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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

122-125
La Colonie de Cîteaux
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 avril 2010

par Guillaume, Chantal

La rubrique « Expérimentations » se veut un inventaire doublé d’une réflexion sur le fouriérisme appliqué et à ce titre prend pour objet d’étude et d’intérêt aussi les expériences historiques. Lorsque l’ouvrage de Thomas Voet est paru en 2001 (La colonie phalanstérienne de Cîteaux, 1841-1846, les fouriéristes aux champs, préface de Jean-Claude Caron, Dijon EUD), nous n’avions pas manqué de faire une note de lecture pour signaler la qualité de ce travail consacré à l’expérience fouriériste de l’abbaye de Cîteaux. Mais il est aussi souhaitable de faire une lecture à la lumière de nos analyses des expérimentations de la théorie de Fourier, d’autant que celle-ci en est une application presque fidèle ou du moins volontariste. Il nous semble opportun de nous arrêter sur ces essais ou tests des principes d’organisation communautaire, d’autant qu’ils ont été peu nombreux dans la France du XIXe siècle. Voet note à la fin de son ouvrage qu’aux Etats-Unis entre 1842 et 1846, vingt-quatre phalanstères ont vu le jour, qui n’ont duré que quelques mois, cinq pendant trois ans et deux plus de cinq ans. L’expérience de Cîteaux a duré cinq ans, de 1841 à 1846, en sachant que dès 1843, une majorité de sociétaires avait quitté le lieu. Son fondateur, l’Ecossais Arthur Young, s’est obstiné pendant trois ans à faire perdurer l’expérience, en la renflouant financièrement et in fine, il a perdu de l’argent quand il a revendu les bâtiments de l’abbaye. On ne peut parler de phalanstère mais de colonie phalanstérienne ou d’association sociétaire. Le fouriérisme pratiqué s’accommode très bien de ne pas être conforme au modèle, et peut-être faut-il penser comme Henri Desroche, qu’il est inapplicable en son essence sans que cela constitue un désaveu de la théorie.

Arthur Young d’ailleurs s’associe avec la fouriériste dissidente et réalisatrice Zoé Gatti de Gamond qui prise peu les audaces de Fourier en matière de mœurs ! Il faut aussi préciser que Arthur Young n’est pas seulement le bailleur de fonds mais aussi un intellectuel de qualité engagé dans une entreprise utopiste, soucieux de passer de la théorie à la pratique. Comme tous les socialistes utopistes de l’époque, il n’est nullement découragé par cet échec puisqu’il adhère dès 1844 à un nouveau projet : créer une imprimerie pour publier les ouvrages et journaux de l’Ecole Sociétaire. Un fouriériste réalisateur ne peut jamais être dégoûté par l’échec d’une expérimentation. Une preuve supplémentaire en est donnée lorsqu’il participe avec encore en prime l’insuccès, à la colonie de Considerant à Reunion (Texas) ! Cîteaux réalise la jonction possible entre fouriéristes orthodoxes et fouriéristes dissidents, même si l’Ecole sociétaire soutient très peu l’expérience. Quant aux réalisateurs, ils n’ont pas peur des projets avortés comme Condé Sur Vesgre et se lancent volontiers dans de nouveaux projets.

Reste que l’acte d’engagement dans l’expérience reste flou et pourtant beaucoup quittent leur emploi pour tenter l’aventure : l’association domestique, agricole et industrielle. Ils viennent de Paris et sa ceinture pour la majorité mais autant de Brest comme de Bourgogne. L’étude des profils socio-professionnels des sociétaires soigneusement conduite par Voet nous fait rompre avec une idée fausse : ils seraient des intellectuels inaptes aux travaux agricoles et industriels, puisque ce sont en majorité des artisans travailleurs manuels qui rejoignent Cîteaux. Les candidats à l’expérimentation ne sont pas non plus une bande de miséreux, décidés à vivre aux crochets d’Arthur Young. Mais ce qui apparaît d’emblée et qui peut être une cause de l’échec de l’expérience, c’est qu’il y a peu d’agriculteurs (14%). L’association de Cîteaux rétribue d’ailleurs des salariés extérieurs à la colonie, pour un coût salarial supérieur à celui du marché. En tout cas le domaine agricole et forestier de l’abbaye (530 ha, 234 ha de terres labourables, 56 étangs, 2 rivières) constitue un atout essentiel pour la réussite du projet. Voet insiste aussi sur la qualité des bâtiments, leur nombre, leur destination : plusieurs fermes, granges et hangars, poulaillers, toutes les installations pour faire vivre une communauté rurale, deux moulins, deux huileries, des ateliers de forgerons et pour couronner le tout un théâtre, une Orangerie qui permettent de parfaire le projet de mise en application de la théorie de Fourier. Il est possible de parvenir à un niveau d’auto-suffisance alimentaire sans difficulté. Ce monastère est une aubaine pour installer ce qui peut ressembler à un phalanstère dans sa finalité agricole et artisanale. L’industrie est peu développée à Cîteaux, encore faut-il faire venir des ouvriers spécialisés en métallurgie et textile. La colonie peut se cantonner à des activités artisanales en lien avec celles de l’agriculture.

Arthur Young ne met pas en application de manière précise et fidèle tous les principes de la théorie de Fourier. Il choisit pourtant délibérément de mettre l’accent sur l’organisation du travail, pivot essentiel de la pensée de Fourier : rendre le travail attrayant et rééquilibrer le partage capital/travail. Les dirigeants de la colonie de Cîteaux optent pour des groupes de travaux et une rétribution selon le calcul 1/3 capital et 2/3 travail. Arthur Young et ses amis cessent très vite, nous dit Voet, ne partager l’optimisme de Fourier sur les possibilités de rendre le travail rapidement attrayant. Les témoignages extérieurs rapportent que les sociétaires ne sont pas employés dans les métiers qui sont les leurs, au mieux de leurs compétences. Il est vrai que la passion papillonne commande de changer souvent de tâches donc de ne pas être spécialisé. Est-ce là un obstacle à la réussite, à l’efficacité économique ?

