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79-87
Godin, les socialistes et Fourier
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 octobre 2016

par Ucciani, Louis

Dans les années 1880, les socialistes français développent dans La Revue Socialiste un long débat. Celui-ci, notamment porté par Godin, vise tout d’abord à tenter de dégager des lignes d’action par delà la critique sociale. L’expérience du familistère y est discutée. Mais nous voyons aussi se dessiner une tentative de généalogie du socialisme qui viserait à le distinguer du marxisme. Dans ces différents débats la pensée de Fourier apparaît comme un élément central et fondateur.

Dans une lettre adressée au citoyen Malon, directeur de la Revue socialiste le 22 février 1886 et expédiée du familistère de Guise, Godin juge nécessaire une adresse aux socialistes :

Il se peut que je ne me rende pas bien compte du travail accompli par la Revue socialiste  ; je ne suis peut-être pas bien placé pour être bon juge. Mais quand je sens dans les profondeurs de la vie sociale les mouvements convulsifs des besoins de notre temps et que je ne vois, pour y faire équilibre, que la résistance et l’apathie gouvernementale, je me dis que nous avons, nous socialistes d’études et d’expérimentations, autre chose à faire que de la critique sociale, qu’il faudrait réaliser entre nous l’union d’un certain nombre de bonnes volontés pour affirmer un programme de réformes et le faire accepter. [1]

Godin se plaint de n’être pas suivi dans sa proposition dite de l’hérédité de l’Etat ou réforme de l’impôt, grâce à laquelle serait levé l’écueil financier au traitement de la misère. Sa plainte résonne d’une étrange actualité : « Vous combattez les préjugés religieux, ah ! Combien nous devrions combattre davantage, par ce temps de crises sociales, les préjugés économiques et sociaux ! » Cet appel aux socialistes relègue au second plan la critique sociale. Il lui substitue l’action dans la réforme et réaffirme un cadre où le socialisme serait d’étude et d’expérimentation. Ecrire et appliquer, étudier et expérimenter. En ce sens Godin est bien un continuateur de Fourier, jusque dans l’incompréhension. Et s’il renvoie les socialistes à la lecture de ses textes c’est de toute évidence qu’il a franchi le pas de l’expérimentation, ce qui lui vaut d’être intouchable [2]. Incompris et intouchable, comme Fourier. Mais si Godin n’est pas suivi par ses amis socialistes qui considèrent la critique sociale comme première, ils considèrent que son action est crédible. Pour Fourier en revanche, la question n’est pas de ne pas être suivi, mais l’inverse : comment une œuvre généralement et unanimement considérée comme délirante, ou pour le moins poétique, une œuvre à la réception chaotique, a pu, et c’est en la matière exceptionnel, donner lieu à des tentatives de réalisation ? Comment se fait-il que des hommes sérieux et avisés, tel Considerant – polytechnicien et représentant du peuple –, ou Godin – chef d’entreprise –, ont pu engager leur vie et leur crédibilité sur les projets d’un penseur non reconnu, à l’écriture véhémente et difficilement cernable, aux constructions les plus fantaisistes ?

Les philosophes, bien que malmenés par Fourier, lui accordent un réel crédit, reconnaissent en lui une singularité et un moment de la pensée, dont ils ne savent cependant pas trop que faire ; l’idée de transformer la critique sociale en action sur la société rencontre également une adhésion réelle. S’il y a bien un moment où l’on passe du délire à la pensée (le moment de la reconnaissance par la philosophie), cette pensée dégagée du délire devient à la fois pensée du délire (le moment plus tardif de la lecture esthétique de Fourier, à partir notamment de Breton, mais déjà présent chez Sand, Flaubert ou Zola) et pensée de l’agir. Ce dernier processus, qui est historiquement premier, déborde le cercle des proches pour devenir moment de la genèse du socialisme. Dans la Revue socialiste, un article consacré aux rapports entre marxisme et socialisme dégage l’importance théorique et pratique de Fourier :

La critique si vive de Fourier, si bien continuée par ses disciples V. Considerant, Toussenel, H. Renault, etc., porta ses fruits et fut un guide précieux, une fois dégagée des rêves brillants d’organisation qui hantaient le cerveau du grand réformateur. [3]

