intervalle relativement immense » se devait d’exister entre l’affection mutuelle existant entre époux et les liens effectifs susceptibles d’exister entre les saint-simoniens et les saint-simoniennes en dehors du mariage. Toutefois Rodrigues admettait la nécessité du divorce, et il ajoutait que les dispositions précises concernant la juste conduite en matière de mœurs devaient être laissées à l’appréciation de la femme émancipée de l’avenir qui serait appelée à prendre la tête de la hiérarchie saint-simonienne aux côtés d’un futur pape saint-simonien autre qu’Enfantin [16]. Le code proposé par Rodrigues fut rejeté, et finalement, en février 1832, il rompit avec Enfantin. Ce fut vraisemblablement peu après – et en tout état de cause avant la dissolution finale du mouvement saint-simonien survenue en 1833 – que Rodrigues fit l’acquisition de l’ouvrage de Fourier et le lut.

Que nous apprennent les annotations d’Olinde Rodrigues en marge du texte de Fourier ? Tout d’abord, que Rodrigues lut ce livre avec attention. Les passages soulignés et les annotations sont légion, et les marges sont pleines de points d’exclamation, de points d’interrogation et de brefs commentaires. « Faux ! », « Vrai ! », « Pourquoi ? », « Stupide ! », « C’est trop fort ! », « Et vous même ? ». Un véritable dialogue se développe dans les marges du livre. Certains commentaires de Rodrigues débordent de sarcasmes. Quand Fourier parle par exemple des trois passions « raffinantes » qui poussent les gens à la débauche et au libertinage dans la civilisation contemporaine, alors qu’elles pourraient être utilisées à meilleur escient dans son utopie, Rodrigues écrit : « Voilà les clefs de l’unité ». Et quand Fourier fait référence à l’éventail complet des huit cents types passionnels, Rodrigues ironise : « 800 juste ! »

Parfois, Rodrigues note « original », à propos par exemple de la proposition faite par Fourier de mettre en place au sein de chaque communauté une « bourse » où les activités des groupes de travail pourraient chaque jour être organisées et planifiée. Le plus souvent toutefois, Rodrigues reste critique ; surtout, il semble tout à fait incapable d’apprécier les passages espiègles ou bizarres dans le livre de Fourier. Quand Fourier décrit la troupe de chevaliers errants qui, dans la société de l’avenir, feront le tour de la Terre en quête d’aventures et de romances, Rodrigues note avec mauvaise humeur « Quelles puérilités ridicules ! » Et quand Fourier spécule sur la future désintégration de la Voie lactée et sur l’éventualité de voir le réchauffement de l’atmosphère terrestre conduire à la formation d’une ceinture ou d’une couronne autour du pôle Nord, Rodrigues se contente d’écrire « Charenton ! », en référence à l’asile d’aliénés le plus célèbre de France.

C’est toutefois dans la section traitant de l’amour et du statut passé, présent et à venir de la femme, que les gloses marginales de Rodrigues sur Fourier sont les plus intéressantes. Le féminisme de Fourier et son radicalisme en matière sexuelle sont bien connus depuis la publication en 1967 du traité intitulé Le Nouveau Monde amoureux, qui était resté à l’état de manuscrit [17]. Mais durant son existence, Fourier mit pour l’essentiel sous le boisseau sa vision résolument anti-patriarcale de l’ordre politique et social – sauf dans son premier ouvrage publié, la Théorie des quatre mouvements. Dans ce livre, Fourier s’efforçait de construire une théorie de l’évolution historique en partant de l’idée que les améliorations apportées à la condition de la femme étaient la clé de tout progrès social. Et l’on trouvait dans ce livre ce qui a été décrit comme « une tentative systématique de briser la loi du père de toutes les manières concevables ». Dans la société idéale telle que Fourier la concevait, les femmes devaient bénéficier d’une liberté sexuelle totale dès l’âge de dix-huit ans. Et le mariage monogame était appelé à disparaître, laissant les femmes libres de choisir entre leur père biologique et leur père adoptif. L’utopie de Fourier était par conséquent bâtie sur le rejet explicite de l’autorité paternelle [18].

Comment Olinde Rodrigues réagit-il à cela ? Cette question est d’autant plus intéressante que les saint-simoniens eurent eux-mêmes d’intenses débats au début des années 1830 à propos de la nature et des besoins des femmes, de l’avenir de la famille nucléaire, et du rôle que les femmes seraient appelées à jouer dans la régénération à venir de la race humaine. Rodrigues ne fut pas le seul membre de la communauté saint-simonienne qui se sentit obligé de réagir devant la tentative d’Enfantin d’imposer sa « nouvelle loi morale » légitimant les inclinations de ceux qui avaient des dispositions amoureuses « variables » [19]. Mais sa position sur ces questions était profondément ambivalente. Il se méfiait d’Enfantin parce qu’il pensait que ses idées constituaient une menace et se rapprochaient dangereusement d’une ode à l’amour libre. Pourtant, on l’a vu, il acceptait l’idée du divorce, et se considérait lui-même comme partisan – dans certaines limites – de l’émancipation des femmes.