Arthur Young se montre respectueux des principes de l’organisation sociétaire telle que la pense Fourier puisqu’il assure à chacun un minimum garanti (nourriture, logement, indemnités), principe qu’il infléchit par la suite pour éviter la paresse et le désengagement. De même ce qui peut mettre en danger l’expérience, c’est l’embauche de salariés extérieurs pour assurer des travaux agricoles productifs, des manœuvres plutôt mieux payés que les salariés de la région. Pourtant Voet montre que toute l’organisation est marquée par cet effort pour adapter les principes, les aspects doctrinaires aux réalités. Certaines activités comme la culture de céréales, de pomme de terre, et de plantes fourragères pour l’assolement sont des réussites, sans oublier la plantation d’arbres fruitiers valorisée par Fourier. Voet remarque qu’il faut bien avouer que les expérimentations agricoles sont inefficaces et il faut vite revenir à de vieilles méthodes. Une des belles réussites de l’expérience, c’est la transformation agricole que constitue la fromagerie. Une possible raison de l’échec pourrait être que la colonie s’est centrée sur des activités agricoles et que le nombre d’artisans qu’elle compte se retrouve très vite désoeuvré. Le projet a-t-il besoin de tous ces artisans et artistes ? On serait tenté de répondre que ce type de projet exige peut-être de convertir chacun à des tâches très diversifiées et probablement à des travaux agricoles en majorité sinon en priorité. Il est difficile de concevoir de mettre aux champs artistes et artisans. On sait combien le maoïsme a paru indéfendable dans sa propension à l’imposer. On comprend mieux pourquoi l’auteur de cette étude précise que l’acte d’engagement dans cette aventure restait imprécis.

Pour ce qui est de la culture et des loisirs à Cîteaux, on n’est pas en reste. On mange bien, on festoie souvent et les observateurs extérieurs notent que la gastronomie ne manque pas de raffinement et surtout que tout cela révèle aussi un certain gaspillage. Fourier, note Voet, ne faisait-il pas du luxe un des premiers buts de l’harmonie sociétaire ? Le château avec sa bibliothèque, son théâtre et ses écoles devient le centre du mouvement d’éducation et de plaisirs. L’opéra dans l’œuvre de Fourier n’occupe-t-il pas une place aussi importante que les charrues et les troupeaux ? La viabilité économique peut être compatible avec le principe communautaire de la multiplication des liens hors le travail.

Ce qui met en danger cette expérience, ce sont des projets d’aménagement architecturaux surdimensionnés. On a vu que les bâtiments sont d’une belle qualité mais pourtant, il est décidé de les réaménager pour les adapter à un projet de colonie qui peut accueillir 600 sociétaires. Il faut savoir que le projet de Citeaux ne fait venir que 100 à 200 sociétaires pour une durée bien courte. Il est prématuré d’envisager ces aménagements disproportionnés par rapport aux besoins.

Les difficultés financières obligent à revoir les règles d’organisation ; 1843 est une année de crise grave. Les coûts de fonctionnement l’emportent largement sur la rentabilité de l’entreprise. Le principe du minimum garanti est remis en question ou plutôt est conditionné par la recherche d’une amélioration de la productivité. On dit qu’à Cîteaux, on fait à douze le travail exécuté par deux ou trois villageois. Cette appréciation est-elle fondée ? La médisance des observateurs est réelle, traduisant l’inquiétude, le ricanement et le doute. N’est-on pas porté à juger a priori l’expérience irréaliste ? Il est certain cependant que les coûts d’exploitation sont démesurés, sans compter les impôts et les dettes.

La question demeure : quelles sont les causes de l’échec ? Elles sont multiples et après tout, on peut reconnaître que cette expérience n’est qu’une version modérée, trop amendée du fouriérisme théorique. Fourier lui même souligne que le phalanstère en modèle réduit risque de fausser le système, la belle mécanique. Fourier se dit prêt à accepter un essai réduit avec 80 familles ou 400 personnes. Il est vrai que cette expérience ne compte que 100 à 200 sociétaires, qu’elle exclut les recommandations en matière de relations amoureuses et familiales entre les sociétaires et qu’elle échoue apparemment à réaliser l’unitéisme. Très vite des conflits de personnes pervertissent la mécanique des passions sans réaliser l’attraction. On comprend mieux l’importance que Yona Friedman accorde à la réalisation de l’unité du groupe.

Cîteaux n’atteint pas l’Harmonie sociétaire, ni le quadruplement du niveau de vie matériel. La colonie ne reçoit pas le soutien des fouriéristes orthodoxes toujours enclins à la suspicion sur la modélisation du phalanstère fouriériste, d’autant que Arthur Young est aussi le soutien financier de l’école sociétaire. Les autorités locales laissent la colonie se détruire elle-même, comptant sur l’irréalisme économique du projet. Peut-être faut-il relativiser l’échec et réaffirmer que l’erreur est de salarier des personnes étrangères à l’expérience. L’autre erreur est d’engager des travaux exorbitants sur les bâtiments en brûlant les étapes. Un projet de ce type ne peut ignorer les contraintes financières et imposerait un certain réalisme qui n’est pas incompatible avec certains aspects de la théorie de Fourier. Ce qui nous laisse perplexe c’est que l’ensemble du domaine de Cîteaux constitue une aubaine pour réaliser une certaine autarcie économique nécessaire pour asseoir l’expérience sur de solides bases.