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Désirée Véret, ou le passé retrouvé
Amour, mémoire, socialisme
Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 15 novembre 2022

par Beecher, Jonathan

A l’âge de quatre-vingts ans, l’ex-fouriériste et ex-saint-simonienne Désirée Véret s’engagea dans une correspondance avec Victor Considerant. Ils avaient eu une aventure amoureuse ponctuelle plus de cinquante ans auparavant. A partir de cette correspondance, l’article évoque la vie et les rêves utopistes de cette femme hors du commun. Le thème principal est le contraste entre la force de la voix qui s’exprime dans ses lettres et le peu de choses que nous savons sur Désirée Véret, sur la “ vie passionnée ” qu’elle a si intensément vécue, et sur la formation de ces qualités de cœur et d’esprit qui impressionnent tant le lecteur de sa correspondance.

En 1890, une veuve de quatre-vingts ans qui habitait dans un petit appartement de Bruxelles s’engagea dans une correspondance avec un veuf parisien de quatre-vingt deux ans, un homme avec qui elle avait connu de brèves amours cinquante ans plus tôt. Elle signa Jeanne-Désirée, veuve Gay - dans ses dernières lettres, ce fut Désirée Véret, et en général elle se contenta de Jeanne-Désirée. Elle écrivit qu’ayant survécu à son mari et à ses deux garçons, elle se retrouvait seule avec ses souvenirs, quasiment aveugle, à Bruxelles. L’homme à qui elle destinait cette lettre représentait ce qu’il y avait de meilleur et de plus intense dans ces souvenirs [1].

C’était Victor Considerant. Il s’était fait connaître dans les années 1830 et 1840 comme journaliste socialiste, conférencier, chef du mouvement qui cherchait à mettre en œuvre la pensée de l’utopiste Charles Fourier. En 1848, aux commencements de la Deuxième République, il avait été élu à l’Assemblée nationale et il avait joué pendant un an un rôle de premier plan. Mais avec l’effondrement de la gauche en 1849, il avait été contraint à l’exil. Il avait contribué dans les années 1850 au projet d’établissement d’une communauté vaguement fouriériste et à son échec retentissant, à l’endroit où se dresse aujourd’hui Dallas, au Texas. Bien avant 1870, année de son retour en France, il était retombé dans l’anonymat.

Désirée Véret retrouva probablement l’adresse grâce à un vieil ami de Considerant, socialiste et bruxellois. Et voici ce qu’elle écrivit le 5 mai 1890 :

“ Victor Considerant se souvient-il de Jeanne-Désirée ?

Si oui, qu’il lui écrive un mot. Elle n’a rien oublié, ni Fourier, ni les sentiments le la jeunesse de 1832, et, dans sa solitude volontaire, elle vit calme, l’esprit et le cœur remplis des souvenirs de toute sa vie passionnelle. ”

La réponse de Considerant fut affectueuse et Désirée Véret fut touchée “ du bon souvenir [qu’il avait] de [son] caractère. ” C’étaient les mots qu’elle voulait entendre : elle n’avait jamais cessé de s’interroger sur ce qui leur était arrivé plus d’un demi-siècle auparavant. “ J’ai eu souvent le cœur serré en pensant que vous m’aviez jugée une bonne fille facile à se donner et facile à quitter. ” Mais cette image ne lui correspondait pas.

“ Je vous ai aimé passionnément, Victor, et je n’ai jamais trouvé une parole d’amour à vous dire, ni une caresse à vous donner, même quand vous m’avez tenu dans vos bras, ce court instant où vous m’avez un peu aimée. L’orgueil m’avait pétrifiée et je ne me le suis jamais pardonnée. ”

Elle expliqua ensuite comment elle était tombée amoureuse de lui et ce qu’elle avait aimé en lui dans ces temps lointains. “ Je rêvais l’amour libre et je savais que vos sentiments étaient engagés et que la ligne de votre destinée était tracée, mais j’aimais votre âme d’apôtre et j’unis mon âme à la vôtre dans l’amour social qui a été la passion dominante de ma vie comme elle est encore celle de ma vieillesse : impuissante mais fervente. ” On aimerait connaître la réaction de Considerant à cette évocation d’un amour perdu qui était en quelque sorte une nouvelle déclaration d’amour reçue d’une octogénaire, mais seules restent les lettres qu’elle a écrites [2].