L’auteur y montre que dans le débat, alors d’actualité (« Il y a quelques jours, à la Société d’Economie politique, on faisait un parallèle entre le Socialisme et l’Economie libérale, cette prétendue science dont le socialisme met quotidiennement à nu les erreurs et les mensonges. »), Fourier peut faire office de contre-feu. Attaqués par les libéraux qui ne voient dans le socialisme qu’un « fait de l’imagination, un enfant de l’hypothèse », qui n’a « ni méthode, ni ancêtre », les socialistes répondent par l’exhibition de leur généalogie : Fourier, Saint-Simon et Auguste Comte. Dans cette antériorité : « L’œuvre critique et analytique appartient à Fourier ; l’œuvre de synthèse, entreprise scientifique la plus vaste qui ait jamais été tentée, est de Saint-Simon et Auguste Comte. » Dans leur confrontation au libéralisme d’un côté et au marxisme de l’autre les penseurs de la critique sociale font donc explicitement référence à Charles Fourier, tout comme leurs dissidents, à l’exemple de Godin. Quand il s’attache dans le même article à restituer le système de Fourier, le rédacteur place cette remarque introductive : « Les marxistes, souverainement injustes envers A. Comte, sont plus impartiaux envers Fourier. Ils attribuent même à certaines de ses vues générales sur l’histoire une importance évidemment exagérée. » Là, on voit se dessiner une adhésion marquée, arme contre le libéralisme [œuvre critique et analytique], et une adhésion tempérée, un peu distante, arme contre le marxisme [à Engels qui affirme : « Là où Fourier est le plus grand, c’est dans sa conception de l’histoire de la société », le rédacteur rétorque : « C’est outrer singulièrement Fourier que vouloir faire de lui le précurseur des théories évolutionnistes contemporaines. »] Mais Fourier est aussi utilisé, cette fois-ci positivement, comme possibilité de débordement de Marx : « Fourier alla encore plus loin dans cette voie d’analyse économique. Il observa la formation, alors à peine visible, d’un facteur de concentration capitaliste que Marx lui-même n’a pas analysé. » Fourier aurait compris l’importance des processus financiers. Les « rêves brillants d’organisation » sont à évacuer pour l’organisation mais à saluer lorsqu’il s’agit de critiquer la finance et le marxisme : « Toutes ces digressions sont des chefs-d’œuvre d’analyse, de perspicacité et de pénétration économiques que les économistes de renom n’ont pas égalisé… »

En mars 1887, toujours dans la même revue, son directeur Benoît Malon publie le cinquième chapitre d’une étude intitulée Les collectivistes français. Ce chapitre, intitulé « Les précurseurs théoriques du parti ouvrier », fait lui aussi une place à l’inventivité de Fourier. Il s’ouvre sur une référence nécessaire à Marx : « L’Internationale fut la véritable entrée en ligne de l’avant-garde du prolétariat occidental en tant que parti socialiste de classe […] Sur la proposition de K. Marx, l’assemblée fondatrice, tenue le 28 septembre 1864, à Saint-Martin Hall, adopta le pacte célèbre qui devint de suite une véritable déclaration des droits et des devoirs des salariés soucieux de leur émancipation. » [4]). Mais il envisage lui aussi la genèse française sur laquelle les propositions de Marx pouvaient se greffer. Ainsi, « au moment où l’Internationale fut introduite en France, la partie militante du prolétariat français était presque entièrement mutualiste. La tombe de Proudhon était à peine fermée que sa Capacité politique des classes ouvrières, publiée par des disciples fidèles, devenait du jour au lendemain le Livre de la partie la plus studieuse et la plus intelligente du prolétariat français. » Remarquant d’autre part que « si l’antagonisme des classes est le point de départ du socialisme des partis ouvriers, le collectivisme en est le point d’arrivée », Malon tente une généalogie où Fourier occupe une place centrale auprès de Saint-Simon : « Ce que ses pénétrantes observations historiques, son synthétique développement intellectuel, ses vastes conceptions philosophiques avaient révélé à Saint-Simon, Fourier le devina par intuition. » Fourier aurait l’intuition de ce que la philosophie révèle à Saint-Simon et que Marx et Engels portent au rang de science (« La grande gloire de Marx et d’Engels sera d’avoir donné au collectivisme moderne sa méthode scientifique. » [5]) L’apport de Fourier est ici encore, dans le sillage de Engels, lié à sa conception de l’évolution : « Il divisa l’histoire en quatre périodes de développement : Sauvagerie, Barbarie, Patriarcat, Civilisation. Il entend par cette dernière la société bourgeoise qui se meut dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse sans pouvoir les résoudre, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle prétend chercher et que, dans son orbite, la pauvreté naît de la surabondance même. » Cette vision de la société capitaliste apparaît, pour le directeur de La Revue socialiste, la plus pertinente. Ce que nous pourrions nommer la paupérisation paradoxale, cette loi sur laquelle se fonde la société libérale, est reconnu très tôt comme l’apport essentiel de Fourier. Malon en propose une traduction économique et s’en justifie :