Ce qui est particulièrement notable à propos des annotations de Rodrigues figurant dans cet exemplaire de la Théorie des quatre mouvements de Fourier, c’est qu’elles enrichissent notre compréhension de la nature et des limites de féminisme saint-simonien. À plusieurs reprises, Rodrigues ajoute des commentaires approbateurs aux déclarations de Fourier prônant l’émancipation de femme ou s’en réjouissant d’une manière générale. Il écrit « Bien » lorsque Fourier explique qu’un « Spartacus » féminin sera nécessaire pour se mettre à la tête de la révolte des femmes contre leurs oppresseurs masculins. Et « Très bien » à côté de cette phrase : « Dieu ne reconnaît pour liberté que celle qui s’étend aux deux sexes ». Et quand Fourier affirme que tout le progrès social découle du progrès de la condition féminine, Rodrigues écrit « Vrai ».

Mais il y a de limites à l’acceptation des plans de Fourier sur l’émancipation de la femme. Fourier écrit que, dans son utopie, chaque femme pourra conférer le titre d’époux, de géniteur ou de favori à ses admirateurs ; et il ajoute que quand une femme tombera enceinte, elle sera libre de refuser au père de l’enfant le titre de géniteur. C’est là plus que n’en saurait tolérer Rodrigues. « La femme dispense de la paternité !? » explose-t-il dans la marge. Pour finir, à la fin d’une section dans laquelle Fourier a présenté les « tableaux » des « corporations amoureuses » qui seront ouvertes aux jeunes femmes dans son utopie, Rodrigues ne peut plus se retenir : « Cet homme ignore la pudeur, la réserve, le charme, et la vie du mystère loyal, en un mot, tout ce qu’use de la vie intérieure. Il est bon avec ses tableaux ».

Puis, à partir de la page 268 – soit aux deux tiers du livre environ –, commentaires et soulignements de Rodrigues disparaissent. Il ne semble donc pas avoir lu les remarques finales de Fourier à propos de l’incapacité dans laquelle se trouvaient les sciences « connues » de gérer les défis politiques, économiques, et diplomatiques auxquels la France avait à faire face durant la période napoléonienne. Mais du moins Rodrigues porta-t-il une réelle attention à la partie centrale de la démonstration de Fourier. Et ses commentaires sont fascinants. Pas seulement parce qu’ils révèlent les limites du féminisme saint-simonien, mais aussi parce qu’ils montrent qu’aussi étrange qu’ait été l’ouvrage de Fourier, il pouvait être lu attentivement par un penseur social de la génération d’après. En vérité, nous ne connaissons aucune autre réaction contemporaine au premier livre de Fourier qui témoigne d’un intérêt aussi fort porté aux questions soulevées par lui ou à ses prises de position.

Lors de sa publication, la Théorie des quatre mouvements ne disparut pas sans laisser quelques traces. Un ami écrivit à Fourier en mai 1808 que « les dames de Lyon en raffolent ». Mais c’est là tout ce que nous savons de leur réaction. Il parut également quelques comptes rendus dans des grands quotidiens parisiens. Mais ils étaient moqueurs, et l’on peut douter que leurs auteurs aient lu plus que quelques pages du livre [20].

Si, comme Fourier le prétendit par la suite, son but en rédigeant les Quatre mouvements avait été en partie de « lancer les railleurs », on peut dire que le résultat alla bien au-delà de toutes ses espérances. Car les prophéties et les tableaux de cet ouvrage, les discours sur les dix-huit créations et les mers de limonade constituèrent une accumulation d’« extravagances » dans laquelle les critiques de Fourier purent piocher librement au cours des quatre décennies suivantes. En 1843, dans la Monographie de la presse parisienne, Balzac signa une formule qui fit florès en analysant la manière dont « le blagueur, deuxième variété de petit journaliste », réussissait à gagner dix francs par jour en amusant ses lecteurs avec des absurdités tirées de la Théorie des quatre mouvements [21].

Au vu de ce genre d’attitudes, les réactions inspirées à Olinde Rodrigues par la Théorie des quatre mouvements ont un intérêt tout particulier. Il trouva extravagantes beaucoup d’idées du livre, et en griffonnant « Charenton » dans la marge, il faisait (sans le savoir) écho à un des premiers critiques de Fourier qui avait écrit avoir « aperçu de grands dérangements » chez l’auteur. Pourtant, dans le même temps, Rodrigues reconnaissait que, sur certains points, Fourier disait des choses très sensées. Sur d’autres points, bien qu’en désaccord, il prit la peine de discuter avec Fourier. Les Quatre mouvements furent peut-être une « énigme », construite bizarrement. Mais nous savons aussi que ce livre pouvait être pris au sérieux – et qu’il le fut – par un lecteur acquis aux idées de l’un des principaux rivaux de Fourier.

Traduction : Michel Cordillot