Ayant ainsi épanché son cœur, Désirée Véret envoya dans les lettres suivantes des coupures de presse belge, elle lui parla de la vie politique en Belgique, de sa vie personnelle, de son expérience de présidente provisoire de la section des femmes de la Première Internationale (1866), de ses relations avec Fourier et avec la féministe irlandaise Anna Doyle Wheeler - “ elle fut pour moi une seconde mère ”. Elle parla aussi de l’œuvre de Considerant, de la “ rigidité ” des disciples de Fourier qui faisaient appel à la cupidité et à l’ambition plutôt qu’aux “ sentiments des déshérités ”, et de ce “ petit journal utopiste scientifique ” que Considerant, espérait-elle, créerait. Souvent elle revenait à elle, à sa vie intime - à ses idées, au souvenir qui lui restait de sa “ jeunesse amoureuse, ” à ses sentiments pour Considerant. “ J’ai deviné à première vue, par intuition, vos défauts et vos qualités et j’ai tout aimé en vous, malgré moi. Rien n’est sorti de ma mémoire depuis votre arrivée à Paris en 1832 et votre visite à Fugère jusqu’à la dernière fois que je vous vis en 1837 chez Robert Owen, hôtel d’Angleterre. ” Elle lui demanda une photographie ; celle qu’il lui envoya exprimant trop de tristesse et de découragement, elle lui en demanda une autre. Elle voulait le fixer dans son esprit avant de devenir complètement aveugle. Mais ce qu’elle aurait aimé par-dessus tout, lui écrivit-elle, c’est qu’il vienne la voir à Bruxelles.

Lui rendit-il effectivement visite ? Il semble que non. Il n’y a aucune trace d’une quelconque rencontre dans ses papiers. Il se rendit à Bruxelles en novembre 1891. Mais sa dernière lettre date du 6 juillet. Dans cette lettre elle lui expliqua qu’elle se préparait à une cécité totale ; elle apprenait à se diriger les yeux fermés dans son petit appartement. Elle ajoutait qu’elle développerait peut-être de cette de cette façon “ quelques manies physiques qui remplaceront les manies de mon cerveau. ” “ Soyez indulgent pour votre constante amie ”, lui demandait-elle en concluant. Probablement mourut-elle cette année-là, à la fin de l’été ou pendant l’automne.

Ces lettres de Désirée Véret à Victor Considerant, je les ai lues pour la première fois il y a des années aux Archives nationales, alors que je travaillais sur les disciples de Charles Fourier. Je savais déjà des choses sur elle. Je savais en particulier qu’avant de rencontrer les idées de Fourier et Victor Considerant, elle s’était engagée avec les saint-simoniens, autres réformateurs zélés qui cherchaient un remède aux bouleversements sociaux causés par l’industrialisation naissante. Je la connaissais aussi comme journaliste féministe d’avant-garde, pour ses articles dans La Voix des Femmes d’Eugénie Niboyet (1848), pour les journaux féministes éphémères qu’elle avait elle-même créés. Rien de ce que j’avais lu sur elle ne m’avait pour autant préparé à ce que je découvris dans ses lettres qui m’émurent profondément. Elles disaient l’intensité du retour de cette vieille femme sur son passé, la fervente passion de sa voix, son appétit de vivre, son refus de s’attendrir sur son sort. J’eus envie d’en connaître davantage sur cette femme et sur sa “ vie passionnelle ”. Ce que je propose dans ces quelques pages, c’est à la fois le bilan de ce que j’ai appris et quelques remarques sur les problèmes que j’ai rencontrés en essayant d’y voir un peu plus clair dans les espoirs, les peurs, les rêves - vie intime et vie publique - d’une Française du XIXe siècle dont l’existence s’est pour l’essentiel déroulée dans l’obscurité [3].