Qui pourrait nous reprocher ici de forcer la pensée de Fourier ? Il a été on ne peut plus explicite sur cette question. Il a prédit la féodalité industrielle, donné la loi des crises pléthoriques et remarqué, répétons-le, qu’en se développant la civilisation bourgeoise allait de plus en plus substituer aux servitudes personnelles décroissantes du régime romano-féodal les servitudes collectives croissantes, moins humiliantes peut-être, mais autrement implacables.

Cette vision de la société inscrite dans une logique de la servitude et de la misère renvoie à une autre discussion abordée par La Revue socialiste. Y a-t-il une issue ou faut-il se résigner ? La question retrouve l’exhortation de Godin à dépasser le stade de la critique sociale pour entrer dans la voie de l’action, mais elle déborde le débat socialiste pour retrouver un des débats fondamentaux de la philosophie : la discussion pessimisme-optimisme. Le 5 juillet 1880, dans un article consacré à la question, le rédacteur appelle à une synthèse. Le socialisme, s’il porte un regard pessimiste sur le monde, doit néanmoins avoir foi en l’humain et ses possibilités : « Quant à l’avenir, il est en grande partie entre nos mains. Il serait impossible de ne point tenir compte du passé et des facteurs qu’il nous a légués ; mais le présent, c’est nous, c’est ce que nous voulons et faisons ; l’avenir par conséquent, sera en partie notre œuvre. » [6] – pessimisme en regard du passé et peut-être du présent, optimisme en regard du futur, avec cependant cette précision que le futur est nôtre. La critique sociale et l’analyse de la société, branches de la philosophie morale, devraient se plier à cette double tension : « Il faut donc, si l’on veut me permettre un instant la terminologie hégélienne et proudhonnesque, combiner la thèse optimiste et l’antithèse pessimiste en une synthèse supérieure qui résume ce qu’il y a de vrai chez Démocrite comme chez Héraclite, chez Leibniz comme chez Schopenhauer. » Dans ce jeu des références on a la surprise de voir apparaître Schopenhauer, auquel l’auteur rend en note un réel hommage et qu’il promeut initiateur de cette éthique moderne dans laquelle doit se mouvoir le socialisme. On remarque aussi l’absence de Fourier, vestige de ces éléments du passé auxquels la science a su mettre bon ordre :

Le temps est d’ailleurs bien éloigné où les rêveries de Fourier faisaient école, où l’on croyait aux anti-lions, aux anti-baleines et autres anti-monstres, à l’homme perfectionné, doué de nouveaux sens et de nouveaux organes, et je ne sais quelles fariboles de la même force. Le socialisme scientifique de nos jours a déjà parfaitement conscience des limites de sa mission.