Désirée Véret est née le 4 avril 1810 à Paris. Sa famille était ouvrière ; jeune femme, elle signait parfois “ Désirée Véret, prolétaire ”. Il semble qu’elle commença à travailler comme couturière avant l’âge de vingt ans. Pendant toute sa vie, ses compétences dans les travaux d’aiguille et en couture furent sa principale source de revenu. On ne sait rien sur l’éducation qu’elle reçut, mais elle était capable d’écrire dès l’âge de vingt ans dans un style direct et vigoureux. Elle était avide de découvrir le monde et, dès son plus jeune âge, elle savait prendre une décision et s’y tenir sans se soucier de ses parents ou des conventions.

Elle était très douée pour s’identifier à autrui. Elle compatissait aux malheurs de ses contemporains - les travailleurs modestes, les sans-emploi, les sans-toit, les enfants, les vieillards, et, par-dessus tout, les femmes. Ce sentiment de compassion dessinait les contours de son univers et le sens de son action. C’est probablement mue par la curiosité - “ à la recherche d’un sujet de plaisanterie ”, écrivit-elle - qu’elle assista en septembre 1831 à une réunion saint-simonienne . Persuadée que les saint-simoniens avaient trouvé le moyen de venir en aide aux pauvres et aux opprimés, elle en revint “ pénétrée d’admiration et d’étonnement pour la grandeur des idées et le désintéressement des apôtres ” [4]. Ce fut le début d’une véritable Odyssée : tour à tour, elle rejoignit (et quitta) une grande partie des mouvements sociaux du deuxième tiers du XIXe siècle.

Deux caractéristiques du saint-simonisme attirèrent d’emblée Désirée Véret : le rôle joué par les femmes dans ce mouvement, l’importance accordée par ses dirigeants et ses dirigeantes à l’émancipation économique, sociale et légale des femmes dans la France des années 1830. Mais ces deux caractéristiques furent remises en question quelques mois seulement après la première rencontre de Désirée Véret et des saint-simoniens. Le Globe - le journal des saint-simoniens - publia le 28 novembre 1831 un discours dans lequel l’un de leur chefs, Prosper Enfantin, annonçait que les femmes ne pourraient plus exercer de fonctions dirigeantes dans le mouvement. Désirée Véret devint donc dissidente. Elle fonda en août 1832 avec son amie Marie-Reine Guindorf le journal La Femme Libre, “ forme de réponse au silence imposé aux femmes par Prosper Enfantin ”. Elle y écrivit quelques mois plus tard qu’elle entendait bien aider les femmes saint-simoniennes à s’émanciper de ces contraintes [5].

C’est à la fin de l’été ou à l’automne 1832 que Désirée Véret prit pour la première fois contact avec Charles Fourier et Victor Considerant. La pensée de Fourier l’attira en partie parce qu’il proposait une vision d’ensemble d’une société non-répressive, en partie parce qu’à ses yeux “ en thèse générale les progrès sociaux et les changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ” [6]. Fourier avait quarante ans de plus qu’elle ; ils n’en établirent pas moins une relation intense. En 1833 et en 1834, ayant quitté la France pour chercher fortune en Angleterre, elle resta très liée avec le vieux Fourier. A lire leurs lettres, on devine qu’elle travaille très dur (“ je fais des robes et des nouveautés [...] du matin au soir ”) et qu’elle a une série de liaisons amoureuses qui ne la satisfont pas (“ les anglais sont froids égoïstes jusque dans leurs plaisirs. A l’amour [et] à la table chacun ne pense que pour soi ”). L’une des lettres que lui écrit Fourier contient une déclaration d’amour : “ je vous aime à l’adoration ; je vous aurais parlé de cela si j’eusse été d’âge à faire écouter de pareils discours ; vous êtes trop jolie pour qu’un amant suranné puisse fixer votre attention ; j’ai dû m’en tenir au modeste rôle d’ami. [7] ”. Fourier était un homme qui allait droit au but.