Scientifique par le biais de l’économie et dans son rapport au marxisme, le socialisme se définit comme science sociale. Savoir sur les mécanismes de la société, cette science se veut avant tout action sur ces mécanismes. Connaître pour agir, c’est combiner trois registres de connaissance : l’empirisme, l’utopie et « la méthode positive ». L’un des rédacteurs de La Revue socialiste esquisse cette démarche cognitive en la ramenant à une logique d’évolution : « L’empirisme remplit, ainsi que l’utopie, un office sociologique non moins légitime et nécessaire que la méthode positive ; il en est la forme rudimentaire et grossière, moulée sur les modèles même des procédés psychiques les plus simples. » [7] Dans cette logique Fourier apparaît une fois encore comme un penseur dont l’apport est jugé fondamental. Inscrit dans le second niveau, il participe de l’utopie comprise comme « forme de l’hypothèse », c’est-à-dire comme un mode supérieur du raisonnement :

L’hypothèse et l’utopie sont déjà un mode supérieur de raisonner ; elles constituent l’intervention d’une certaine généralisation et, en même temps, une certaine abstraction dans l’étude des phénomènes. L’utopie, en général, consiste à appliquer à des faits insuffisamment connus et expliqués, les lois de faits qui le sont davantage ; ainsi la sociologie a reçu des explications tirées tour à tour des astres, des nombres, des lois physiques et chimiques, et, en dernier lieu, elle a puisé ses formules dans la constitution physiologique et psychique individuelle.

Si elle est portée par des individus supérieurs – « A la différence des empiriques, les utopistes sont, en général, des hommes de science et de moralité supérieures » –, l’utopie n’en est pas moins un stade à dépasser : « L’utopie est le précurseur de la science, mais elle est toujours rétrograde en ce sens qu’elle systématise la science et arrête momentanément l’évolution des idées. » Ainsi Fourier est-il à la fois loué – « La science sociale doit au moins autant à Fourier, Saint-Simon et Proudhon, pour ne citer que ceux-là, qu’à Comte, Stuart-Mill et Spencer » – et relégué au stade préscientifique.

La réflexion socialiste se démêle face au marxisme en esquissant une généalogie destinée à lui donner une légitimité intellectuelle. Elle résonne plus comme une tentative de légitimation de soi que comme une réelle action sur la réalité. Cette action, en effet, apparaît uniquement liée à la dimension utopique, phase intermédiaire dans la progression vers le socialisme. Si des réalisations de ce type sont validées, ce n’est qu’au titre d’expériences marginales. Ce mouvement de relégation explique l’amertume de Godin. Dans un article consacré au familistère de Guise, La Revue socialiste rend grâce à Godin de ses activités politiques, rappelle la teneur de sa proposition de loi sur l’hérédité de l’Etat, décrit les différentes phases qui ont conduit à partir de 1859 à l’élaboration du familistère et évoque ce qu’il a d’exemplaire. On note que dans ce texte la réalisation est considérée achevée en 1870 :

En avril 1859, M. Godin traça, dans la commune de Guise (Aisne), les fondations de l’aile gauche du Familistère bâtie dans la même année, elle fut ouverte et achevée en 1860. Une partie de la population y fit son entrée à cette époque, mais le bâtiment ne fut complètement habité qu’en 1861. Les travaux d’agrandissement continuèrent pendant les années 1862, 1863, 1864, 1865, 1869 et 1870, et furent terminés par l’édification des écoles, du théâtre, des bains et des lavoirs. [8]

Plusieurs réalisations remarquables sont mentionnées. L’école : « Le mode d’enseignement des maîtres et maîtresses, vis-à-vis des élèves, est surtout celui du raisonnement et de la persuasion ; punitions corporelles sont proscrites, au Familistère, on n’agit sur l’enfant que par la voie de l’influence morale, on le punit en le privant de certains plaisirs. » ; l’industrie : « Association du capital et du travail ou participation aux bénéfices. Voilà le principe. » ; la mutualité ou système d’assurance qui gère pensions, retraites et maladie : « Toutes ces assurances sont gérées par des comités spéciaux, élus par le vote des intéressés. » ; le fonds de pharmacie : « Procure gratuitement les médicaments ordonnés par le médecin. »

Le familistère est ainsi l’exemple réalisé de la lutte contre le paupérisme. La vie s’y déroule dans le respect de la vie (« C’est la sanction du droit à la vie ; elle éteint le paupérisme dans son rayon. ») ; la misère et la délinquance en sont absents (« Depuis la fondation du Familistère aucune intervention judiciaire n’a eu lieu ; et cela, sur une population de 1200 habitants au moins ! On peut juger, par ce seul fait, de la puissance moralisatrice de l’association et du bien-être qui en découle. ») ; fêtes, loisirs et culture s’y développent : fête du travail, fête de l’enfance…

Le familistère est une réussite, un moment transitoire, mais pas un aboutissement : « Quoique M. Godin se soit voué à une œuvre essentiellement humanitaire et sociale, il comprend qu’il n’a créé qu’une œuvre de transition qui a besoin d’être développée. » La critique tient dans cette distance. Le socialisme montre peut-être sa limite en la posant ; il passe à côté de son essence en s’inscrivant dans une logique de progression, délimitant des stades « dépassés ». Godin lui-même adhère certes à cette logique, du moins selon le rédacteur de La Revue socialiste qui le cite : « Le Palais social n’implique en aucune façon l’application absolue de tous les principes dont il dérive, il comporte, au contraire, toutes les voies transitoires que peut exiger le passage de l’état actuel de l’industrie et du travail, à l’industrie sociétaire. » Cependant, une différence essentielle existe entre les deux propositions : Godin pense et réalise un dispositif défini comme un croisement entre ce qui le porte et ce qu’il porte. Si l’on réfère à Fourier, le familistère est une mise en forme de tendances esquissées par lui et, sur le modèle multiplicateur qu’il propose en théorie, une station de croisements et d’agencements rendus possibles. En ce sens Godin envisage bien sa production dans la logique fouriériste comme cellule ne demandant qu’à s’articuler à d’autres et à multiplier ses propres possibilités, tandis que les socialistes ne voient dans le familistère qu’une cellule isolée indiquant de manière expérimentale qu’une autre distribution des relations entre les individus est possible. Le décalage entre l’individu selon Fourier et l’individu selon les socialistes explique sans doute la non-adhésion absolue.

Godin construit de deux manières la justification théorique de sa démarche. Tout d’abord, il fait référence aux expériences déjà tentées, il en établit le catalogue et il énumère les causes d’échec, avant de redéfinir la perspective de Fourier en la matière : « L’influence exercée par Fourier et ses disciples se fit sentir jusqu’à l’étranger, surtout aux Etats-Unis où, de 1840 à 1853, trente sociétés furent fondées sous l’impulsion du mouvement fouriériste. Mais il existait déjà 4 ou 5 sociétés qui sont considérées comme ayant ouvert la voie à la propagande de l’Ecole sociétaire. » [9] Godin considère que puisque ces expériences ont eu lieu, l’expérimentation est possible ; il rationalise sa propre tentative à partir des échecs essuyés. En fait le familistère peut être vu comme un salaire prolongé, l’équivalent peut-être de l’écart aujourd’hui repérable entre salaire brut et salaire net. Il gère, à la place de l’ouvrier, les dépenses inhérentes à la vie ouvrière en offrant un espace social, culturel, sanitaire et éducatif rationalisé. L’ouvrier répond aux deux objectifs de Godin, la performance économique et la redistribution des bénéfices à la collectivité. C’est dans cette double intention que réside son socialisme, et le passage des idées à leur réalisation constitue son originalité dans le socialisme. Selon Godin, les expériences sociétaires ont failli parce qu’elles ont été mal gérées : « La plupart de ces éphémères sociétés, dit Noyes, durent leur échec au manque de capacités administratives, […] à la pénurie de ressources, […] enfin l’incapacité de faire face à leurs dépenses. » et dans son récapitulatif il énumère toutes celles qui disparurent emportées par leurs dettes. D’autre part, amplifié par la pénurie, le facteur proprement humain – la méconnaissance, et donc la non-gestion des passions –, accélère la fin : « dissensions intestines religieuses et sociales, […] soif des satisfactions individuelles, manque d’amour du bien de tous ».

C’est instruit de ces déboires qu’il entreprend sa mise en forme d’un fouriérisme qui s’appuie sur une lecture raisonnée des textes du philosophe tandis que son horizon socialiste évacue d’emblée toute perspective révolutionnaire. Sur ce dernier point, le jugement est expéditif :

Pour les socialistes révolutionnaires, le problème est plus simple ; il ne s’agit pas de trouver les moyens d’organiser la société de façon à ce que chacun trouve satisfaction à ses besoins ; il s’agit de renverser et de détruire l’ordre de choses établi, parce que cet ordre est injuste et mauvais ; on verra ensuite ; adviendra que pourra. Ce sont là des procédés de désespérés qui ne peuvent conduire l’humanité aux satisfactions qu’elle est faite pour rechercher.