Après deux années en Angleterre Désirée Véret regagna la France. Elle travailla un moment à Dieppe comme marchande de modes, puis elle revint à Paris. Elle fut en relation avec Fourier ; c’est à cette époque, semble-t-il, qu’elle eut sa brève liaison avec Considerant. Elle épousa en 1837 Jules Gay, un Français qu’elle avait rencontré à Londres. Disciple du socialiste utopique anglais Robert Owen, il prônait l’égalité sexuelle aussi bien que sociale. Il était partisan de la communauté des biens dans le mariage et il soutenait par principe le droit à la liberté sexuelle de sa femme. Ils eurent un fils, Jean, en 1838. Un second fils naquit en 1842 ; ils le prénommèrent Owen.

Les dix années d’existence de Désirée Gay après son mariage ont laissé peu de traces. En 1840, elle tenta de fonder avec son mari une école pour les petits enfants près de Paris, à Châtillon-sous-Bagneux. Le projet n’aboutit pas, probablement faute de capitaux, mais aussi parce qu’il était trop en avance sur son temps. “ Son programme d’éducation physique et morale commençait très tôt : dès la naissance des enfants. Tout était pensé pour éveiller leur curiosité et les préparer à la liberté. ” [8] La liberté des mères était également respectée. Elles étaient encouragées à nourrir leurs bébés au biberon plutôt qu’au sein, et les enfants passaient plus de temps entre eux qu’avec leurs parents.

Malgré l’échec de son projet d’école, Désirée Gay resta toujours très attentive aux nouvelles manières d’élever et d’éduquer les très jeunes enfants. Elle poursuivit aussi sa quête de l’“ association véridique ” qui panserait les plaies des travailleurs, des femmes et des exclus de la société, tristes et malheureux. Parallèlement, elle resta en bons termes avec les saint-simoniens, les fouriéristes, les owenistes, dont les idées l’avaient influencée au début des années 1830. Et même si elle et son mari se considéraient comme des communistes égalitaires dans les années 1840, elle n’hésita pas alors à faire appel à ses anciens amis saint-simoniens, devenus dans la deuxième partie de la monarchie de Juillet de respectables hommes d’affaires ou serviteurs de l’Etat, pour aider son mari à trouver du travail [9].

La Révolution de Février 1848, qui mit à bas la monarchie de Juillet et donna naissance à la Deuxième République, plaça brièvement Désirée Véret bien en vue. Avec une poignée d’autres femmes, elle envoya lettres et pétitions aux nouvelles autorités. Elles demandèrent que le gouvernement prenne des mesures concrètes en vue de la libéralisation des lois sur le divorce et de l’amélioration des conditions des femmes au travail, qu’il contribue financièrement à la création de restaurants, de blanchisseries et de logements pour les femmes dans le besoin. Elle fut un court moment déléguée élue à la Commission des Travailleurs qui siégeait au palais du Luxembourg ; et lorsque les Ateliers nationaux furent créés pour donner du travail aux femmes comme aux hommes, elle fut (pour une période plus courte encore) chef de division de l’un d’eux. En mars et en avril 1848, elle collabora par ailleurs avec Eugénie Niboyet à La Voix des femmes, un journal féministe de toute première importance. Lorsque ce journal cessa de paraître, elle en créa elle-même un autre, mais seuls deux numéros de La politique des femmes parurent [10].

Désirée Gay n’occupa sa fonction aux Ateliers nationaux que dix jours à peine. Dans La Voix des femmes du 18 avril, elle expliqua qu’elle avait été destituée parce qu’elle dénonçait l’incompétence des autorités désignées par la Commission du Luxembourg.