Quant à sa lecture de Fourier, elle repose de même sur une logique d’épuration :

Pour lire avec fruit les ouvrages de Fourier, il faut faire une part à sa critique négative de la civilisation, distinguer ensuite les principes d’organisation sociale politique qu’il donne, puis savoir dégager ces principes de la théorie passionnelle idéale dont Fourier les a entourés.

Concrètement donc, il faut en lisant Fourier laisser de côté sa critique de la Civilisation et sa théorie des passions :

Le but poursuivi par Fourier est admirable d’ampleur, mais il est à regretter qu’en cherchant les lois basées sur les besoins, les attractions et les passions de la nature humaine, il se soit égaré dans l’étude même des passions et dans le rôle qu’il leur attribue socialement. Erigeant son système sur un principe erroné, il a obscurci le côté vraiment pratique de ses conceptions.

Le Fourier applicable par le socialisme est, on le voit, un Fourier amputé. Godin note avec une certaine malice que ce qui détourne du réel, intéressera tout au plus le philosophe (« Quant à ses conceptions trop idéales, peut-être serviront-elles un jour à attirer l’attention des philosophes, et les exhorteront-elles à chercher une application plus rationnelle des facultés, si ce n’est des passions humaines, à l’organisation des sociétés. ») Quant au socialiste d’action, il se doit de trancher et d’isoler ce qui est praticable : « Débarrassée de l’idéalisme dont Fourier l’avait entourée, l’association est aujourd’hui un fait dans l’association du Familistère, ce n’est donc pas une utopie. » La lecture socialiste prend alors un tour étrange : elle évacue, même dans ce qu’elle retient du texte fouriériste, ce qui lui paraît immoral. Lorsqu’il s’intéresse aux droits naturels que Fourier reconnaît comme fondamentaux et qu’aucune société ne saurait remettre en cause sous peine de faire moins bien que l’état de nature, Godin note qu’il s’agit de la cueillette, de la chasse, de la pêche, de la pâture et du vol extérieur, et il s’emporte : « Je ne puis laisser passer cette dernière expression sans protester de suite contre elle. Le vol n’est jamais un droit : il est tout simplement la possibilité d’enfreindre le droit des autres. » Or Fourier établit ici le principe premier et fondamental de la gestion de sa nourriture par l’individu ; il considère que la société le lui confisque abusivement – notons au passage combien cette prévention de Fourier était essentielle. Godin corrige le texte et ajoute un droit : « Il est étrange qu’au rang de ces droits primitifs, Fourier ait oublié d’énumérer l’abri. » Godin, lui, pourvoit au logement dans sa caserne idéale.

Car le problème, comme on l’a aperçu dans l’esquisse de discussion sur le pessimisme, tient bien évidemment à l’idée qu’on se fait de l’homme. Dans quelques articles La Revue socialiste s’interroge sur le statut de l’individu dont on veut le bien et dont on déplore le mal-être. Godin considère que Fourier se trompe lorsqu’il estime que « l’homme est parfait, sortant des mains de la nature », que toutes ses tendances naturelles le conduisaient alors à l’état d’harmonie et que l’intervention sociale aurait fait dévier ce devenir harmonieux. C’est sur ce point que s’appuie Fourier dans sa critique l’évolution et de la civilisation. Godin voit ici une « erreur considérable » de Fourier : « La meilleure des organisations sociales ne peut s’établir ni ne pourrait durer sous l’empire de l’égoïsme dont notre état moral présent est encore entaché. » On comprend alors comment les utopies réalisées ne réalisent que l’inverse de ce qui les porte : elles veulent transformer l’humain là où Fourier, par exemple, ne veut que partir de lui. Elles s’inscrivent dans une logique de prolongement et de dépassement de ce qui est, là où Fourier pense l’écart absolu. Fourier développe une logique différente de celle qui n’a su conduire que là où nous sommes.