“ Dire les obstacles que les déléguées ont rencontrés au-dessus d’elles est impossible ; énumérer les douleurs, les misères qu’elles ont vues chez leurs sœurs est impossible aussi. Elles meurent de faim, cela est positif, l’ouvrage qu’on leur donne dans l’atelier est un leurre ; l’organisation du travail des femmes un despotisme sous un nouveau nom, et la nomination de déléguées de femmes une mystification que les hommes ont faite aux femmes pour se débarrasser d’elles. [11]

Les efforts que déploya Désirée Gay pour soutenir la mise en place d’associations pour les femmes au travail lui apportèrent davantage de satisfaction. Avec Jeanne Deroin, elle fonda l’Association mutuelle des femmes ainsi qu’un nouveau journal, L’Opinion des femmes où elle expliquait avec force que personne n’était mieux placé que les femmes de la classe ouvrière pour décrire et pour dénoncer les roueries des hommes placés à la tête de la République. En août, elle et Deroin obtinrent du Conseil d’Encouragement pour les Associations ouvrières une somme de 12000 francs pour une association de lingères qu’elles avaient formée ; le rapporteur souligna que Gay et Deroin étaient “ pénétrées du principe d’association ”. Pour des raisons peu claires, pourtant, Désirée fit rapidement savoir aux autorités qu’elle n’était pas en “ position de profiter ” de ce subside [12]. Sans se laisser décourager, Jeanne Deroin se consacra quelques années encore à la création d’associations de travailleuses ; Désirée Gay se retira pour sa part de la vie publique à la fin de 1849.

Elle reprit dans les années 1850 son métier de couturière. Elle eut un moment son magasin de nouveautés dans une rue très à la mode, la rue de la Paix. D’anciens amis saint-simoniens l’aidèrent, semble-t-il, à s’établir. Elle fit si bien qu’elle remporta un prix à l’Exposition universelle de Paris, en 1855 [13]. Pendant ce temps son mari, qui depuis longtemps travaillait dans le commerce des livres, se casa comme libraire, éditeur, bibliographe spécialisé dans la littérature galante. Son principal ouvrage parut en 1864 avec un tirage de trois cents exemplaires seulement : c’était une bibliographie d’ouvrages portant sur “ l’amour, les femmes et le mariage ”, ainsi que d’ouvrages “ facétieux, pantagruéliques, scatologiques, satiriques ”. Il éprouvait une véritable dévotion pour Rabelais et pour les matérialistes du XVIIIe siècle mais il ne partageait pas le machisme des libertins d’Ancien Régime. Il rêvait d’un avenir où les hommes seraient les associés, les frères et les amants de leurs femmes, non leurs maîtres [14].

Etant donné la nature des livres qu’il éditait, Jules Gay quitta souvent la France pour échapper aux censeurs. Son permis d’imprimer en France lui fut finalement retiré. Lui et Désirée furent contraints d’émigrer en 1864. Ils s’installèrent d’abord à Bruxelles, puis ils gagnèrent Genève en 1869, puis Turin. Ils revinrent à Bruxelles en 1876. Pendant ces années ils rejoignirent tous deux les rangs de l’Internationale des travailleurs. Présidente de la section des femmes (1866), elle avait sous sa responsabilité une bonne partie de la correspondance officielle. Son intérêt pour l’éducation ne faiblit jamais : elle écrivit en 1868 un “ manuel pour les jeunes mères ” intitulé Education rationnelle de la première enfance et édité par son mari. Les décennies suivants furent difficiles pour elle. Son mari mourut en 1883 et elle perdit dans les années suivantes ses deux garçons ; puis sa santé commença à se dégrader. Mais en 1890, seule et menacée par une cécité totale, elle restait lucide, alerte, curieuse du monde. Et elle n’avait rien oublié.

En 1849, tandis que Désirée Gay était encore occupée par les journaux et les associations, son mari créa son propre journal. Le Communiste n’eut qu’un numéro, avec une profession de foi où il est beaucoup question d’amour et d’économie. Jules Gay notait que le verbe aimer avait quelque chose de confus parce qu’il renvoyait à toutes sortes de sentiments : désir physique, engouement, amitié, amour-propre. Pourtant, quel qu’en fût le sens, l’amour était la plus puissante et la plus fascinante des émotions humaines. Toute représentation de l’amour, au théâtre, dans les romans, dans les mémoires secrets, avait ce pouvoir unique de toucher et d’émouvoir les femmes et les hommes, parce que l’histoire de l’amour est “ l’histoire de nous tous ”. “ Là, poursuivait-il, on retrouve l’un des premiers mobiles de toutes les actions de notre vie, les éléments de notre joie ou de notre désespoir. [15]

Désirée Véret partageait les idées de son mari sur l’importance et la force de l’amour ; c’était en fait l’amour qui faisait que pour elle la vie valait la peine d’être vécue. “ Bien que le communisme soit son idéal, ” précise Michèle Riot-Sarcey, “ il n’est pas sa raison d’être. Depuis les années 1830, l’amour est sa raison de vivre : amour de l’humanité, amour des hommes, amour des enfants libres. [16] ” Mais ce qui est frappant dans sa biographie, telle qu’on peut la reconstituer à partir des sources disponibles, c’est le hiatus entre son témoignage personnel et les archives publiques. D’un côté, la litanie d’engagements sans suite et d’entreprises vouées à l’échec livrée par les archives publiques, manuscrites ou imprimées. De l’autre, sa voix, dont les échos résonnent jusque dans les archives de police. En 1848, par exemple, son mari était présenté comme “ un homme qu’on dit honnête et paisible ” mais par malheur “ sous l’influence active et exaltée de sa femme. ” Elle était pour sa part “ une femme d’une opinion très exaltée, qui s’exprime avec assez de facilité, et avec une énergie d’expression peu commune ” [17].

On peut entendre la voix nue de Désirée Véret dans ses lettres, pas seulement celles qu’elle a adressées à Considerant mais aussi les extraordinaires lettres d’amour au saint-simonien Enfantin, au début des années 1830. Voici ce qu’elle lui écrivit pendant l’été 1832 :

“ Enfantin, le temps est venu de te parler avec franchise, je me suis dégagée peu à peu des liens de la famille ancienne [...] Je puis donc aujourd’hui te parler librement car mes actes suivent de près mes paroles et bientôt le monde me connaîtra comme tu me connaîtras d’abord toi-même [...]. J’ai toujours craint l’amour, parce que je n’avais pas foi en la moralité des hommes [...]. Tes caresses, tes baisers m’ont ranimé, tu m’as rendue au présent, mais tu as causé en moi une véritable anarchie, image vivante de la société [...]. Tous mes sentiments sont épars, divisés, antagonistes même les uns aux autres, il me manque un lien qui les unifie et fasse de moi une femme nouvelle. Ce lien c’est l’amour. Prosper tu as commencé . . . finis ton œuvre, le monde est contre nous, mais il changera [...]. Le cœur de la fille du peuple est encore brut [...]. J’ai conscience de ce que je fais en ce moment. Ce n’est point la passion ni la faiblesse qui me dicte cette lettre mais j’ai foi que j’accomplis un acte religieux. Je te parle avec le sentiment de liberté, de dignité et d’amour que doit avoir la femme vis-à-vis de l’homme qui se dit attendre la parole ” [18].

Dans ces lignes, avec une dignité et une franchise remarquables, Désirée Véret sommait celui qui avait été son guide spirituel de répondre à l’amour qu’il avait éveillé en elle. Et sa façon de s’adresser à lui montre que pour elle l’intime et le politique, ses désirs amoureux et ses combats de femme, ne faisaient qu’un.

Les lettres d’amour adressées par Désirée Véret aux deux extrémités de sa vie de femme - 1832 pour Enfantin, 1890 pour Considerant - laissent au lecteur l’image vive de sa “ vie passionnelle ”, de ses qualités de cœur et d’esprit. Mais elles nous rappellent aussi tout ce qui nous échappe en elle, tout ce que nous ne savons pas d’elle ; on n’a aucun élément, par exemple, sur son mariage avec Jules Gay. On dirait que, tandis qu’il l’adorait, l’amour qu’elle éprouvait pour lui ne fut jamais exclusif.

“ Je commence heureusement cette année, écrivit-elle à Enfantin en janvier 1848, rapprochée des trois hommes qui me sont les plus chers - de vous qui m’avez créée intellectuellement, de Considerant que j’ai aimé longtemps de toute l’ardeur de nom âme, et de mon mari qui m’a tant aimée et qui m’a été si dévoué que je lui passe tous ses défauts par reconnaissance. ” [19]

On ne sait rien, par ailleurs, sur ses relations avec ses fils, excepté qu’ils moururent avant elle. Sur son état d’esprit lorsqu’elle se retira de la vie politique en 1849, sur sa vie professionnelle, sur sa vie et ses plaisirs quotidiens hors du travail, on en est réduit à de simples suppositions. Ce que l’on sait d’elle indique qu’elle était d’une sensibilité extrême, d’une loyauté à toute épreuve, qu’elle avait à la fois un goût très prononcé pour son indépendance et un souci marqué pour le bonheur collectif. Tour à tour saint-simonienne, fouriériste, oweniste, communiste, elle ne perdit jamais sa curiosité pour le monde et les moyens de le rendre meilleur.

Au cours de ces trois dernières décennies, deux historiens français talentueux ont écrit sur Désirée Véret. Dans La nuit des prolétaires, Jacques Rancière a présenté son parcours de militante saint-simonienne et de fouriériste à la lumière d’une réflexion sur les relations souvent problématiques entre travailleurs et penseurs. Le livre de Rancière s’inscrit dans un projet passionnant : détruire les mythes et les stéréotypes qui entourent la figure de l’“ ouvrier ” dans les écrits des socialistes du XIXe siècle et des historiens du mouvement ouvrier au siècle suivant. En conclusion, il évoque les relations entre Désirée Véret et Considerant. Si ces relations intéressent tant Rancière, c’est aussi parce qu’elles expriment la distance sociale et culturelle qui séparait l’apôtre du fouriérisme, ancien élève de l’Ecole polytechnique, et la couturière autodidacte. Toutes les conditions étaient réunies, écrit-il, pour qu’un malentendu s’élève entre eux. Sur le long terme, le fouriérisme de Considerant n’eut pas plus de prise sur elle que le saint-simonisme d’Enfantin. Pourtant, ces deux penseurs socialistes lui rendirent un service qu’elle n’oublia jamais : ils lui ouvrirent la perspective d’une autre vie [20].

Michèle Riot-Sarcey propose une autre approche de la vie de Désirée Véret dans sa passionnante triple biographie, La Démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848. Le principal objectif de Michèle Riot-Sarcey est de donner une voix, et une histoire, à un trio de femmes qui ont revendiqué, au milieu du XIXe siècle, une place pour les femmes dans le mouvement de démocratisation et de républicanisation de la politique. Chacune a été mêlée au saint-simonisme mais cette aventure les a étouffées. Dans une perspective historique, elles ont été considérées comme de vulgaires femelles saint-simoniennes, comme des agitatrices “ bizarres ” et marginales en 1848 : “ Leur aspiration à la liberté a été, en quelque sorte, dissoute dans les idées saint-simoniennes ” ; et elles n’ont pas trouvé place dans l’histoire : “ elles émergent du passé comme des cas isolés, des filles exaltées, tout au plus des femmes hors du commun : exceptionnelles en regard des femmes du peuple enfermées dans la quête du pain quotidien. [21] ” Le projet de Michèle Riot-Sarcey, c’est de rendre la vie à Désirée Gay, c’est de réclamer, pour elle comme pour ses amies Jeanne Deroin et Eugénie Niboyet, une place dans l’histoire des combats en faveur d’une société véritablement démocratique.

Ainsi Riot-Sarcey et Rancière cherchent-ils tous les deux à dégager Désirée Gay, et d’autres avec elle, de l’emprise de catégorisations étroites et d’interprétations réductrices. Tous deux soulèvent en outre des questions importantes sur le bien fondé d’approches classiques pour faire l’histoire des courants et des mouvements dont elle a été partie prenante. Rancière critique certains des fondements de l’histoire traditionnelle du mouvement ouvrier. Il conteste notamment l’idée selon laquelle une conscience ouvrière parvenue à maturité irait de pair avec une valorisation du travail. Il considère à l’inverse que même une travailleuse telle que Désirée Gay, fière de son statut de “ prolétaire ”, pouvait avoir le désir d’explorer des chemins qui lui permettraient de fuir le monde du travail. A partir des trois vies de femmes qu’elle étudie, Riot-Sarcey s’interroge pour sa part sur le cadre narratif qui étouffe traditionnellement l’histoire politique du XIXe siècle. De cette histoire, présentée comme celle de la conquête d’institutions représentatives et d’un suffrage universel (masculin), les femmes sont tout simplement exclues, et leurs combats considérés comme vides de sens.

La pertinence des systèmes de narration traditionnels pour raconter l’histoire de Désirée Gay est remise en cause dans les deux livres, dont l’un et l’autre proposent de comprendre sa vie selon un schéma narratif particulier. Elle a été d’après Riot-Sarcey une figure centrale dans la mise à l’épreuve par les femmes du mouvement démocratique dominé au milieu du XIXe siècle par les hommes. Dans le livre de Rancière elle est présentée au soir des batailles perdues et des rêves brisés des années 1830, tenace dans son attachement aux espoirs utopistes de sa jeunesse. C’est ainsi que chacun des deux livres offre une image très vive de Désirée Gay et fournit des arguments de poids sur son rôle dans une facette de l’histoire du XIXe siècle. Voilà peut-être tout ce qu’est capable d’offrir l’histoire d’une vie : une image (ou une suite d’images) et une interprétation. Mais en lisant ses lettres, on ne manque pas de se rendre compte de la maigreur de nos connaissances sur cette femme.

Les lacunes dans l’information tiennent en partie à un problème de sources. La plupart des gens “ ordinaires ” ne nous sont connus que par des traces laissées dans les archives publiques (archives du crime et de la violence, en règle générale). Or le cas de la couturière Désirée Gay est différent : on ne la connaît pas pour des activités criminelles, mais parce qu’elle s’est engagée dans des groupes et des mouvements qui se sont consacrés à changer le monde. Nos principales sources sont les archives de ces mouvements. Les informations qu’ils livrent sont forcément dispersées et fragmentaires. Elles ne nous autorisent que des coups d’œil furtifs sur cette vie passionnelle qu’elle mena si intensément. Même si certains de ces coups d’œil révèlent des bribes d’existence, ils ne font pas dans leur ensemble un récit cohérent.

Ce qui nous reste, donc, c’est l’image d’une vieille dame de quatre-vingts ans, veuve, assise toute seule dans son petit appartement de Bruxelles, faisant remonter du fond de son passé le souvenir d’un vieil ami, rêvant toujours ses rêves d’utopie. On ne sait pas vraiment comment elle arriva là, ni ce qui la fit devenir la femme qu’elle fut au bout du compte. On sait fort peu de choses sur la formation de ses qualités d’esprit et de cœur, si frappantes lorsqu’on lit sa correspondance. Mais elle parle dans ses lettres d’une voix claire, assurée, inoubliable.